Alors que des extrémistes gesticulent aux frontières avec l’Italie contre le passage des migrants, alors que la France et les Européens se raidissent contre les gens du sud qui tentent de trouver refuge dans une société meilleure que celle qu’ils fuient, quelques textes pour rappeler que la poésie est l’expression de l’humanité.
Erri de Luca
Six voix
Ce n’est pas la mer qui nous a recueillis,
Nous avons recueilli la mer à bras ouverts.
Venus de hauts plateaux incendiés par les guerres et non par le soleil,
nous avons traversé les déserts du tropique du Cancer.
Quand, d’une hauteur, la mer fut en vue
elle était ligne d’arrivée, pieds embrassés par les vagues.
Finie l’Afrique semelle de fourmis,
par elles les caravanes apprennent à piétiner.
Sous un fouet de poussière en colonne
seul le premier se doit de lever les yeux.
Les autres suivent le talon qui précède,
le voyage à pied est une piste d’échines.
In Aller simple, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 2012.
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Bertolt Brecht
Sur le sens du mot émigrant
J’ai toujours trouvé faux le nom qu’on nous donnait : émigrants.
Le mot veut dire expatriés ; mais nous
Ne sommes pas partis de notre gré
Pour librement choisir une autre terre ;
Nous n’avons pas quitté notre pays pour vivre ailleurs, toujours s’il se pouvait,
Au contraire nous avons fui. Nous sommes expulsés, nous sommes des proscrits.
Et le pays qui nous reçut ne sera pas un foyer mais l’exil.
Ainsi nous sommes là, inquiets, au plus près des frontières,
Attendant le jour du retour, guettant le moindre changement
De l’autre côté, pressant de questions
Chaque nouveau venu, sans rien oublier,
sans rien céder,
Sans rien pardonner de ce qu’on a fait, sans rien pardonner.
Ah ! Le silence du Sund ne nous abuse pas !
Les cris qui montent de leurs camps nous les entendons jusqu’ici.
Nous-mêmes
Ressemblons à des rumeurs de crimes qui auraient réussi
À franchir les frontières. Chacun de nous marchant,
Souliers déchirés, dans la foule
Dénonce la honte qui souille aujourd’hui
notre terre.
Mais nul d’entre nous
Ne restera ici. Le dernier mot
N’est pas encore dit.
in Poèmes de Svendborg, 1939 (éd. L’Arche, 1966)
(Trad. Gilbert Badia et Claude Duchet)
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Jean-Marie Berthier
Les oiseaux migrateurs
Ils vont chercher le soleil
vers des ciels à vivre bleus
les hivers oubliés là-bas
Et jamais le ciel ne les repousse
Et leurs cris sont des cris de joie
Ce sont des oiseaux
Derrière les barbelés dressés
comme de transparentes potences
ils se pressent en troupeau défait
traqués par les loups impitoyables
Et les cris des enfants
font trembler les barbelés
de la honte
Ce sont des hommes
Et le ciel ne leur appartient pas
In Ne te retourne plus, © Bruno Doucey, 2017
Bibliographie partielle
- Passagers d’exil, © Bruno Doucey, Poés’idéal, 2017
Contribution de PPierre Kobel