Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l'Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marchés s'ouvrant au commerce et les esprits s'ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d'un grand Sénat souverain qui sera à l'Europe ce que le parlement est à l'Angleterre, ce que la diète est à l'Allemagne, ce que l'Assemblée législative est à la France ! Un jour viendra où l'on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd'hui un instrument de torture, en s'étonnant que cela ait pu être !
Ainsi s’exprimait Victor Hugo le 21 août 1849 au Congrès de la Paix. N’était-il pas un utopiste comme peuvent l’être les poètes ? Quelques années plus tard, en 1867, il poursuit :
Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l'empêchera pas d'être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l'humanité. Elle aura la gravité douce d'une aînée. Elle s'étonnera de la gloire des projectiles coniques, et elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d'armée et un boucher ; la pourpre de l'un ne lui semblera pas très distincte du rouge de l'autre. Une bataille entre Italiens et Allemands, entre anglais et Russes, entre Prussiens et français, lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. Elle considérera le gaspillage du sang humain comme inutile. Elle n'éprouvera que médiocrement l'admiration d'un gros chiffre d'hommes tués. Le haussement d'épaules que nous avons devant l'inquisition, elle l'aura devant la guerre. (....)
Cette nation aura pour capitale Paris et ne s'appellera point la France ; elle s'appellera l'Europe.
Elle s'appellera l'Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, elle s'appellera l'Humanité
L'Humanité, nation définitive, est dès à présent entrevue par les penseurs, ces contemplateurs des pénombres ; mais ce à quoi assiste le dix-neuvième siècle, c'est à la formation de l'Europe.
Ses propos donnent à réfléchir quand on mesure aujourd’hui le chemin encore à parcourir pour que cette Europe humaine et fraternelle devienne réalité, quand les politiques jouent du référendum comme avec le feu, sans autre souci que de préserver le monde des affaires et la régulation de l’économie.
Les Anglais ont voté pour le Brexit. Quelle déception sera la leur quand ils verront leurs gouvernants détourner ce résultat pour continuer à mener des échanges commerciaux au détriment de classes populaires qui ont cédé aux sirènes du populisme raciste et xénophobe ! Ils n’ont fait qu’ouvrir encore plus la boîte de Pandore des nationalismes, des replis identitaires, des extrémismes brutaux, de la pensée unique contre l’intelligence de la réflexion et l’humanisme du partage et de l’échange.
Victor Hugo portait haut ses convictions. Malgré les inquiétudes d’aujourd’hui, il nous reste à prolonger cet espoir et préparer un avenir débarrassé de la tyrannie des obscurs. Il nous faut comme Romain Rolland dans des temps que l’actualité rend plus proches qu’il n’y paraît, savoir être « au-dessus de la mêlée » :
Notre civilisation est-elle donc si solide que vous ne craigniez pas d’ébranler ses piliers ? Est-ce que vous ne voyez pas que si une seule colonne est ruinée, tout s’écroule sur vous ? Était-il impossible d’arriver, entre vous, sinon à vous aimer, du moins à supporter, chacun, les grandes vertus et les grands vices de l’autre ? Et n’auriez-vous pas dû vous appliquer à résoudre dans un esprit de paix (vous ne l’avez même pas, sincèrement, tenté), les questions qui vous divisaient, - celle des peuples annexés contre leur volonté -, et la répartition équitable entre vous du travail fécond et des richesses du monde ? Faut-il que le plus fort rêve perpétuellement de faire peser sur les autres son ombre orgueilleuse, et que les autres perpétuellement s’unissent pour l’abattre ? À ce jeu puéril et sanglant, où les partenaires changent de place tous les siècles, n’y aura-t-il jamais de fin, jusqu’à l’épuisement total de l’humanité ?
[…]On entend, une fois de plus, le refrain séculaire : « Fatalité de la guerre, plus forte que toute volonté », - le vieux refrain des troupeaux, qui font de leur faiblesse un dieu, et qui l’adorent. Les hommes ont inventé le destin, afin de lui attribuer les désordres de l’univers, qu’ils ont pour devoir de gouverner. Point de fatalité ! La fatalité, c’est ce que nous voulons. Et c’est aussi, plus souvent, ce que nous ne voulons pas assez. Qu’en ce moment, chacun de nous fasse son mea culpa !
Extrait : Romain Rolland, Au-dessus de la mêlée, article du 15 septembre 1914, Journal de Genève, repris dans Au-dessus de la mêlée (édition en volume novembre 1915), réédition Petite Bibliothèque Payot, 2013