Plus il va, moins on a besoin de livres ; à mesure qu’on vieillit, le spectacle des hommes apparaît aussi passionnant que le numéro des puces savantes.
Qui ne les a vues, à la foire du Trône, monter sur un vélocipède, enterrer une amie d’enfance, tremper un mouchoir de leurs larmes, tirer le canon, conduire le corbillard, décorer un poète célèbre et se livrer à la médisance avec une affreuse volupté ?
Ainsi les hommes. Plus on vieillit, plus on les trouve zoologiques.
In Un abécédaire, © Julliard, 2014, p.97 (« Chronique des hannetons », La Montagne, 27 août 1957)
Travaillant au projet de ce blog, une des références à laquelle j’ai puisé est Alexandre Vialatte. Il faut savoir puiser aux meilleures sources. Celle qui vient des hauteurs du Puy de Dôme a le mérite encore aujourd’hui de nous laver la cervelle d’une eau claire et pétillante. « Auteur notoirement méconnu » ainsi qu’il le disait de lui-même, il mérite bien plus que cela et l’abécédaire que vient de composer Alain Allemand chez Julliard ne peut que contribuer à réparer cette méconnaissance.
Moraliste sans être jamais moralisateur, gardien des mots contre les idées reçues, ironique sans jamais être agressif, frondeur avec élégance, déboulonneur de statues et portraitiste enjoué de ses semblables, Vialatte a donné des lettres d’une noblesse sans pédanterie à l’art de la chronique.
Céline, à l’horizon de la littérature, laisse de hauts châteaux d’ordures qui se détachent sur un ciel d’orage et qui attireront encore longtemps le regard. Ses paysages plus grands que nature se mirent dans un fleuve d’immondices.
C’est un géant qui promène ses rêves dans un égout. Il n’est, je crois, pas un de ses livres, où, à un moment ou à l’autre, ledit égout ne déborde et n’engloutisse le monde. À moins qu’une vieille dame méritante, armée d’un jonc flexible et d’un pot d’eau bouillante, ne débouche le trou d’écoulement par un barattage minutieux, avec une technique remarquable dont il fait un éloge très vif.
Le style, c’est l’exagération. Nul n’exagérera plus que Céline. Il a bâti des Parthénons en crotte de chien. La matière est étrange, les monuments grandioses. Ils seraient plus nobles en marbre blanc ; mais ceux qui taillent le marbre blanc n’ont pas la carrure qu’il faudrait pour faire des monuments aussi grands que ceux de Céline.
In Un abécédaire, © Julliard, 2014, p.32 (« Camille et les grands hommes »)
L’abécédaire puise à toutes les facettes de son écriture : les chroniques et particulièrement celles qu’il envoya chaque semaine durant vingt ans jusqu’à son décès en 1971, mais également ses romans, ses nouvelles, sa correspondance abondante et toutes les contributions journalistiques qu’il produisit, parfois sous des noms d’emprunt. Il met en exergue l’humour inventif et décalé de Vialatte, son érudition sans fin, un univers unique dans un monde des lettres parfois si formaté.
Il reste pour moi, un incontournable de la littérature, un maître de l’intelligence, un exemple d’humanité.
Le singe parle donc. D’ailleurs on le savait.
Depuis l’histoire du perroquet : « C’est moi qui ressemble le plus à l’homme. », expliquait-il. « Et moi ? Dit le singe. J’ai des mains, je me gratte les puces, j’ai l’air du vieux M. Rockfeller ; j’expose à Londres et à New York. Les critiques me trouvent du génie, mes toiles abstraites se vendent 75 000 dollars, on a fait de moi le chef de l’école instinctiviste.
Que voulez-vous de plus ?
– Mon pauvre ami, dit le perroquet, qu’est-ce que tout cela ? Moi, je parle !…
– Et moi alors, dit le singe, que fais-je depuis une heure ? »
Le singe avait cent fois raison. Il parle depuis La Fontaine.
Il y a une vérité de l’art et une vérité de la nature.
La nature est en retard sur l’art.
In Un abécédaire, © Julliard, 2014, p.213 (« Chronique du sens des fleuves », La Montagne, 22 avril 1958)
Alexandre Vialatte fut un grand traducteur et en premier lieu de Kafka qu’il permit de faire connaître en France. Je termine mon propos avec ce qu’il écrit de ce dernier où l’on voudra bien retrouver en écho une allusion à lui-même.
C’est l’histoire d’une âme au pays de Dieu, aux portes de la grâce où, semble-t-il (car le roman, posthume, reste inachevé), elle n’arrivera jamais à pénétrer malgré l’effort épuisant d’une existence.
La langue, admirable de clarté et de maîtrise, procure des satisfactions totales. Elle porte dans les branches de ses phrases tout l’humour et tout le malaise d’une âme humaine comme des fruits superbes au goût déconcertant. Notre génération aime ces sortes de groseilles à saveur double qui agacent et satisfont le palais.
In Un abécédaire, © Julliard, 2014, p.120 (« Le Château », La Revue rhénane, mars 1927)
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