« Vous avez un rayon poésie ? » Cette question, je suis tenté de la poser plus souvent que je ne le fais lorsque je suis dans une librairie. Depuis peu, à deux reprises, je l’ai fait dans des librairies qui venaient d’ouvrir. L’une sur les Grands boulevards à Paris, l’autre en banlieue ouest. Dans les deux cas, pour constater l’indigence, voire la quasi-inexistence de la poésie dans ce qui est proposé. Quelques Poésie/Gallimard parce que ça ne mange pas de pain. Quelques classiques qui trouveront écho auprès des scolaires et pour le reste rien ou presque.
J’entends déjà les hauts cris et les protestations : « Donneur de leçons ! », « encore un qui prêche pour sa paroisse, mais qui n’a pas le sens des réalités ! ». Et l’argument massue : « La poésie ? Les gens n’en lisent pas ! » Certes en termes de part de marché, elle n’occupe qu’une place réduite, mais des poètes, des éditeurs, des revuistes la portent partout où cela est possible, elle trouve écho dans les bibliothèques, les CDI, les centres culturels. Elle trouve son public sur les marchés du livre et les salons. L’association Poésie en liberté reçoit chaque année plusieurs milliers de textes du monde entier pour le concours qu’elle ouvre aux lycéens, étudiants et apprentis de 15 à 25 ans. Pourquoi, à quelques exceptions près, ne trouve-t-elle pas le relais des libraires ? On connaît les difficultés de ces derniers, la concurrence désastreuse d’Amazon et consorts, la pression des distributeurs et de leurs représentants. Pour autant faut-il s’y soumettre jusqu’à ne mettre en avant que ce qui se vend déjà ? Je ne peux que m’attrister, m’indigner de voir huit exemplaires de tel barbouilleur de papier qui fonde son succès sur la facilité et tire la littérature vers le bas quand dans la même enseigne, la poésie se résume à quelques titres anonymes distraitement entreposés en bas d’un rayonnage derrière la porte d’entrée.
« Vous avez un rayon poésie ? » Je poserai encore la question. Et je demande aux libraires de prendre le risque d’aller à la poésie, à ces maisons d’édition : L’Herbe qui tremble, Al Manar, Brunio Doucey, Unicité, Arfuyen, Le Petit Véhicule, Le Taillis Pré, pour n’en citer que quelques-unes qui font un travail qui relève à la fois de l’artisanat et de la passion, de relayer la poésie qui s’écrit aujourd’hui dans les revues, sur Internet, qui circule malgré l’absence à laquelle les médias traditionnels la tiennent. On fête le centenaire de la mort d’Apollinaire, mort à 38 ans et qui fut de son vivant un des fondateurs actifs de la poésie contemporaine. Faudra-t-il attendre cent ans pour que la poésie d’aujourd’hui trouve une reconnaissance qui dépasse les cercles sympathiques, mais souvent autocentrés, d’un public restreint ?
Les libraires ne peuvent se suffire à mettre en avant des livres comme d’autres des produits de consommation courante, ils se doivent d’afficher la poésie en vitrine, de s’y intéresser pour manifester leur rôle d’éveilleurs de curiosité. La littérature en général, la poésie en particulier sont des richesses en soi, des activateurs de pensée. Que serait le monde sans les mots ? Que serait l’imaginaire sans la transmutation en or de ces mots par la poésie ? Aucun algorithme n’en aura la puissance. Aucune lecture sur les écrans des réseaux sociaux n’aura la force, l’impact d’une ligne de signes sur le papier. Le poids des mots est là et ce qu’il ouvre au champ de la conscience, de l’affect et de l’intelligence réfléchie est là.
Vous avez un rayon poésie ? Allez-y voir !