Ma mère avait 17 ans à la libération de Paris et c’est la seule occasion de sa vie où elle participa à une manifestation populaire. Je l’ai toujours entendue raconter combien elle avait un souvenir fort de l’enthousiasme de la foule, de sa peur quand des individus tirèrent dessus avant d’être éliminés.
Hier, en participant à la marche parisienne, je me disais : « J’y suis ! », façon de se sentir partie prenante d’une émotion collective. Ce n’est pas ma première manif, loin de là. C’est bien connu, les enseignants ne sont pas les derniers à manifester et avec mes collègues, j’ai souvent battu le pavé parisien pour de bonnes raisons qui souvent n’ont abouti à rien.
Hier la foule immense soulevait une belle espérance. Les gens patientaient, riaient, plaisantaient, applaudissaient la police, chantaient la Marseillaise et criaient « Je suis Charlie », pour la plupart sans l’avoir lu, ou presque, comme moi. Mais ils y étaient, j’y étais, et peu importe de n’avoir pu avancer, peu importe que les politiques se soient isolés. Ils y étaient aussi et les cris de cette foule disaient à ceux d’entre eux qui emprisonnent et bâillonnent la presse dans leur pays que, quelque part, ailleurs, il y a une belle espérance.
Espérance ? « J’y crois parce que j’espère », disait Léon Blum. Mais que sera demain ? Je me refuse à rêver. Non pas par pessimisme, mais par raison. Celle qui me dit que rien n’est jamais gagné, qu’il ne faut jamais rien lâcher. Celle qui me dit que la grande machine à laver médiatique aura bientôt fini sa lessive de ces événements et passera à autre chose quand elle n’aura plus rien pour nous laver l’esprit. Celle qui me dit qu’il ne suffit pas d’exprimer de belles paroles et de bons sentiments, mais qui me fait penser à tous mes collègues enseignants confrontés aux manques de moyens et plus encore à l’abandon des politiques. Celle qui me fait penser à Stéphane Hessel et son « Indignez-vous ! ». Je veux croire parce que je l’espère, que nous irons plus loin que la place de la Nation, que nous construirons les armes culturelles, légales, républicaines et laïques, efficaces contre les balles de l’aveuglement et de l’absurde. Je veux penser avec mes amis des éditions Bruno Doucey aux morts de Charlie, de Montrouge et de la porte de Vincennes et leur dire comme eux :
« Un peu de nous vient de mourir avec vous ;
mais ce qui reste vif portera votre lumière
bien au-delà de l’horizon. »
Et pour terminer ce poème de Tahar Djaout qui, en 1993, tomba parmi les premiers sous les balles des islamistes en Algérie.
ferrures
les barrières supplantent les frondaisons,
aucune parole respirable,
le rire ne voyage plus.
Séparées du corps étrillé
les mains qui trament les caresses.
je circule dans le mutisme,
en ses épines arborées.
la nuit biffe le désir,
déporte les lumières téméraires.
il y a une vigie omnisciente
-- un soldat gérant de cadavres --
pourchassant rumeurs d’oiseaux,
endiguant l’aplomb de l’été,
mesurant le flux des voix,
barricadant les rivages,
inaugurant sur la place
une gymnastique de lassos.
mais l’homme que les chaînes achèvent
le désir de chant le recommence,
l’été du rire
le redresse sur son enfance.
Le pays bat ses flancs
pour chasser les mouches nécrophages.
In Perennes, © Europe-poésie/Le Temps des cerises, 1996, p.56
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