C'est ma vie
que je mets là en mots
que je traduis en images
plus ou moins heureuses
que j'interroge, bouscule
et presse comme un citron
Abdellatif Laâbi est un poète et écrivain marocain, présumé né en 1942 à Fès. Sur son site personnel, sur internet, on peut lire – je le cite pour l'ensemble de sa biographie – que cette date de naissance a été donnée au jugé par les autorités du protectorat, qui avaient décidé de généraliser l'état civil au Maroc .C'est« un flou qui sied à un homme qui s'insurge contre l'étiquette ».Sa mère est en révolte permanente contre sa condition féminine, avant l'heure et sans le savoir ; son père est artisan sellier ; lui grandit dans un quartier populaire et fréquente l'école franco-musulmane. Il y découvre pêle-mêle la lecture, la langue française, la condition de petit colonisé, la langue imagée des conteurs sur les places, l'atmosphère de la rue, la pauvreté et aussi la beauté des paysages, il en restera très sensible à l'humain.
Il rêve d'étudier le cinéma ou à défaut la philosophie, mais il est inscrit d'office en section Lettres à l'université de Rabat, qui manque cruellement d'aspirants professeurs.
Marqué particulièrement par la découverte de l’œuvre de Dostoïevski, il écrit à ce propos : « je découvrais, avec lui, que ma vie est un appel intérieur et un regard de compassion jeté sur le monde des hommes. »
En 1956, année où le Maroc accède à l’indépendance, (le Maroc était sous protectorat français depuis 1912), il a 14 ans, et commence à écrire, en révolte silencieuse contre le régime oppressant d'Hassan II, qui se lance dans une véritable chasse aux intellectuels.
En 1962, il est jeune enseignant de français dans un lycée de Rabat ; en 1963, il participe à la création du Théâtre universitaire marocain, il y rencontre Jocelyne, française née à Lyon, installée avec sa famille à Meknès, depuis 1950, étudiante dans cette ville et passionnée de théâtre. Ils se marient en 1964. En mars 1965, suite au massacre de milliers d'enfants et de leurs parents, qui manifestaient pacifiquement contre une réforme de l'enseignement jugée injuste, il est bouleversé et s'engage en poésie, dans un premier recueil, Le règne de Barbarie, 1965-1967.
Beaucoup plus tard, paraitra dans Tous les déchirements, © Messidor 1990, –recueil dont tous les textes ont été écrits en France–, un très long poème intitulé Mille et un enfants,que l'on retrouve dans L'Œuvre poétique © La Différence 2006
Pour mille et un enfants
effacés
d'un trait de haine
à l'aube muette
des peuples fous de parole
Pour mille et un enfants
jetés
dans la fosse du ciel
avec la chaux incandescente
de leurs pupilles
Pour mille et uns enfants
partis
avec la panoplie des espoirs
les derniers cierges
trempés dans la ciguë du désert
(extrait) p.385
Par le pouvoir des mots et de la poésie, il essaiera de transcender sa rébellion et la violence qui ne peut qu’en découler.
En 1966, il collabore à la création de la revue « Souffles », une belle aventure partagée avec plusieurs intellectuels marocains, Tahar Ben Jelloun, Mohammed Khaïr-Eddine, Mostafa Nissaboury. Revue poétique au départ, elle aborde vite les problèmes socio-économiques de la société marocaine, placée sous un régime d'injustice et de corruption. Souffles publiera 22 numéros en français, 8 en arabe sous le titre de Anfas, où seront posées toutes les questions qui agiteront le champ intellectuel, dans les décennies suivantes.
« Le pas que j'avais franchi découlait normalement de ma révolte et de mes exigences d'écrivain. Les mots de ma rébellion ne pourraient pas être gratuits. Je devais me prendre, les prendre au mot », écrit-il sur son site internet.
Il s'implique dans l'action politique, rejoint les rangs du Parti pour la libération et le socialisme (avatar du parti communiste marocain) le quitte ; il est en 1970, l'un des fondateurs du mouvement d'extrême gauche Ilal-Aman, clandestin par la force des choses et celle du régime de fer .
En 1972, début des années noires, une chape de peur et de silence s'abat sur le pays. Le pouvoir, contre lequel il s’insurge, le fait arrêter. Il est jeté en prison, torturé avec plusieurs jeunes gens et quelques jeunes femmes, idéalistes et révoltés par l'injustice. Son épouse est enceinte de leur troisième enfant, qui naîtra peu après son incarcération ; en 1973, il est condamné à 10 ans de prison, pour subversion et complot contre le régime. Sont présentés pour preuves tous les numéros des revues Souffles et Anfas. Il est enfermé dans la citadelle de Kénitra sous le n°18611, d'où il sera libéré au bout de huit ans et demi, ainsi que quelques compagnons de détention, grâce à une campagne internationale en sa faveur. Tout au long de cette épreuve sa femme le soutiendra par ses lettres et son amour ; en prison, il écrit de nombreux textes qui paraitront sous le titre Sous le bâillon le poème, dédiés à Jocelyne, son épouse, dans l'Œuvre poétique I , éditée par La Différence en 2006.
Écrire, écrire, ne jamais cesser ;
Dix ans. C'est quoi dans l'équation d'une vie ? C'était une aube, au creux de ta chaleur. Quand t'étais-tu endormie ? Quand suis-je rentré, Puis la sonnette s'est affolée. Ils défonçaient la porte à coups de poings. Nous avons su tout de suite. J'ai bondi hors du lit, me suis mis à la fenêtre, ai écarté précautionneusement le rideau. La voiture noire était en bas, dans la rue. Phares éteints. Une Fiat 125. Plus de doute. Puis nous avons entamé les préparatifs, comme pour un long voyage. La sonnette s'affolait. Ils défonçaient la porte à coups de poing.
p.98
Abdellatif Laâbi écrira sans relâche depuis sa prison pour survivre et rester humain, il dira de cette expérience :
La prison m'a beaucoup appris sur moi-même, sur l'étrange continent de mon corps et de ma mémoire, sur mes passions et leur tout aussi étrange labyrinthe de racines, sur ma force et ma faiblesse, mes capacités et mes limites. La prison est donc une impitoyable école de transparence.
« Ai-je jamais écrit avec autre chose que ma vie ? » se demande-t-il quelque part dans son œuvre, question à laquelle pourraient répondre ces mots de Bernard Noël :
Chez Laâbi, tout est dans l’élan immédiat, le souffle, la colère, le cri, il écrit comme le cœur lance le sang, par pulsations. Pareille vivacité fait surgir dans le corps un état rebelle, quelque chose qui dit non, mais elle produit également une réflexion, car tout état physique a sa pensée, et l’on comprend alors ce qu’est la dignité du Laâbi-Poésie : « ne pas céder, ne pas plier, afin de créer l’état propice à la pensée libre. »
Cinq ans après sa libération, en 1985, il quitte le Maroc pour la France, s'installe à Créteil, en Val de Marne, première ville à lui offrir l'hospitalité, où il demeure encore jusqu'ici.
Il entame alors une œuvre importante qui englobe tout à la fois, romans, théâtre, essais, livres pour enfants .
Éloigné de sa terre natale, il y reste profondément attaché ainsi qu'à son peuple et se fait « passeur » de sa culture, en traduisant nombre d'auteurs arabes en français.
Voici ce qu'il en dit sur son site personnel :
La distance prise avec le pays me rapproche de lui. Elle me permet de mieux l'insérer dans une démarche de l'universel. L'éloignement est le nouveau prix à payer. L'écriture y gagne sa vraie liberté et sa vérité en quelque sorte. Elle ne signe plus les subversions. Elle est subversion.
Et ailleurs :
Toujours je reviens
jamais je ne pars
**
Ta plume est propre
ne la trempe pas
dans la glu de la rancœur
**
Tous ceux qui ont assisté à la rencontre organisée à La Maison de la poésie, à Paris, le 13 février 2010, à l'occasion de la sortie du tome II de son Œuvre poétique © La Différence, pourront témoigner de l'absence totale d'amertume chez cet homme, au sourire pacifique et à l'humour taquin.
« Vulnérable par tendresse et compassion, mais intraitable sur le fond.(...)Ainsi Abdellatif Laâbi est un flot de paroles à vif, au plus près, de paroles claires, que seule la mort pourra parvenir à assécher. (…) C'est son secret de savoir se placer toujours au bon endroit de la marche, pour vous glisser son poème concis, exact, qui prend l'avantage sur la confusion ambiante. (…) Sa « rage de tordre le cou à l'indicible » s'est transformée en calme résolution méthodique au fil de ses recueils. » écrit Jean Pérol, dans sa préface au tome II de Œuvre poétique, © La Différence, 2010 p.8/9.)
Ah parole
ma redoutable
toi seule peux me bannir
quand nul tyran ne peut m'exiler
Toi seule peux seller ma monture
lui choisir mors, étriers
et l'engager dans d'effroyables pistes
(extrait) L'étreinte du monde 1993 ibid
Ainsi s'élève-t-il par sa plume contre toutes les injustices du monde, écrit-il en faveur de prisonniers et opposants tels que Nelson Mandela, Abraham Serfaty, et rédige-t-il un superbe poème en mémoire de l'écrivain Jean Sénac, assassiné en Algérie. Le long poème, dédié à Mandela et Serfaty, s'achève ainsi
à tout hasard
souvenez-vous
un homme est en prison
in Tous les déchirements 1990, Soleils aux arrêts, Œuvre poétique I © La Différence, 2006, p.382
Tous les déchirements est un recueil dédié à ses trois enfants, Yacine, Hind et Qods.
Dans la préface de ce même livre, Jean-Luc Wauthier écrit page 17:
Bien au contraire, martyrisé dans la vie concrète, mais sublimé par la vie intérieure, Laâbi dans la lignée des plus grands, a mis sa vision au service de l'homme, au service de la Vie, avec une gravité qui n'exclut pas l'heureuse folie comme pouvait la définir Érasme.
En 1992, son recueil Le soleil se meurt, s'ouvre avec le poème du même nom, dédicacé à André Laude et Serge Pey ; il figurera en première page du tome II de son Œuvre Poétique, paru en 2010. Il faudrait un second article pour rendre compte des 520 pages de cette dernière publication.
(...)
Qui parle
de refaire le monde ?
On voudrait simplement
le supporter
avec une brindille
de dignité
au coin des lèvres
( )
in Le soleil se meurt, Œuvre poétique II © La Différence 2010 p.16
Ce fut grâce à l'intervention d'Abdellatif Laâbi auprès de son propre éditeur, José Vital, que l'Œuvre poétique d'André Laude vit le jour à La Différence, en octobre 2008.
En avril 2006, il reçoit pour l'ensemble de son œuvre le Prix Alain Bosquet, le 30 Novembre 2007, les insignes de Docteur Honoris Causa de l' Université de Rennes 2, en 2008 le Prix Robert Ganzo de Poésie, en 2009 le prix Goncourt de Poésie et en 2011 le Grand prix de la Francophonie de l'Académie Française.
À l'occasion du Printemps des poètes 2009, à la Maison de la Poésie de Saint Quentin en Yvelines, certains d'entre nous ont pu assister à un récital « poésie-chant » – poèmes lus par Abdellatif Laâbi et poèmes chantés par Bernard Ascal, sur une musique de Bernard et Gaël Ascal–reprise d'un spectacle donné en 1999.
Laissons maintenant au poète toute la parole
reddition
simple parole d'allégeance
et la terre pâlit
tourne
la manivelle des siècles
la décoction des armes tourne
m i n é
notre globe est miné
nos voix humaines sont polluées
quand tournent tournent les équations
les racines cubiques de missiles
tourne tourne
la ronde du scorpion
le suicide de l'arachnide
noir comme ma face
ou ce corbeau qui me veille
ma face brûle
comme une coriandre sèche
ma face qui ne me ressemble plus
ma face
t
o
m
b
e
grappe de fourmis et de crachats
ma face crie....
in Le règne de Barbarie (1965-1967), Marasmes, Œuvre Poétique I © La Différence 2006 p.31
****
Écrire.
Dois-je l'avouer. Je n'ai qu'une relative confiance en les mots, quand bien même je les tourne et les retourne dans tous les sens, les prononce à haute voix pour vérifier si le timbre n'est pas fêlé, s'il ne s'est pas glissé dans le nombre quelques unités de mauvais aloi. Et quand je les enfile et les ordonne, je dois me relire et me relire pour m'assurer encore que ce que j'ai écrit n'est ni ésotérique, ni étranger à ce qui est recevable comme le fonds commun de nos peines et de nos espérances. Écrire est une telle responsabilité...
in Sous le bâillon le poème, Poèmes et autres textes de prison 1972-1980, Chronique de la citadelle d'exil, ibid extrait p101
Viennent ensuite ces extraits de longs chants, rédigés dans la prison civile de Casablanca, en 1972 et parus dans le recueil précédent sous le nom L'arbre de fer fleurit, et qui débutent ainsi :
Ma femme aimée
l'aube nous rappelle à la présence
La lutte reprend
et l'amour s'épanouit comme une rose
dans l'arène de l'émeute
Ma main tremble
À la limite
c'est d'un membre que j'ai envie de m'amputer
pour l'élever en offrande jusqu'à toi
cette main justement
qui se dresse pour laver l'affront
oui pour toi
dans l'allégresse de l'émeute
( )p.107
Je n'ai jamais cessé de marcher
vers mes racines d'homme
sans sourciers, sans boussole
sauf ma colère puisée dans le poumon du peuple
et les clameurs inédites de l'histoire
sauf mes yeux
n'ayant rien perdu
du désastre des ruelles
et de la rareté du pain
J'avais mal à mes racines
mes yeux
scrutant le cimetière de la horde
l'itinéraire de fulgurances
Je n'ai rien perdu, rien omis
des sévices de l'Autre ni des miens
rien, entends-tu
C'était l'ère des grands nomadismes
qu'attisait le soleil noir de l'Agression
J'avais urgence de ma face d'homme
Fou
je reviens de ces rêves
et je marche
d'abord
sur la ville
afin de dresser mon réquisitoire
p.109 in Œuvre poétique I © La Différence 2006
****
Lexique
Homme
Terme générique
Désigne celui qui pacifie notre terre
de ses combats
de sa douceur
Peut se rencontrer
sous toutes les latitudes
Mais c'est surtout
celui qui se demande
le pourquoi de chaque chose
et qui s'est ouvert
au continent du don
Planète
Notre terre
cette magnifique « orange bleue »
où la vie a longtemps mûri
pour atteindre
les plus hautes formes de l'intelligence
Une aventure incroyable
qui en valait la peine
Femme
Espèce humaine nouvelle
Marche à pas de géant
Possède une faculté extrêmement développée
pour percer les masques
déceler les infirmités
Se rencontre
dans des zones encore limitées
où le soleil
est au zénith permanent
in Sous le bâillon le poème, Le poème permanent, Œuvre Poétique I © La Différence 2006 p.191 et 192
Les vers ci-dessus, comme les suivants parus dans Au fil de l'étau,furent écrits à la Maison centrale de Kénitra, 1975-1976.
Cellule de prisonnier
Je n'ai jamais voulu parler de toi
cellule de prisonnier
tu étais banale
atrocement familière
comme l'étau qu'on soulève et dépose
à chacun de nos pas
mais voilà
tu t'imposes à moi aujourd'hui
cellule de prisonnier
tes cratères de chaux
s'animant en bestiaire de carnaval
ta porte irrémédiable
la mâchoire ricanante du judas
ta fenêtre au ciel irréel
hélant les nostalgies
Tu es là
en moi
comme un deuxième corps
qui me pousse en dedans et me traverse
après avoir soufflé dans ma poitrine
un vent froid d'exil
et je n'ai pas honte
d'être un peu triste aujourd'hui
dans cette vitrine clandestine de la séparation
je n'ai pas honte de sentir se ramasser en moi
cœur haché tout fumant
l'immanquable tragédie
qui côtoie en toute marche
le bonheur des certitudes finales
in Sous le bâillon le poème, Au fil de l'étau,Œuvre Poétique I © La Différence 2006, p.197
****
J'aime notre expérience humaine
J'aime notre expérience humaine
Quand je pense à ce que fut notre histoire
depuis l'apparition de la vie
à ses formes les plus élémentaires
jusqu'à cet être controversé qu'est l'homme
le déploiement foudroyant de l'intelligence
oui cette expérience valait la peine
et je le dis sans ambages
je suis un fanatique de notre espèce
in Sous le bâillon le poème 2 Ibid p.259
****
Soudain, la vie
la rose de liberté, quand elle s'ouvre
ne se referme plus
rose persistante
née de trois éléments
au même instant que le mal
sans lequel elle serait invisible
sans parfum, trompeuse
telle une fleur artificielle
Avec elle
prends ton temps, l'étranger
car dorénavant elle te sera
unique trésor
unique héritage
depuis que Fès est sortie de la mer
pour t'y jeter
avec un pétale de reconnaissance
et la parole secrète
qui demeurera secrète
jusqu'à l'autre départ
le véridique
quand ta voix s'effilochera peu à peu
au levant de l'oubli
quand ton odeur disparaîtra de tes habits
quand nul femme ou ami
ne s'émouvra plus à ton souvenir caduc
in Tous les déchirements, Migration Œuvre poétique I, La Différence 2006 p.362 /363
Bibliographie sélective
- Œuvre poétique I © La Différence 2006
- Œuvre poétique II © La Différence 2010
Internet
- Site officiel d'Abdellatif Laâbi
- Abdellatif Laâbi dans Poezibao
- Abdellatif Laâbi et Mohamed Dib
Contribution de Hélène Millien & Roselyne Fritel
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