« Je laisse des mots derrière les mots –
arrivés mais cachés, en retrait de l’enterrement.
J’effleure ce que j’écris
comme après une longue journée de travail.
Chaque mot m’essouffle. »
Thierry Metz
Je n’ai jamais réussi à me convaincre qu’il y a des poètes maudits, n’en déplaise au regretté Pierre Seghers qui, dans un recueil anthologique, avait mis en exergue des auteurs dont la destinée lui semblait relever d’une malédiction. Si son ouvrage avait le mérite de perpétuer la mémoire de poètes de qualité, leurs existences qu’elles aient été traversées par des troubles familiaux, psychiatriques, par l’alcoolisme et la misère, qu’elles se soient terminées par l’épuisement ou le suicide, ne perdurent que par le pouvoir salvateur de la poésie. Certes cette dernière ne leur a pas évité des années de souffrance et des fins tragiques, mais elle leur a laissé un champ d’expression qui a permis de les reconnaître au-delà de leur disparition.
Pierre Seghers aurait-il inscrit Béatrice Douvre dans son anthologie aujourd’hui ? La jeune femme retrouvée morte dans un train à l’âge de 27 ans a traversé les brèves années de son existence avec un feu incandescent qui la brûlait de l’intérieur. On connaissait d’elle son œuvre poétique publiée par Voix d’Encre en 2000. Quelques fervents, dont Gabrielle Althen, Pierre Maubé, Jean-Yves Masson, avaient créé une association de ses amis, un numéro de la revue Linéa lui avait été consacré. Aujourd’hui les éditions de La Coopérative publient le Journal de Belfort qui rassemble des textes écrits dans le premier semestre de 1994 avant le décès de Béatrice en juillet de la même année.
Une première partie qui est le récit d’une relation d’amour douloureux et quasi impossible avec un homme qui préfère les hommes. Quelque chose brûle. Béatrice Douvre se voudrait hors de son corps vécu comme une entrave et elle le violente en même temps. Ses propos ramènent parfois aux images que donnait Frida Khalo de son propre corps quand elle donnait à ses souffrances l’image d’un emblème de la douleur.
Caussade, le 9 mars 1994
Le pain de présence et le vin de vigueur, levés sur la table de bois, de porphyre. Dehors est l’immense éclairé. Les oiseaux naissent et nous sommes crédules. Nous vivons l’amour auroral dans les cris d’astres et les parfums. Je suis pleine de pensées anonymes, j’oublie de le nommer aux portes de saphir.
Habitacle sanglant, les images ne sont plus, j’embrasse la terre des tombes heureuses. J’annonce la mort de l’invisible, je touche du regard les sèves, le tremblement.
J’ai la grande Cité dans le sang, où je retournerai vivre : dans le plaisir et l’encre. Le mot glisse, m’échappe et me maintient impure. J’ai le doigt des lointains caressant. La lèvre dans l’enfouissement des chairs, son sexe est violette flétrie, l’absente de tous bouquets.
J’étais craintive comme une plaie qu’on rouvre, plus large qu’un navire, plus profonde qu’un noyé dans l’onde.
Michel, tu irrigues mes mots, les humectes, tu es le sel, je ne suis que parole. Dévotion de mes gestes, surdité de mes mains sans miracle, je cours à l’immanence, à la matière où tarde le don de soi. J’ai levé le voile de la souffrance, et j’ai ri sous mon masque d’enfant.
In Journal de Belfort, © La Coopérative, 2019, p.54
Béatrice Douvre se supplicie en réponse à sa quête, elle s’inflige des tortures physiques pour se punir de ne pas trouver la paix intérieure qu’elle recherche. Le gravier de ses mots claque à chaque page.
Belfort, le 15 mars 1994
Je n’ai de corps que pour adorer Dieu. J’ai chanté dans la chair et je l’en remercie pour le péché et le rachat, le serpent et la rédemption. Parmi les pierres plates j’humecterai ma folie. Ma sainteté est irréelle. Je suis de ceux qui n’ont qu’un masque triste avec un cœur dans la joie du Très-Haut.
Nuages qui persévérez dans le ciel, soyez, vivants, ma preuve. Et le soleil me palpait de ses traits, j’allais tel l’agneau bondissant vers la paix des troupeaux. Je me noie dans ma peau incomprise des miens, j’aborde aux rivages sans nom, écartelée. L’écaille ouverte à l’amour, non au cri de désir. J’adore, je me soumets aux yeux clos de l’évangile, la parabole du semeur m’arrache aux épines, je veux la grâce de souffrir pour lui. Prier, ne plus avoir de parole perlée, n’avoir de lèvres que pour adorer, l’œil pour se consacrer, le sein pour un lait de résurrection.
Ibid, p.60
On pourrait s’en tenir à la compassion pour cette existence de tourments, rétreinte aux dimensions de souffrances récurrentes. L’écriture, la langue de Béatrice Douvre va bien au-delà de ces contingences physiques et psychologiques et donnent à s’engager dans un onirisme tout à la fois violent et lumineux. Il s’y mêle une forme de sanctification et la crudité du corps offert sans retenue.
Sur la route de Paris, le 17 mars 1994.
Je veux le baroque et le trottoir flanqué, de filles ouvertes presque nues qui ondulent de ma pitié. J’ensemencerai le non-fécond, les reins stériles, les jambes muettes. Ma paupière bout du désir d’étreindre chastement dans un désir d’enfant. Je viole la nuit aux cent passages. La connaissance m’est interdite, j’écoute les oiseaux taire leur chant d’hiver et muer.
Ibid, p.65
Ce premier journal est suivi de poèmes en prose écrits avec une langue tout aussi riche.
J’émets des paysages radieux, des opéras défaits aux entractes divins, aux tentures molles et pieuses pour des décors de miroirs enchanteurs ; des danseuses, en pieds de sang, vibrent à la scène. Portant des robes à traîne, des coryphées défilent, aiguës comme des dagues. Les pieds d’acier sur les planches qui penchent. Le rideau est rouge du sang des sueurs, des travaux matinaux, des enjambements légers, ces entre quatre chats errants (déserts).
Astre au-dessus du nu, modernité et rythme mat. L’araignée aux membres humains et bruns se dresse en mains vibratoires et grises, la toile étincelle, près d’orchestres déserts les basses annoncent le silence des lampes. Tout à jamais s’abaisse sur la musique muette. Les courbures, révérences. Les rideaux se relèvent, la fin du spectacle, feu, et tous les sortilèges au sortir de la voûte.
Ibid, p.123
Le journal d’une anorexique qui suit, déjà connu sous le titre de la Passante du péril, est le récit bouleversant d’un enfermement psychiatrique pour tenter de soigner l’anorexie. Prose sans concession pour dire une institution figée dans les procédures brutales des soins, pour dire l’enfermement imposé et en transparence le désarroi de l’entourage.
Flotter, légère, telle Ophélie aux flots. N’être plus qu’au gré du vent, avec une longue chevelure.
[…]
Croyez-vous à ma souffrance ? Vous savez, pas celle qu’on accumule : celle qui nous creuse. Cela remonte à l’enfance, sur les mares glacées et noires de l’hiver, et les pur-sang éclairés. On roulait dans l’herbage et l’harmonie du monde. Le soir, on rentrait les chevaux, les juments avaient des noms nocturnes, des poulains gambadaient. (Je veux être jockey. Je n’ai que douze ans, mais déjà je suis trop grande pour ça, il ne faut plus que je grandisse…)
Écaille brouillée de pierre blanche. Vol arrêté au-dessus du monde, c’est un instant d’éternité, dans cette chambre, d’un autre siècle ; un instant, la vie illuminée comme par l’odeur, quelquefois, d’un parquet, qui remonte. Le même lit, la même toile, mais la fenêtre close, le même vrai lieu, d’errance en moire, de crime en oiseau. Dehors est doux dans le tintement des gouttes claires, malgré les derniers noirs, malgré le sanglot profond, scellé, tel un pépin d’orange.
Ibid, p.161
L’ouvrage se termine avec les derniers poèmes de la jeune femme écrits d’une langue non pas apaisée, mais où perce l’épuisement qui conduira à la fin prochaine, un souffle quelque peu retenu après l’incendie des pages précédentes.
Âpreté nue des routes
Où le crime se promène
Imprégné d’odeurs
De sang, de lait
Dont je sais la rumeur
Moi qui marche, soucieuse
Des peuples et des danses
Serai-je la ferveur
Insensée de leurs rythmes
Mais j’ignore si c’est l’aube ou l’or qui saigne
Sur le pré incertain des sables
13 juillet 1994
Ibid, p.178
En préface l’éditeur écrit : « Pour ceux qui l’ont connue ou simplement croisée, Béatrice Douvre reste une personne inoubliable, d’une beauté délicate, dont la photographie ornant la présente édition restitue le rayonnement où un certain mystère s’alliait à une pureté invincible, d’autant plus émouvante qu’on la sentait conquise sur tant de souffrance. » C’est un pari réussi que cette édition de textes qui témoignent de cette souffrance, mais aussi d’une écriture gagnée sur l’existence, d’une poésie qui dit encore par-delà les ans le prix d’une quête loin de toute malédiction, au plus près de la chair et de l’esprit.
Internet
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Dans La Pierre et le Sel : Béatrice Douvre, l’invisible est un miracle
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Éditions La Coopérative
Contribution de PPierre Kobel