De son nom de baptême, Marie Josèphe Jeanne, née à Luxembourg, le 27 octobre 1942, José Ensch a été professeur de langues et de lettres au Lycée Robert Schuman, membre de l'Institut grand-ducal du Luxembourg, elle est décédé le 4 février 2008 dans cette ville à l'âge de 65 ans.
Mon hiver est de silence
de soc fendu
et de vin sidéré
Ailleurs il pleut des forêts
leurs dérives sont pareilles
au soir qui s'endort
Mon hiver est un troupeau bleui
une force en péril
une épine
Hors des lieux mon été
son poids de velours
quand plus loin le siècle se poursuit
in Le profil et les ombres © Librairie Bleue 1995 p.75
Son amie et poète, Gisèle Prassinos, écrit dans la préface de ce recueil : « José Ensch, à quinze ans, était déjà poète. Mais pour elle seule, elle ne montrait pas ses vers. Ce fut seulement après trois années d'amitié qu'elle osa m'en proposer à lire, tant elle doutait de son talent. Mes compliments ne l'ont pas convaincue, je crois. Pourtant la poésie lui est si vitale, qu'elle a continué d'écrire, de plus en plus prolifique, malgré le peu de loisir que lui laisse l'exercice de son métier. Car elle est professeur de français, elle aime les jeunes et sait se mettre de plain-pied avec eux.
C'est avant 1984 que bon nombre de revues françaises et étrangères (elle a été traduite en plusieurs langues) la découvrent. À cette date-là, la Galerie Simoncini-Éditeur, de Luxembourg, publie L'Arbre, un très beau recueil imprimé sur vélin d'Arches et orné d'illustrations de Mario Prassinos–frère de celle-ci–
L'année suivante, déjà, l'Institut Grand Ducal lui demande des textes pour sa collection. Ils paraîtront sous le titre Ailleurs c'est certain. Dès lors, on ne cesse de lui réclamer des poèmes. »
L'ensemble de ce recueil est dédié par l'auteur à son amie Laure Rohdewald-Geisen.
Elle fut de fleuves lents
et de lacs si grands
que les vents y déposent leurs manteaux
Elle fut de graine et d'ombre claire
de patience dans le lointain
et de laine pour l'hiver
Avec ses plis sans hâte vers la mer
elle fut la soif et la source
où s'agenouillent les bergers
Ibid p.27
Le recueil suivant, Dans les cages du vent paraît aux éditions luxembourgeoises Phi en 1997, il lui vaudra le Prix Servais, en 1998.
Dans les marges du jour
ces éclats de sabots
ces mots sans allégeance
ces longues lumières qui vont s'effilant
jusqu'au grain du miroir
où glissent les corps avant de sombrer...
Sur les crêtes et jusqu'aux bords
ces fleurs que les lances du vent érigent
et font fléchir dans les ombres en retrait
lucides pourtant...
Et les portes battent sur le sel
la ferveur du mica en ses portraits
les galbes fortuits qui lévitent
la fatigue des fonds
Ici l'herbe est grise dans la cour
Les arbres au loin ont la tête en bas
maisons amnésiques
Ô les vitres claires des saisons
les yeux des enfants
et leurs rires, ces textes légers
qui se mêlent aux feuilles.
In Dans les cages du vent, I Les augures somnolent (Christopher Nolan) © éditions PHI 1997, p.8
Un vaste souffle balaie ces vers, souffle qui évoque Saint-John Perse, dont l'auteur fut une fervente lectrice. On lui trouve ailleurs, des accents de Pierre Reverdy.
Soudain ces grands gestes muets
ces failles dans le temps
ces bouches aux lèvres de glaise
Aucun soleil pourtant n'a coulé
aucune chute n'a eu lieu
les saisons portent leurs armes
les miroirs mangent les cris
et ton visage de ciel nu
surgit à leur surface
Viens, demeure ou viens encore
Avec toi, la terre retrouve l'âge des feux premiers.
Ibid p.22
Elle écrit avec toute la distance et la retenue dont elle est capable, tandis que le mystère de son écriture et de ses sources demeure intact, cependant l'originalité du ton frappe d'emblée.
Parlant de sa poésie dans un entretien accordé à Voix d'écrivains, qui vous est accessible par internet, elle dit en résumé, ceci: Il s'agit avant tout d'être réceptif et de se laisser toucher par ce qui vient, sans se laisser corrompre, puis de faire avec ce qui vous bombarde en le transformant en votre propre substance, puis de le donner, transfiguré ; écrire est un exercice ascétique, je m'astreins à rester pure, certes c'est un luxe mais écrire c'est donner, la langue est moyen de communication et, plus encore, moyen de communion.
Plus loin, elle insiste sur le rôle de la voix, qui fut dès les débuts l'instrument d'excellence de la poésie, non seulement par la justesse indispensable de la diction mais par son siège même, au niveau du plexus, réceptacle de toutes les émotions et lieu d'origine du souffle, au propre comme au figuré, profondeur où s'enracine l'être, corps et esprit.
Vous pourrez l'entendre dire également quelques uns de ses poèmes, sur ce même site.
En 2008, paraît chez Phi, préfacé par René Velter, poète et ami luxembourgeois, L'aiguille aveugle. Le livre est dédié à Gisèle Prassinos, l'auteur choisit d'y mettre en exergue cette phrase de René Char, tirée de À une sérénité crispée : Le monde jusqu'ici toujours racheté, va-t-il être mis à mort devant nous, contre nous ? Criminels sont ceux qui arrêtent le temps dans l'homme pour l'hypnotiser, pour perforer son âme .
À sa manière sobre et sublime, elle balise le chemin qui lui reste à vivre.
Les morts sont d'étranges voyageurs
la terre a les lèvres blanches
les colombes sont chimères sur les toits
Le vent se noue
autour des corps
Il y a des lambeaux d'enfance
et des branches à contre-jour
sur du bleu géant
Et toutes ces femmes
couronnées de serpents
au bord des lavoirs
aux pierres patiemment polies
La mer est oblique
et l'enfant se perd
dans les empreintes du vent
Il y a des fleurs scellées
Un mendiant lit dans les étoiles
L'éphémère s'éternise
p 49/50
****
Le verre est plein de jour
jusqu'au bord
Intact, le jour
malgré la nuit qui songe à venir
avec les morts debout
dans une flamme brève
Or le deuil est absent
quand tourne le ciel
Au versant du temps
fleurissent les roses muettes
tel le vol des oiseaux
leur sigle ailé vers l'ailleurs
une mémoire qui défaille
sans fin.
p.93
****
Le temps n'existe plus
et le rien le remplace
qui se colore
de moire chavirée
terre et mer confondues
Ne cherche pas
les dieux gardent le secret
quel que soit leur nom
Il faut tourner les pages
qui restent
riches de deuil et d'étonnement
tels les oiseaux condamnés
et les fleurs qui haussent
la tête pour te voir et t'examiner
p 112
Sa mort, le 4 février 2008, précède de peu la sortie de L'aiguille aveugle mais d'autres ouvrages sont déjà en chantier.
Elle a choisi Façades, pour titre d'un recueil, composé d'ultimes poèmes inédits, écrits entre septembre 2007 et janvier 2008. Il paraîtra en janvier 2009 aux éditions Estuaires ; y figurent plusieurs reproductions de ses poèmes manuscrits.
Ses poèmes, autrefois jaillis d'un corps à corps sans merci avec la vie, roulant parfois leur dissonance tels des orages, se sont, ici, en partie apaisés.
Michèle Nosbaum, dans la préface de ce livre, évoquant l'été qui a précédé sa parution, écrit : « À quelque distance, j'admire en silence celle qui écrit. Cette main d'enfant qui court sur la page est appliquée, moins nerveuse que lorsque je l'ai connue il y a vingt ans. Il y a des pauses que la douleur physique lui impose ; il y a les pauses, plus rares, qu'elle-même s'octroie pour respirer et mieux capter le lieu de vie du poème. Car José, si elle est plus loin des grandes secousses telluriques, n'a pourtant jamais quitté cette récurrente nostalgie, et la révolte ancienne cède souvent la place à la résignation. Mais c'est toujours le chant et l'opulence des images, souvent dans une écriture simplifiée, comme une nouvelle intimité .
José, assise dans le soleil du matin, semble regarder vers un ailleurs dont elle a naguère parlé. Ou bien, est-ce l'ailleurs qui vient à elle ? »
La clarinette monte au ciel
et la terre lui répond
dans ses graves sillons
Les montagnes mûrissent
et la mer y consent
de toutes ses crêtes
Sens battre ton cœur
car ton temps est compté
In Façades © Estuaires 2009 p. 26
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Il rendit la parole aux morts
et leur silence fut éloquent comme jamais
Les orgues chantaient
– leurs claviers d'ombre et de miel –
Debout devant les fleurs offertes
– jaune soleil –
sous ciel d'averses et de plomb
il rendit grâce
au courage venu d'ailleurs
Ibid p.27
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L'adresse de son cœur
est inconnue
mais les lettres
lui arrivent
d'orages et d'amour
Il se tait depuis longtemps
il ne compte ni nuits ni jours
sauf les messages
qui ne lui sont pas adressés
La nuit en lui est un alcool fort
que le sommeil protège
comme un ami défunt
Ibid p.28
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L'orgue se tait
pour les violons
mais parfois il intervient
de toutes ses trompettes
Enfant mécréant
les feuilles te manquent
pour épouser la clarinette
qui épouse ta douleur
ibid p.29
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À contre-temps
les vents et les marées
les cors, les violons
les flûtes qui appellent
la grande nappe des sons
jusqu'à l'apnée
que toi seul atteins
Ibid p.51
La nuit les façades furent unanimes
et les fenêtres les montraient
oubliées ou fermées
sur un seul silence
Leurs yeux présentaient
un deuil, un répit, un repos
l'ombre étrange des arbres endormis
ou secoués par le vent
Ce vent en lui
aveugle lui-même
cherchait une lueur
qui l'aurait guidé vers un jour nouveau
Ibid p.53
ce poème figure avec sa version manuscrite, ci-jointe, à la page 52, daté des 1/8 décembre 2007
Un autre ouvrage, entrepris à l'instigation d'un poète tunisien, Jalel El Gharbi et illustré par Iva Mrázková, était en cours de réalisation avant le décès de José Ensch, sous la forme d'un album allant de l'amande ...au vin. Elle put, in extrémis, en consulter les premiers feuillets. Il est paru depuis, superbement édité par Mediart en 2009
Un article de Paul Mathieu, paru le 7/02/2008, à la rubrique littérature du journal Le jeudi, au Luxembourg, en explique le projet ; il s'agit d'un abécédaire, glossaire d'une œuvre, qui reprend les termes préférés du poète en développant leur sens, « ainsi pour l'abeille dont on signale qu'elle est signe de vénération de tout cela qui est humble. »
Il convient de signaler également le prochain hommage, qui sera rendu à José Ensch, à Luxembourg, le 25 mars prochain, à l'occasion d'un concert et de la présentation d'un CD-livre comportant 6 de ses derniers poèmes sur des musiques de Léos Janacek, de Lili Boulanger et autres musiciens.
Enfin, pour clôturer cette présentation, ces derniers vers à l'image de la poésie qui n'a pas de frontière et survit à ceux qui l'écrive :
Avec des restes de nuit
des hochets qui résonnent sans fin
des images dans la bouche par nul son remuées
et des yeux écaillés que nulle pluie ne touche...
Ô les pourpres du soir sans brasier
et cet art de marcher sur des terres apatrides...
In Dans les cages du vent © éditions Phi 1997 p.160
Bibliographie
- Ailleurs...c'est certain, © Simoncini Luxembourg 1984
- L'arbre, © Institut Grand Ducal Luxembourg 1985
- Le profil et les ombres, © Librairie Bleue Troyes 1995
- Dans les cages du vent, © éditions Phi 1997
- Prédelles pour un tableau à venir, © éditions Estuaires 2006
- L'aiguille aveugle, © éditions Phi 2008
- Les façades, © éditions Estuaires 2009
- José Ensch : Glossaire d'une œuvre. De l'amande ...au vin de Jalel El Garbi, © Mediart 2009
Internet
- sur Poezibao, un article de Laurent Fels
- sur Voix d'écrivains, un enregistrement de l'auteur
- et LSV, le site d'auteurs luxembourgeois
- et celui annonçant la sortie du CD mentionné et un concert hommage à venir
Contribution de Roselyne Fritel
Superbe découverte ! Merci (ainsi qu'à Stéphane Chabrières qui m'a montré le chemin). Très modestement, j'adhère complètement à l'idée de se laisser TRAVERSER pour écrire ainsi qu'à l'importance de l'oralité.
Sous le choc !
Rédigé par : Claire Massart | 08 février 2020 à 17:45