Isabelle est une amie de longue date de La Pierre et le Sel à laquelle elle a souvent confié des contributions. Depuis les premières publications de son œuvre, son écriture, en même temps qu’elle affirme une forte personnalité, ne cesse de progresser en exigence et en amplitude. On trouvera ici ses réponses à nos questions et un appareil enrichi de références Internet et bibliographiques, à l’heure où son actualité éditoriale est plurielle et son recueil Voltige ! lui vaut la récompense du prix Yvan Goll.
La Pierre et le Sel : Quel est l’itinéraire personnel qui t’a conduite à la poésie ? Culture familiale ? Rencontres personnelles ? Études ?
La culture familiale ne m’a pas portée vers la poésie, plutôt vers l’histoire des pierres, celle du Château Gaillard de mon enfance aux Andelys.
J’ai toujours écrit un peu, et puis beaucoup. L’admiration me poussait à lire les autres et à penser que ce que je faisais ne pouvait être publié. Et je me suis décidée à envoyer un manuscrit à des revues, à un éditeur…
La Pierre et le Sel : Quelle place occupe aujourd’hui la poésie dans ton existence ? As-tu d’autres activités d’écriture ? D’autres activités de création artistique ? Si oui quelles sont les interactions avec l’écriture poétique ?
La poésie voisine le centre, la vie est le point lumière et la poésie vit avec elle. Ce sont des mots, le regard porté sur ce qui m’entoure : arbres, fleurs, ciel, fleuve, falaise. J’en ai besoin pour vivre : ils entrent dans écrire ou photographier, m’alimentent et me donnent joie même si l’essentiel sera toujours les êtres que j’aime. Rien ne se vit / ne s’écrit sans eux : amour, amis.
Je lis les poètes vivants ou bien ceux qui ne sont plus. Thierry Metz est fondateur, j’ai aimé son écriture à l’instant où je l’ai lu, de manière définitive et radicale. Avec Daniel Martinez nous avons constitué autour de lui (avec lui) deux numéros spéciaux de la revue Diérèse et c’est une histoire magnifique d’avoir, avec l’épouse de Thierry Metz, contribué à publier des textes (dont plusieurs étaient totalement inédits) qui me semblent essentiels. L’amitié avec Françoise, sa Bien Aimée, est née de ce travail et elle n’a cessé depuis.
D’autres poètes, vivants, lus également, nourrissent mes rêves. Éric Sautou en particulier : j’aime tout ce qu’il écrit, la simplicité terrible de ses vers ouverts sur la douleur et les floraisons, cette perspective infinie que le manque nourrit, le deuil, la perte, ce qui manque font naître une musique qui m’envoûte.
La Pierre et le Sel : Dans l’un de tes derniers livres, Ni loin ni plus jamais (Le Silence qui roule, 2018), tu rends hommage à Jean-Philippe Salabreuil (1940-1970). Peux-tu nous dire quelques mots sur ce livre ?
Pour Salabreuil, Jean-Philippe le magnifique, la démarche a été différente de ce qui s’est passé pour Thierry Metz puisque je n’ai jamais eu accès à des textes inédits, j’ai lu ses textes publiés en livre et j’ai écrit des poèmes dans la continuité de sa voix, je crois. Ils ont retenu l’attention de Marie Alloy qui a souhaité en faire un livre. J’ai accompagné les poèmes d’un texte en prose évoquant l’écriture de Salabreuil, si frappante, sur laquelle j’avais écrit déjà plusieurs textes (dont un pour La Pierre et le Sel). Ce livre, Ni loin ni plus jamais, publié au Silence qui roule, est le premier livre en édition courante de Marie Alloy. Elle a aussi reproduit une de ses peintures en couverture qui révèle autant qu’elle cache la faille sur laquelle vivait Salabreuil. C’est une chance de pouvoir porter la voix d’un poète que j’aime encore une fois.
Marie Alloy fête ce mois-ci à Orléans les 25 ans du Silence qui roule : ses travaux et les livres d’artiste qu’elle a réalisés durant toutes ces années sont exposés dans la médiathèque de la ville et deux lectures sont organisées. Avec Marie elle-même, Jean-Pierre Vidal et Erwan Rougé, je participe à l’une d’elles.
Ni loin, ni plus jamais.
Le souffle affleure, minuit s’éloigne.
Signe vie nue : les coups sévères.
Nombres, artifices, à l’heure du feu,
presque plus. L’été – aveu vaincu.
Main du gant libère neige incroyable
(incompatible).
Cesser, espérer l’encombrement,
chemin des bleuets aux pétales pointus
reconnus, autres jachères.
Pour le printemps, hymne. Rien de soi.
Seule amertume, langue épuisée
(ni loin ni plus jamais).
Amour seul, à se méprendre
et minuit, illégitime.
Forçant depuis l’aube les barreaux,
ligne de fuite. Poète.
In Ni loin ni plus jamais, © Le Silence qui roule, 2018
La Pierre et le Sel : Dans un autre de tes nouveaux livres, La grande année (L’herbe qui tremble, 2018), tu as collaboré avec Pierre Dhainaut. On y trouve des poèmes de toi, mais aussi des photographies dont tu es l’auteure. Comment s’est donc constitué ce livre ?
Pierre et moi, nous nous écrivons depuis plusieurs années et j’ai l’habitude de lui glisser une ou plusieurs photographies prises au fil des jours dans les lettres.
Un jour je lui ai proposé de faire quelques livrets très simples : une feuille de papier artisanal pliée en 2 avec une photographie qu’il découvrirait en la recevant et, s’il le pouvait, il réagirait aux photographies par un poème. À peine la feuille envoyée, Pierre a écrit et m’a renvoyé le livret, tout est allé très vite, une année durant, nous étions enthousiastes et joyeux de travailler ainsi ensemble. Pierre a eu l’idée d’en faire plusieurs par saison et j’ai trouvé féconde cette idée d’une sorte de journal des instants. Parallèlement, d’autres instants s’imposaient à moi que je captais, j’en ai parlé à Pierre qui regrettait déjà de devoir cesser l’échange en fin d’année : nous avons voulu un espace pour eux aussi et constitué une « prédelle » qui serait une forme de marge à ces premières captations. Ces deux approches déterminent les sections du livre. Et puis Pierre m’a proposé d’entrer dans la danse en écrivant aussi des poèmes, car il voulait élargir notre projet, se centrer sur avril, notre mois préféré à tous les deux. J’ai eu aussi envie d’écrire sur les coquelicots que j’aime tant et les poèmes sont nés.
La grande année est née avec ses 35 photographies, ses poèmes et ses notes.
Pierre Dhainaut
Ici, c’est-à-dire aux Andelys
Un buisson d’épines, un sentier boueux,
tu ne désirais que rejoindre, par-delà
les nuages, enfin le château invincible
dont les pierres chancellent, s’embrasent,
ton rêve entretenu de nuit en nuit,
s’écroule : tu ne franchiras pas l’obstacle
en le chassant, apprends à voir,
tu te multiplieras si tu comptes les branches,
une à une, en tous sens, tu te délivreras
du désir même de rejoindre, tu verras
le château se découvrir, se rapprocher,
ici, infiniment ici, dans les pas qui s’allègent.
Isabelle Lévesque
Tu t’inclines,
tu caresses l’onde.
Ici, aux Andelys,
le mot « foison » tourbillonne.
Nous traversons enfin.
Entre les branches,
le passé surgit en sa figure nue
que le présent devine.
In La grande année, © L’herbe qui tremble, 2018
La Pierre et le Sel : Tu publies également ce printemps Le fil de givre (Al Manar, 2018), avec des peintures de Marie Alloy. Beaucoup de tes livres sont accompagnés par des peintres : Jean-Gilles Badaire, Gaetano Persecchini, Christian Gardair, Colette Deblé, Marie Alloy, Fabrice Rebeyrolle… S’agit-il de choix d’éditeurs ou de volonté personnelle ?
J’aime le travail avec les peintres, je le provoque volontiers. Je rêvais de travailler avec plusieurs de ceux qui ont réalisé un livre avec moi : Christian Gardair, par exemple, dont j’achetais les petits livres qu’il publiait lui-même en accompagnant les écrivains ; lorsque je lui ai dit combien j’aimais son travail (à cette époque des bleus traversés par l’encre noire de ce qui ressemblait à un début d’écriture), il m’a invitée à lui proposer quelque chose, c’était il y a plusieurs années. Pour Nous le temps l’oubli, qui est un texte heurté et douloureux, j’ai pensé à lui et il a accepté.
Avec chaque peintre a lieu une rencontre particulière, forte et fructueuse. Les peintres lisent les poèmes et choisissent de lever un voile, leur travail est toujours une surprise. Il m’arrive aussi très souvent d’écrire sur leur peinture. Le dialogue avec Gaetano Persecchini, qui est également photographe, est constant : il réalise de petits livres avec peintures ou photographies, parfois c’est en regardant son travail que j’écris, parfois il part des textes.
— Ouvre et lis entre les lignes.
Feuilles, la vigne ou le ciel : lis.
Rien ne saurait clore le geste,
je vais vers toi qui, loin.
Toi tes bras le jour
me retiennent.
Je n’oublie ni la mer
ni la roche,
je n’oublie pas le chemin
rose et noir, encre de seiche,
rose rocher, ronde ascension.
Je n’oublie aucun geste.
In Le fil de givre, © Al Manar, 2018
La Pierre et le Sel : La syntaxe de tes poèmes est souvent particulière et peut parfois dérouter certains de tes lecteurs. Pour Le fil de givre, tu as placé en épigraphes deux citations d’Éric Sautou, qui a lui aussi une syntaxe plutôt personnelle. Pourrais-tu nous parler de tes intentions dans ce livre ?
Pour Le fil de givre, j’ai tenté de réunir ce qui me semble fragile : le texte lui-même est vacillant, entre vers et prose, toujours au bord d’une extinction possible. J’ai choisi de placer en épigraphes deux extraits des poèmes d’Éric Sautou :
« La flamme pourrait s’éteindre, le vent tout emporter.
Je te réapparais au grand soleil de notre vie.
Tu redeviens la belle image. Tout l’or éclate. »
À son défunt © Faï fioc, 2017
*
« c’est écrit à la main de simples fleurs voici »
Les Vacances © Flammarion, 2012
Le morcellement des mots dans les vers, sur la page, traduit cet effort pour rassembler ce qui brûle encore et le faire devenir. Tout le poème tend vers « naître » qui serait une réponse aux pertes que nous connaissons tous et qu’il nous est si difficile d’accepter. Écrire ranime. Le « fil de givre » représente cela : le précieux réduit à un point limite qui refonde, même s’il disparaît, car dans le poème la trace est féconde, elle ne meurt pas – en tout cas, je l’éprouve ainsi. La syntaxe bouleversée en rend compte, c’est le passage nécessaire pour qu’une forme, nouvelle peut-être, car elle était à inventer, vive désormais.
La Pierre et le Sel : Depuis quand publies-tu ? Dans des revues ? Lesquelles ? Des recueils ? Comment es-tu entrée en relation avec les éditeurs ?
Ma première publication en revue a eu lieu fin 2009, je crois, dans Friches. L’année suivante Michel Cosem m’a publiée chez Encres vives et un peu plus tard deux premiers livres ont été édités, Ultime Amer chez Rafaël de Surtis et Terre ! aux éditions de l’Atlantique, ainsi qu’un recueil important pour moi, le premier écrit, envoyé et accepté, Or et le jour, dans l’Anthologie Triages (épuisée aujourd’hui, je crois) début 2011. J’envoyais à chaque fois mes manuscrits par la poste.
Parallèlement, j’ai commencé à travailler avec Daniel Martinez pour sa revue Diérèse dans le comité de rédaction et en constituant avec lui plusieurs dossiers ou numéros spéciaux. J’ai toujours proposé mes textes à des revues auxquelles j’étais abonnée ; pour les livres, j’ai procédé de même en adressant les manuscrits à des maisons avec lesquelles je me sentais certaines affinités.
Et puis, en 2015, ayant adressé à L’herbe qui tremble, Nous le temps l’oubli, j’ai rencontré Lydie Prioul et Thierry Chauveau qui m’ont permis d’exaucer un vœu : me permettre de rester dans une maison d’édition parce que je m’y sens en osmose, vraiment, et que travailler ensemble longtemps devenait évident et possible.
La Pierre et le Sel : Quelles sont tes activités de chroniqueuse en revues ? Quelle place leur accordes-tu par rapport à l’écriture ?
L’écriture des articles occupe beaucoup de mon temps, plus que l’écriture des poèmes actuellement. Je participe régulièrement à La Nouvelle Quinzaine Littéraire, c’est passionnant… Je continue à proposer des lectures aussi aux premières revues ou sites qui m’ont accueillie : Terres de Femmes, Diérèse, Europe, Terre à ciel, par exemple. Je suis très occupée par ces activités, d’autant plus que je continue à exercer le métier d’enseignante.
La Pierre et le Sel : Quelle est ton opinion quant à l’état de la poésie en France, et particulièrement de la petite édition ?
Je trouve que la vie de la poésie est là. Je vois, je rends compte du travail de petits éditeurs passionnés. J’ai parlé de L’herbe qui tremble, je pense aussi au Phare du Cousseix et à Julien Bosc qui publie des plaquettes de qualité, j’aime les livres des éditions Isabelle Sauvage, Faï fioc… Le plus souvent possible je parle de cet acte de passionné : publier les poètes, les accompagner.
La Pierre et le Sel : Utilises-tu Internet en relation avec la poésie ? As-tu un site personnel, un blog ? Consultes-tu ceux des autres ?
Je n’ai ni site ni blog, un compte Facebook simplement sur lequel je relaie des informations et poste des extraits de mes publications (articles ou poèmes) et des photos. Je publie également des photos sur Instagram parfois – plus tellement ces temps-ci. Par contre je consulte régulièrement les sites : Terres de Femmes, Poezibao, Sitaudis, Littérature de partout, Terre à ciel, La Pierre et le Sel… Je suis à l’affût d’écritures qui me bouleversent. En lisant, je veux être emportée.
La Pierre et le Sel : Quels sont tes projets à venir ?
Je veux poursuivre les activités mêlées : écrire les poèmes et les articles, notamment dans La Quinzaine Littéraire, sachant que l’écriture sur les poètes réduit forcément le temps d’écriture personnelle. Un livre cependant, pour l’an prochain, se prépare, auquel je tiens beaucoup, avec un peintre… Et puis poursuivre les photographies : regarder est devenu pour moi une forme d’appropriation légère, pourtant intense, des couleurs vivantes et des formes qui m’entourent. Je rêve d’osmose et d’harmonie, cette quête passe par l’observation et surtout l’arrêt face à ce qui se noue naturellement et devient matière de ma vie.
Je reste où livre à demeure, je recompte
aux champs les brins
à tout ja mais.
Rien ne fait pétale à revers. C’est
coquelicot la vie – toujours.
Orchestre, cacophonie, le cours des fleurs.
Je veux des gestes orange
de tige frêle. Toute une heure sise de silence.
Je veux. Tordre le cou des principes
pour étreindre le corps lent du soir.
In Volltige !, © L’herbe qui tremble, 2017
Bibliographie partielle
- D’ici le soir, © Encres Vives, 2010
- La Reverdie, © Encres Vives, 2010
- Trop l’hiver, © Encres Vives, 2011
- Or et le jour (in Anthologie Triages, © Tarabuste, printemps 2011
- Ultime Amer, © Rafael de Surtis, 2011
- Terre !, aquarelle de Jean-Claude Pirotte, © Éditions de l’Atlantique, 2011
- Ossature du silence, préface de Pierre Dhainaut, encres de Claude Lévesque, © Les Deux-Siciles, 2012
- Un peu de ciel ou de matin, postface de Pierre Dhainaut, peintures et dessins de Jean-Gilles Badaire, © Les Deux-Siciles, 2013
- Va-tout, © Éditions des Vanneaux, 2013
- Ravin des nuits que tout bouscule, préface de Pierre Dhainaut, © Henry, 2014
- Nous le temps l’oubli, peintures de Christian Gardair, © L’herbe qui tremble, 2015
- Le chemin des centaurées, livre d’artiste avec Fabrice Rebeyrolle, © Mains-Soleil, 2017
- Voltige !, peintures de Colette Deblé, postface de Françoise Ascal, © L’herbe qui tremble, 2017
— Prix international de poésie francophone Yvan Goll 2018
- Source et l’orge, © Le Petit Flou, 2017
- Ni loin ni plus jamais, © Le Silence qui roule, 2018
- La grande année, textes de Pierre Dhainaut et Isabelle Lévesque, photographies d’Isabelle Lévesque, © L’herbe qui tremble, 2018
- Le fil de givre, peintures de Marie Alloy, © Al Manar, 2018
En italien
- Neve (livre d’artiste), traduction de Marco Rota, photographies de Raffaele Bonuomo, © Quaderni di Orfeo, 2013
- Le tue braccia saranno (Tes bras seront), poèmes inédits traduits en italien par Marco Rota, © Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit, 2015
Anthologies
- Riverains des Falaises, Une anthologie des poètes en Normandie du XIe siècle à nos jours, Textes rassemblés par Christophe Dauphin, © Éditions Clarisse, novembre 2010
- Il n’y a pas de meilleur ami qu’un livre, © Voix d’encre, 2015
- Poésie naissante, Une anthologie contemporaine inédite, Textes rassemblés par Mathieu Hilfiger, © Le Bateau Fantôme, 2017)
Internet
Dans La Pierre et le Sel
Contribution de PPierre Kobel