Né en 1929 à Beyrouth, Salah Stétié a fait ses études universitaires en Sorbonne après avoir suivi à l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth les cours de Gabriel Bounoure qui fut un artisan efficace du rayonnement durable de la culture française au Liban et dans tout le monde arabe.
Durant ses études en France, il se lie, entre autres, avec Bonnefoy, Du Bouchet et plus particulièrement, avec P.J. Jouve et son épouse Claire Reverchon avec lesquels il nouera une longue amitié de près de trente ans.
Après ses études, il a mené une carrière très riche de diplomate, en poste à Paris, délégué permanent du Liban à l’Unesco, ambassadeur du Liban aux Pays-Bas, ambassadeur au Maroc et à La Haye, secrétaire général du ministère des affaires étrangères à Beyrouth.
Bien qu’auteur talentueux de nombreux essais, et critique d’art de premier plan, Salah Stétié est avant tout un poète majeur, qui, avec, entre autres, Georges Shéhadé ou Vénus Khoury-Ghata, possède l’art de fondre dans son creuset les deux cultures arabo-musulmane et française pour en faire une osmose dont le vecteur est une langue très personnelle où se côtoient le merveilleux, une musique des mots particulière, des images fortes, et un sens aigu de la transcendance.
Il a obtenu le Grand Prix de la Francophonie décerné par l’Académie française, le prix Max-Jacob et le prix de l’amitié franco-arabe.
Il est membre de la Commission de Terminologie et de Néologie de la langue française. *
* Les citations de cet article ont reçues une autorisation de publication de Béatrice Bonhomme, et sont tirées, pour les réflexions de Salah Stétié sur sa poésie, d’un entretien publié dans le n° 3 de la revue Nu(e) ; pour les précisions biographiques, d’un article du blog de poésie en ligne Poezibao de Florence Trocmé ; pour les poèmes de l’auteur, de son recueil Brise et attestation du réel, Fata Morgana, 2004
(…)« Tous dieux à mandibules
Malgré le chant le chant le chant et la beauté de l’hymne
Les instruments seront détruits les voix réduites
Et le défet des filles par de profonds célibataires
Ô dieux à mandibules
Contre mon cœur d’absolu le ciel la cage
Et voici dans l’obliquité du monde
Le vent dépierré porteur d’aigles
Mettant son éclat dans nos larmes »(…)
p.50
À une question de Béatrice Bonhomme qui demandait au poète, dans un entretien pourquoi il écrit, celui-ci répondit : « J’écris pour le salut. Il me semble que par la poésie et contre la culture, on parvient à protéger en soi et de soi la parcelle intacte, celle – émotion ou pensée – dont seule la langue est comptable : puisque notre langue est capable, plus légère et plus innocente que nous, de conserver par devers elle un peu de ce que nous ne savions pas contenir, une blessure plus profonde que l’amour-propre, une rose prise et restée odorante aux replis de nos fatigues, un peu de lumière venue de l’origine et gardée par la terrible enfance. » (…)
Essayer de retrouver cette enfance perdue, en effet, est important pour le poète qui est dit-il « la patrie d’une totalité perdue et qu’il faut à tout prix retrouver si l’on veut sortir de l’exil. Nous habitons tous le lieu de cendre : c’est le très pur, notre seule patrie (…) Curieusement, la poésie arabe dont je crois procéder intuitivement par mon appétence pour le sacré ne connaît pas l’enfance : « L’enfant jamais venu », peut-être est-il aussi, derrière la blessure ouverte, l’enfant de cette absence majeure, de ce défaut au pli de la mémoire. »
L’enfance pour Salah Stétié, c’est le lieu de l’innocence, dans toute sa nudité. La nudité, ajoute-t-il, «qui est un retour à l’essentiel, est le lieu de la vérité. Tout est nu, le soleil, la lune, les étoiles, les plantes, le sable et la mer, et c’est le monde de l’homme qui est costumé. C’est l’homme qui, par besoin de confort et de morale, a créé l’ensemble de ces superstructures qui –langue, code, habitation, habillement – nous retranchent de l’univers initial. »
À la fin de cela
Tous les chemins du corps seront perdus
Les arbres les noueux
Partiront par des chemins de prière
Là où jamais n’ira ta vie
Rien de l’enfant qui fut
Ne lèvera de main pour te défendre
Ô compagnon de la nudité nue
Ta barque sera déplacée par la terre
Vers l’intérieur, vers plus de terre encore (…)
p. 55
Une autre image récurrente dans sa poésie c’est celle de la lampe et de la lumière.
Je suis, dit-il, « fils de l’Orient, un fils de la lumière. La lumière est le lieu du sens, le lieu de la désignation, de la nomination. Aton, dans l’Egypte pharaonique est le dieu-soleil de qui les rayons d’amour se terminent par des mains caressantes.(…) « Dieu est la lumière des cieux et de la terre » dit de son côté le Coran. Et pourtant que ce Dieu est obscur, inapte à toute saisie que nous pourrions vouloir en entreprendre, abscons, « plus proche de toi, dit le Coran, que ta veine jugulaire » et cependant terriblement lointain ! »
Je regarde les dieux. Ils ont la face noire
De ceux qui vont se perdre et le savent
Comme un homme entrant dans un lieu essaie à la fin d’oublier
En laissant tomber la mesure
Et l’immensité est dehors tout pluie et vitres
Ici est donc cet homme. Ici sa place. Ici cet homme enfanté
Par sa perte (…)
p.47
La femme, dans l’œuvre du poète, tient une place particulière, liée surtout au désir, qui contient sa propre destruction : « Le désir est sans doute cette force qui mène chacun à la destruction, mais pour qu’il y ait destruction, il importe qu’il y ait eu élaboration d’abord, et c’est le désir et lui seul qui élabore qui construit et qui illumine les objets vains de sa quête, vains mais qui n’auraient pas réussi à s’inscrire dans l’être, l’espace d’un instant (ne fût-ce que l’espace d’un instant), s’ils n’avaient pas été aussi fortement convoités, et comme par un éclair illuminés par le désir. » (…)
Très long, ce jour ! très longues femmes de ce jour
Avec vos jambes de charbon ce peu de menthe
Qui fait la vie et son parfum liant vos membres
Quand plus nues vos aisselles
Forment d’un vol de papillons gloire à vos hontes
Douleur et douleur et douleur ! Ô la douleur
D’un liseron parmi les princes de la cendre
Qui ont laissé leurs chiens de grand midi
La gueule ouverte sur le pli de vos blessures
Votre coupure est par l’épée jusqu’à l’impur
En transparence de vos corps sont vos racines
Vos seins de fruit dévorés de fourmis
p.36
Bien qu’aujourd’hui, enraciné dans la terre de France, Salah Stétié a su garder, comme un bien infiniment précieux et paradisiaque, le souvenir de son pays d’origine :
« J’aimais, de l’air de cette patrie, le partage entre l’air et la mer, l’âcre parfum de chèvre fiancé non pas subtilement, mais rustiquement ou mieux : antiquement, à cette invisible vague cruellement alguée issue des remous de la très physique mer. Ô pays sous les pommes et les pêches et les raisins et le charbon dans l’œil de tes femmes, en instance d’étincelle ! Vos yeux, fille de cet ici-là, provocateurs comme des seins sous le lin apparus, vos yeux, eux aussi, de chèvre et de sel… »
Et ce très grand poète s’efforce, avec ce lyrisme si particulier qu’il doit à sa double culture, de montrer que la réalité est, très souvent, couverte des voiles dont la couvrent les idées préconçues, que le bien et le mal ne sont pas toujours là où ils semblent être, et que la noblesse de l’homme est de transcender ses pulsions pour tendre, en dépit des retombées, vers une plénitude partagée de la lumière.
Bibliographie partielle
Chez Fata Morgana :
- Nuage avec des voix, 1984
- Archer aveugle, 1985
- Lecture d’une femme, 1987
- Rimbaud le huitième dormant, 1993
- Un suspens de cristal, 1995
- Seize paroles voilées, 1995
- L’enfant de cendre, 1996
- Le calame, 1997
- La tisane du Sphinx, 1997
- Mallarmé sauf azur, 1999
- Le voyage d’Alep, 2002
- Si respirer, 2004
- Brise et attestation du réel, 2004
- Fluidité de la mort, 2007
- Dans le miroir des arbres, 2011
Chez Seghers, Poètes d’aujourd’hui :
- Salah Stétié, par Marie-Pierre Arfeux, 2004
Chez Corti :
- Le Nibbio, 1993
- Hermès Défenestré, 1997
Internet
- Le site officiel de Salah Stétié
- Sur Wikipedia
- Un entretien avec Béatrice Bonhomme en 1996 pour Nu(e)
Contribution de Jean Gédéon
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