Qu’est-ce aujourd’hui qu’être cultivé ? Je suis dans l’ambivalence quand d’une part on me dit – avec suffisamment d’ironie pour que je ne puisse m’en vanter – que je sais plein de choses et que, d’autre part je mesure l’inanité de mes connaissances dans bien des domaines. Suffit-il d’accumuler les réponses, façon Jeu des 1000 euros ou Questions pour un champion pour être cultivé ? Certes non. C’est là, si respectable soit-elle, de la culture de dictionnaire, du questions-réponses qui peut rendre les ânes savants, mais qui ne participe pas du jeu réflexif de la pensée. Je me souviens, dans mon enfance, avoir été très fier de pouvoir aligner les noms et dates de règne de presque tous les rois de France. Il m’aura fallu lire Braudel, Favier, Le Goff, Le Roy Ladurie et quelques autres pour oublier ma vanité et plonger dans les arcanes autrement plus subtils de l’histoire.
Léonard de Vinci, Michel-Ange, Montaigne pouvaient prétendre à une culture totale. De solides connaissances des classiques grecs et latins, l’accès à une bibliothèque de références, la fréquentation amicale et épistolaire des autres grands esprits de leur temps, quelques voyages dans les grands lieux de l’art et de la pensée suffisaient à donner à une personne l’envergure de l’universel connu et les moyens de poser quelques hypothèses audacieuses quant au statut de l’humain et des conditions de son existence.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Se cultiver ne passe plus du tout par les mêmes canaux et surtout par la même dynamique. Le monde ne se dévoile plus lentement, il est connu jusque dans ses moindres recoins, les voyages sont touristiques et superficiels au lieu d’être formateurs. On n’écrit plus sauf des courriels pratiques et de courts textos, le grec et le latin ne s’enseignent plus.
L’écrit des livres et de la presse cède sa place à Internet et au défilé permanent des informations. L’image l’emporte sur le mot. En France est considéré comme gros lecteur, celle ou celui qui lit plus de 20 livres par an, le plus grand nombre en lit moins de 5. Mais combien d’heures devant l’écran de la télé ou de l’ordinateur ?
Certains posent la question des menaces pour l’intelligence. Je préfère à cela m’interroger quant à la modification de l’intelligence. Nos enfants, plus encore les générations suivantes penseront-ils comme nous ? Construiront-ils leur culture – car il y en aura toujours une ! – sur des fondements classiques ou ne sera-t-elle qu’une boîte à outils à configuration variable et dans tous les cas, plus pratique, plus sélective, dans un monde en évolution permanente et rapide ?
Grâce au numérique, le bagage culturel est aujourd’hui portatif. Il suffit d’interroger son smartphone pour avoir réponse à toute interrogation. Les temps de réflexion, « l’ennui constructif » ne sont plus de mise et, à l’instar des médias, tout notre espace intellectuel doit être occupé sans rien en laisser de disponible pour soi. Cela commence dès l’enfance.
Et moi de rêver aux « cafés philo » dès l’école maternelle quand mes jeunes élèves viennent dialoguer avec moi sur la probabilité de ma mort qu’annoncent mes cheveux blancs, sur la nécessité d’avoir une maman et un papa et sur la grave question de savoir si je suis le père de mon fils ou de mon petit-fils.
Alors que j’écris cela, une amie journaliste et écrivain me renvoie au film de Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier, Ce n’est qu’un début. Illustration vivante de cette place de la philo à l’école, de l’espace donné à la parole, à la confrontation des idées, à la mesure de chacun face aux autres. C’est cette interrogation de soi-même et des autres dès la petite enfance qui fonde l’intelligence et la culture, peu importe les outils par ailleurs pour acquérir les connaissances. L’ennemi c’est la passivité qui conduit aux idées toutes faites et au rien.
L’important n’est pas de tout savoir, de tout appréhender, mais d’être ouvert au monde, à autrui, à la différence. L’important c’est la disponibilité de la langue.
C'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal
Hannah Arendt
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