À l'heure où le poète saoudien Ashraf Fayadh est sous la menace d'une condamnation à mort pour apostasie, on peut se demander comme le fait Mah Chong-gi, À quoi sert un poète ? Il peut sembler paradoxal que des pouvoirs absolus et brutaux se sentent menacés par des écrivains dont l'art n'occupe qu'une part intime du marché littéraire et dont l'audience semble souvent ne se circonscrire qu'à des cercles limités d'amateurs. Alors quel danger représentent-ils ces poètes ? Diffuseraient-ils des menaces sous-jacentes de rébellion ? Seraient-ils tous comme le voulait André Laude d'irrémédiables dissidents ? Si, comme l'écrit Jean-Pierre Siméon dans son essai, La poésie sauvera le monde : « Toute lecture, toute écoute d’un poème parce qu’ils prouvent dans l’instant qu’une autre langue et donc d’autres représentations du monde sont possibles, sont l’occasion probable d’un réveil de la conscience, une objection en acte aux consensus délétères. », on comprend quel degré d'insoumission représente la parole du poète et à quel danger de résistance et d'insurrection, elle peut conduire dans des esprits à vue unique.
Au regard de l'histoire, jusqu'à des dates récentes, et dans des pays de tous horizons, des poètes ont trouvé la mort parce que leur action et leurs écrits dérangeaient des pouvoirs en place. Pour s'en tenir au XXe siècle et au début de celui-ci, et sans vouloir être exhaustif, voici quelques exemples. Les persécutions nazies ont conduit à la mort de Robert Desnos, de Benjamin Fondane, d'Itzhak Katzenelson en déportation, de Max Jacob à Drancy, de Louis Mandin qui périt sous les coups d'un prisonnier polonais au service des bourreaux, de Marianne Cohn massacrée au bord d'une route, du hongrois Miklós Radnóti fusillé par les SS. Dans la Russie soviétique des années vingt, Goumilev, Blok, Khlebnikov sont éliminés, Essenine et Maïakovski poussés au suicide. L'Espagne franquiste laisse mourir Miguel Hernandez dans le camp d'Alicante et abat Federico Garcia-Lorca. Nazim Hikmet s'éteint en exil après avoir passé des années en prison. Jean Sénac est retrouvé poignardé dans sa cave vigie en 1973. Vingt ans plus tard Tahar Djaout est abattu, victime parmi d'autres d'une longue liste d'intellectuels algériens que les islamistes veulent faire taire. En Iran les dictatures se ressemblent à des décennies de distance quand celle des Pahlavi exécute Farrokhi Yazdi en 1939 et celle des mollahs pend Hashel Shaabani en 2014. En Pologne, en 1993, le jeune poète Grzegorz Przemyk est interpellé par la police communiste et meurt à l'hôpital suite à de multiples contusions. Sa mère Barbara Sadowska, elle-même écrivain, décède trois ans plus tard sans jamais s'être remise. Au Mexique, c'est la collusion du pouvoir et des trafiquants qui provoque en 2011 la mutilation et l'assassinat de Susanna Chavez. En Arabie saoudite les condamnations ne sont pas nouvelles. Sadiq Mallalah paya ses écrits de sa vie en 1993, et si Ashraf Fayadh est menacé d'exécution aujourd'hui, il n'est pas le seul. D'autres croupissent en prison pour des années quand ne s'y ajoutent pas les coups de fouet.
On pourrait ajouter des noms à cette énumération déjà trop longue. On ne s'étonnera pas de constater que ces poètes ont toujours concilié leur écriture avec un activisme militant, un engagement politique. Prétexte quand c'est nécessaire aux tyrans pour les faire taire. On ne peut oublier par ailleurs, celles et ceux qui sont morts pour des raisons similaires dans des temps plus reculés, celles et ceux qui ont connu et connaissent encore l'exil, la menace, la fuite.
Quand les princes, les prêtres, les généraux, les croyants ou les idéologues s'érigent en maîtres-penseurs, ils ne peuvent supporter la liberté dissidente de la parole poétique. Ils croient la faire taire en réduisant ses auteurs au silence, ils oublient qu'elle a des échos qui dépassent amplement la voix des personnes.
« À quoi sert un poète ? »
Se demande le poète
Et je reste bras ballants
sur le quai du monde
avec ma peur inutile
Et j'ajuste mon impuissance
aux règles de quelques mots
à la vanité de mes illusions
Mais
Que me dit l'oiseau
Quelle rumeur de l'arbre
Quel plein chant du ciel ?
Quelle parole de celui
qui connaît la prison
et dont la dissidence
traverse tous les murs
Quelle survie de celui
qu'on a pendu
et dont la voix parle encore
sous les murs des tyrans ?
Quelle plume de celui
qui du bout de l'exil
sait que l'insoumission
efface les frontières
Quel rire aux mains ouvertes
Quelle guitare rebelle
Quel poème voyageur
Qui conduit la liberté ?
« À quoi sert un poète ? »
se demande le poète
qui sait que son poème
est un rêve valide
Bibliographie
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Jean-Pierre Siméon, La poésie sauvera le monde, © Le Passeur, 2015
Internet
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Comment agir pour sauver Ashraf Fayadh
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Un article de Télérama : la mobilisation des internautes