La baie de Somme est un des espaces de France les plus ouverts sur l'infini de la mer. Il y règne une paix qu'on pourrait croire éternelle. Ce serait oublier que dans ses environs immédiats, nombre de lieux de mémoire rappellent combien cette région fut traversée par les affres de la Première Guerre mondiale. Parmi ceux-là, il en est un qui est retiré au fond de la baie, à l'écart du village de Noyelles-sur-Mer, au bout d'une route de terre battue. C'est le cimetière chinois de Nolette. Près de 850 stèles s'y alignent et tout autant d'hommes y reposent, mémoire de ce que fut le recrutement jusqu'en Chine par l'Angleterre, pour suppléer au manque de main-d’œuvre de son intendance militaire dans le nord de la France.
140 000 hommes traversèrent les océans de 1917 à 1920, vécurent là dans des camps, travaillèrent à des tâches ouvrières et domestiques pour un maigre revenu, furent soumis au racisme et à la discipline de l'armée.
Après la guerre, ils furent occupés au déminage des terrains et se firent les fossoyeurs des champs de bataille. Nombre d'entre eux retournèrent chez eux, certains restèrent et firent souche en France. Vingt mille d'entre eux moururent de maladies et principalement de la grippe espagnole.
Le cimetière de Nolette est un lieu de sérénité, hors du monde. Mais il est aussi la mémoire d'une exploitation, d'un ostracisme colonisateur, d'un métissage difficile sinon impossible.
Arlette Humbert-Laroche
On tue
On tue,
d'un bout de la terre à l'autre,
On tue,
On tue sur la mer,
La nuit on peut voir
Dans l'énorme et indifférente solitude de l'eau
Les cadavres
Qui ont encore leurs dernières larmes
À leurs faces de linge
Tournées vers le ciel noir.
On tue aux courbes fleuries des fleuves,
On tue aux flancs chauds des montagnes,
On tue dans les villes où le tocsin qui sonne
Crie la douleur des dômes saignants
Et des cathédrales éclatées.
Là, depuis des siècles, des siècles on a travaillé,
Mais la terre est soudain devenue
Une éponge monstrueuse
Buvant la longue patience des hommes.
Partout la peur, la nuit, la mort.
Pourtant, le soleil est là.
Je l'ai vu ce matin
Jeune, fort, exigeant.
Il ruisselait sur les toits
Il mordait au cœur des arbres,
Il empoignait la ville aux épaules
Et réclamait de la terre son réveil.
Il est là.
Il est au fond de toutes choses
Et, devant ce monde qui s'entrouvre, s'affaisse et se replie
Il y a la mystérieuse et latente énergie
Qui refuse les ténèbres
Et ne veut pas qu'on tue la vie.
Prison de Jauer, 1er juillet 1944
In Poèmes © Réalité, 1946
*
Georges Shehadé
Ils ne savent pas…
Ils ne savent pas qu'ils ne vont plus revoir
Les vergers d'exil et les plages familières
Les étoiles qui voyagent avec des jambes de sel
Quand la nuit est triste de plusieurs beautés
Ils oublient qu'ils ne vont plus entendre
Le vent de la grille et le chien des images
L'eau qui dort sous la couleur des pierres
La nuit avec des violons de pluie
Tant de magie pour rien
Si ce n'était ce souvenir d'un autre monde
Avec des oiseaux de chair dans la prairie
Avec des montagnes comme des granges
Ô mon enfance ô ma folie
In Les poésies, © Gallimard, 1969
et Guerre à la guerre, © Bruno Doucey, 2014
Bibliographie
- L'album de la journaliste Gwenaëlle Abolivier, illustré par Zaü : Te souviens-tu de Wei ?, paru chez Hongfei en avril 2016 raconte le voyage et le destin de ces coolies chinois.
Souviens-toi
qu'à six lieues des plages
sous de grands cèdres où nichent des tourterelles
sont dressées des stèles blanches
comme autant de dents de lait
de ces jeunes hommes de vingt ans
tombés à la fleur de l'âge
- Roger Wallet et Adriana Wattel (ill.) Sans retour, © Cadastre8zero, 2006
Internet
- fiche Wikipédia du cimetière de Nolette
- Une page sur le site personnel de Roger Wallet