À considérer l’actualité, on en vient à se demander si la mémoire a un sens. Mémoire de ce que furent les dictatures du XXe siècle, de la Seconde Guerre mondiale et de ce qu’elle entraîna de drames et de destructions. Depuis 1945, des régimes autoritaires se succèdent dans le monde entier sous l’égide d’un personnage ou d’un parti. Encore aujourd’hui, l’inhumanité la plus barbare impose sa force à des peuples sans défense au nom de l’idéologie et des intérêts matériels.
On voudrait opposer le devoir de mémoire à cette situation, on voudrait croire au poids de la parole, de l’écriture pour dénoncer et dire non. C’est l’occasion ici de mettre le projecteur sur trois livres de cette rentrée littéraire.
Le plus médiatique est Charlotte de David Foenkinos qui retrace avec délicatesse et émotion l’itinéraire de Charlotte Salomon, peintre méconnue, disparue à vingt-six ans dans les fours d’Auschwitz. Reconstruction biographique entre réalité et fiction, c’est un long chant dont la forme prend le rythme d’une respiration qui évite tout romantisme.
Le deuxième, c’est le récit de Bruno Doucey qui, avec Si tu parles, Marianne, donne la parole à Marianne Cohn, jeune fille allemande, résistante en Haute-Savoie, tombée sous les coups de l’occupant allemand et connue pour un seul poème qui reste emblématique de son énergie et de son engagement. On trouve un article que j’ai consacré à ce livre dans La Pierre et le Sel.
Voilà deux parcours traversés de passerelles communes que sont l’âge, les origines géographiques et culturelles, l’exil, la fin dramatique, parcours que David Foenkinos et Bruno Doucey s’attachent à ressusciter, à actualiser quand l’excès d’informations conduit à amoindrir la mémoire, à négliger les relents de certains discours actuels et à relativiser les dangers d’une montée en puissance politique dont on peut lire la parallèle dans l’histoire avec son cortège de désinformations, de rumeurs et d’intoxications racistes.
Si les livres de David Foenkinos et Bruno Doucey sont importants, c’est parce qu’ils sont des pierres sur un chemin de résistance à cette situation, c’est parce qu’ils rappellent à quelles extrémités inacceptables conduisent le refus de la différence et la dictature des corps et des esprits, à rebours de l’intelligence et du dialogue enrichissant.
Trois livres écrivais-je. Le troisième est le premier roman de Frederika Amalia Finkelstein, L’oubli. Avec ce roman, le problème de la mémoire est posé autrement. La jeune Alma, en laquelle on ne peut s’empêcher de reconnaître l’auteur, réclame un droit à l’oubli. Là où les générations antérieures s’attachent encore à donner vie à ceux qui furent victimes de la barbarie, Frederika Amalia Finkelstein oppose le travail du temps.
« Plus nous lions les événements, plus nous perdons l’innocence. L’innocence permet de vivre dans une certaine paix avec le monde – j’avais dit que pour moi le monde est l’autre nom du temps. Je ne suis pas en paix avec le monde. Et ce n’est pas faute d’en avoir le désir : je désire être en paix avec vous tous. Il se peut que j’y parvienne un jour. Il se peut que je n’y parvienne pas.
[…]
J’ai trouvé une méthode pour vivre en paix : l’oubli. Mon seul problème étant que mon désir d’oublier ne s’exauce pas. C’est la raison pour laquelle je m’enivre. C’est la raison pour laquelle je m’abandonne aux écrans. C’est la raison pour laquelle j’aime le sport, les courses et les nuits blanches – aussi ingrates et mauvaises puissent-elles me paraître quand je suis en train de les subir. ».
extraits p.86-87
Non pas que Frederika Amalia Finkelstein puisse oublier, mais elle sature de cette mémoire et démontre en quoi une société d’écrans abolit le temps, relativise l’impact des faits et transforme en mythe un Hitler au même titre qu’un Michael Jackson. « Le livre de Frederika Amalia Finkelstein est une réflexion sur la mémoire. Jadis il fallait voir un film, la télé ou consulter les archives d’une vidéothèque pour faire ressurgir le passé. À présent, hier et avant-hier sont consultables 24 h sur 24 h dans notre propre chambre, d’un seul clic. On peut revoir bouger Hitler comme John Lennon. On peut voir tout le temps les corps enchevêtrés des martyrs juifs du nazisme. Tout est à la fois enseveli et si perceptible. » écrit Bernard Morlino dans la République {du livre numérique}.
Les médias d’aujourd’hui conduisent à la désinformation. Mais au-delà de cette jeunesse qui se gave de Daft Punk et de Pepsi, J.M.G. Le Clezio reconnaît dans ce livre « un cri, un appel au secours, à la reconnaissance et à la mémoire. » Le roman de Frederika Amalia Finkelstein est tout aussi important que ceux de David Foenkinos et Bruno Doucey ou que le récit Les inoubliables de Jean-Marc Parisis que je ne fais que citer pour ne pas l’avoir lu. Il dit, en regard des autres, à quelle vitesse se dégrade une mémoire pénible, parfois accablante de gravité pour ceux qui n’ont pas vécu les faits évoqués, éloignés – en apparence – d’un quotidien aux aspirations dispersées, matérielles et sans distances.
« Oublier c’est commencer à vivre
Perdre la mémoire pourrait être un début de solution. Mais ce que j’ignore c’est si je peux décider de la perdre, ou si cela ne relève aucunement de ma volonté. Le devoir de mémoire existe. J’aimerais que le devoir d’oubli existe également. Lorsque je suis tombée à la bibliothèque sur un livre portant le titre La Shoah, l’impossible oubli, j’ai eu un moment de désespoir. Je me souviens que je suis rentrée chez moi et que je me suis étourdie jusqu’au soir sur mon ordinateur. Alors je me suis sentie mieux. Débordante de possibilités : de vie et d’avenir. »
extrait p.87
Mais cesser d’évoquer cette mémoire, c’est laisser place à des fascismes latents, c’est faire céder les mots face aux images réductrices, c’est renoncer aux engagements qu’une paix politique et sociale illusoire semble rendre inutiles. « L’écriture a son mot à dire sur la réalité, c’est même la principale difficulté du livre : être fidèle aux faits tout en effectuant un travail qui ne soit pas simplement de l’ordre du “rapport”. » écrit Jean-Marc Parisis.
Bibliographie
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David Foenkinos, Charlotte, © Collection Blanche, Gallimard, 2014
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Bruno Doucey, Si tu parles, Marianne, © Élytis, 2014
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Frederika Amalia Finkelstein, L’oubli, © Gallimard | L’Arpenteur, 2014
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Jean-Marc Parisis, Les inoubliables, © Flammarion, 2014
Internet
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La Pierre et le Sel : Bruno Doucey | Si tu parles, Marianne
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La république {du livre numérique} : un article de Bernard Morlino à propos de L’oubli
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Wikipédia | Charlotte Salomon
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