40 ans ! Depuis 40 j’exerce le métier d'instituteur que je quitte aujourd’hui. Enfin ! Oui enfin, car si je n’ai pas à renier ces décennies en compagnie des enfants, voilà des années que les conditions d’exercice de ce métier me déçoivent et je sais que je n’ai plus rien à en attendre.
Nul besoin de faire du passéisme ou de la nostalgie. Mais qu’en est-il de ce « beau métier » dont on a valorisé le statut, auquel on a enlevé bien des ressources humaines et matérielles, dont on a déqualifié la formation professionnelle, initiale et continue ?
À tous les échelons aujourd’hui, on laisse les personnels faire « barrage contre le Pacifique ». Ce sont les enseignants sur le terrain, masse de manœuvre qui doit faire face aux évolutions de la population scolaire sans aide renouvelée, sans apport d’une véritable réflexion. Enseignants qui n’ont plus de statut ni de reconnaissance sociaux. Cinquième roue du carrosse dans un système explosé où des réformes pondues d’en haut sont les substituts Kleenex d’un véritable projet éducatif. Système qui laisse les enseignants être exposés aux reproches et au mécontentement d’une opinion parentale qui va piocher des réponses, évidemment partiales, à ses interrogations, sur Internet au lieu de réclamer un vrai dialogue avec l’école. Je renvoie là à un article précédent sur le même sujet.
Ce sont les responsables d’école pour qui la direction n’est qu’une augmentation continue du travail administratif, mais dont les qualités d’animation d’équipe, d’organisation pédagogique ne sont jamais recherchées en priorité. Rouage administratif, courroie de transmission, ils dirigent pour beaucoup d’entre eux, au fil des contradictions administratives, prisonniers de leur hiérarchie et des contraintes sociétales infligées par la situation économique des communes où ils exercent et des familles devenues incapables de reconnaître la place de l’école dans l’existence de leurs enfants.
Ce sont les inspectrices et inspecteurs de circonscription, premier niveau hiérarchique, conduits à n’être que les vigiles de l’institution, les paratonnerres d’une éventuelle colère de la base. Rôle qu’ils remplissent parfaitement, à leur insu ou pas. Il suffit de mesurer le stress provoqué par leurs visites inspectoriales dans une école pour voir des adultes qui doivent assumer quotidiennement la charge d’une trentaine de petits enfants et toutes les responsabilités qui vont avec, développer une angoisse latente à l’idée de ne pas obtenir la bonne note d’inspection qui leur permettra d’accéder à l’échelon supérieur et à l’augmentation de salaire qui va avec.
Ne doutons pas de la sincérité d’un grand nombre d’IDEN, femmes et hommes épris de savoir pédagogique, sans doute désireux de faire passer ce savoir. Mais, à l’instar des directrices et directeurs d’école, ils n’ont plus les moyens de cette ambition. Ils sont devenus les régulateurs d’un système éducatif qui ne repose plus sur un projet concerté et volontaire, mais n’existe qu’avec des moyens réduits à l’extrême. Comme le sont les relations humaines lorsque les maigres éléments de formation continue subsistants consistent à un parcours à distance par ordinateur interposé. Les nouvelles technologies ont bon dos ! On les met en avant pour suppléer à l’absence de formateurs après avoir laissé, durant des années, les enseignants apprendre l’outil informatique, au gré de stages, le plus souvent au gré de filières personnelles et surtout après qu’ils aient dû s’équiper par leurs propres moyens.
Emblématique également des réformes sans perspectives et ne reposant que sur une lubie pédagogique qu’un ministre veut voir attacher à son nom : la modification des rythmes scolaires.
Contrairement au dessein qui l’a conduite, elle ne parvient qu’à instaurer le désordre dans les esprits et dans l’organisation de la vie pédagogique. Initiée à partir d’une réflexion nécessaire sur le rythme de vie des enfants, elle aboutit à une application confuse qui mécontente l’ensemble des parties concernées.
Là, comme ailleurs, les responsables de l’Éducation nationale n’ont fait qu’afficher une volonté de réforme sans avoir les moyens de la développer de façon réfléchie et volontaire. Et l’on ne peut que les soupçonner ainsi de s’être avancé masqués et de mettre en vitrine une réforme quand ils ont d’autres objectifs en arrière de cela. Celui de la déterritorialisation de l'école, voire de sa privatisation partielle pour certains politiques.
Comment, dans cette situation, se sentir pleinement à sa place dans ce métier ?
Je n’ai, après ces 40 années d’exercice, aucunement le sentiment d’avoir été un instit exemplaire. Peu s’en faut ! S’il n’était la présence valorisante des enfants, l’intérêt de les voir acquérir de la maturité et de l’autonomie, le souci de mettre en perspective leur existence pour la part qui me concernait, j’ai perdu presque toute motivation pour ce métier. Le maintien d’une conscience professionnelle, la rencontre de collègues compétentes et amicales, la possibilité d’activités créatrices à l’extérieur de ma profession, activités dont j’ai pu introduire des éléments dans la vie pédagogique des classes, m’ont mené à la fin ce parcours.
Je sais que je quitterai l’enseignement sans jamais avoir été l’instituteur que j’aurais voulu être. Je sais que j’en suis le premier responsable, que je n’ai jamais pris le bon rythme, que l’écriture m’a conduit ailleurs que vers l’école même si elle m’y a souvent ramené pour le bien des enfants.
Pour autant je pars de l’enseignement sans regret pour moi-même et seulement inquiet de l’avenir auquel seront soumis celles et ceux qui choisissent de l’exercer encore.