L’écrivain Erri de Luca subit les foudres de la justice de son pays qui l’accuse d’incitation au sabotage du chantier de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin. Le procès engagé qui verra sa prochaine audience le 16 mars 2015 peut conduire à une condamnation qui va d’un à cinq ans de prison, condamnation contre laquelle Erri de Luca a déjà prévenu qu’il ne ferait pas appel.
Qu’en est-il ? Le 1er novembre 2013, Erri de Luca a déclaré au Huffington Post : « Le Lyon-Turin doit être saboté. C’est pour ça que les cisailles étaient nécessaires. Il ne s’agit pas de terrorisme. Elles sont nécessaires pour faire comprendre que la ligne à grande vitesse est un ouvrage nuisible et inutile. Le dialogue avec le gouvernement a échoué, les tentatives de médiation ont échoué : il ne reste donc que le sabotage. »
L’écrivain est un soutien de longue date des militants du No TAV qui luttent contre le projet ferroviaire. Cette opposition, ils la justifient par les conséquences destructrices de la nature, de l’environnement du Val de Suse, cette magnifique vallée du Piémont, par la pollution massive et dangereuse que le percement d’un long tunnel va provoquer. Ils dénoncent par ailleurs l’occupation quasi militaire déployée sur la zone du chantier pour le protéger et les conditions d’insécurité dans lesquelles travaillent les ouvriers soumis à des risques pour leur santé.
« L’utopie n’est pas un point d’arrivée, mais un point de départ. On imagine et on veut réaliser un lieu qui n’existe pas.
Le Val de Suse se bat depuis une génération pour la raison inverse : pour que le lieu existe encore. Non pas celui imaginé par ceux qui, du moment qu’ils réalisent un profit sur un des nombreux grands travaux, sont indifférents aux préjudices causés à la santé publique. Une utopie, et des pires qui soient, est l’asservissement d’un territoire à une spéculation déclarée stratégique pour de plus grands abus. Le percement et la pulvérisation des gisements d’amiante horrifient tous ceux qui sont au courant des terribles méfaits d’une dispersion de ses fibres toxiques. Pour moi, c’est un viol de territoire. »
In La parole contraire, © Gallimard, 2015, p.19
En s’associant à cette lutte, Erri de Luca ne fait que rester fidèle à des engagements qui sont les siens depuis toujours. Son engagement dans le mouvement d’extrême gauche Lotta continua et les responsabilités qu’il y exerça, la vie d’ouvrier qu’il mena durant de longues années, témoignent de sa sensibilité et de sa réflexion autant que de son action pour un monde meilleur. Par ailleurs, un roman tel que Le poids du papillon dit son amour et son respect de la nature, en particulier de la montagne qu’il pratique en alpiniste exercé. Si aujourd’hui Erri de Luca est proche de l’altermondialisme et écrit des livres parce qu’il a « hérité des désirs de son père », il revendique toujours le droit à la parole contraire, ainsi qu’il l’exprime dans un pamphlet déjà cité plus haut, publié récemment chez Gallimard dans une traduction de Danièle Valin.
« La parole contraire a été mise sur un piédestal de valeur : pénale pour les juges, constitutionnelle pour moi. La liberté de l’affirmer est une question qui dépasse mon cas. Aujourd’hui, elle est sous la menace d’une arme à silencieux. Je ne crois pas qu’on arrivera à la soumettre en dehors de cette salle, qu’on n’y arrivera pas avec moi. J’ai été formé à l’école du XXe siècle où les écrivains, les poètes ont payé le prix fort pour leurs paroles. De nombreux exemples m’ont appris la ligne de conduite à tenir face aux silencieux.
[…] En marge du droit de parole contraire, je souhaite écrire qu’il s’agit pour moi de devoir.
Si je ne le faisais pas, si je me taisais par convenance personnelle, préférant m’occuper de mes affaires, les mots se gâteraient dans ma bouche. Mon vocabulaire d’écrivain tomberait malade de réticence, de censure. Je perdrais la belle compagnie que me tient l’écriture depuis l’âge lointain de ma première petite histoire. Pour moi, en tant qu’écrivain et en tant que citoyen, la parole contraire est un devoir avant d’être un droit. »
In La parole contraire, © Gallimard, 2015, p.37-38
Cette lutte, cette parole contraire qui devient un devoir rejoignent l’actualité doublement. D’une part, elles font écho aux autres combats menés en Europe, et ailleurs dans le monde, par des petites communautés pour défendre leur survie contre les entreprises de grandes sociétés sans état d’âme, guidées par le seul intérêt de la rentabilité financière et la pression de leurs actionnaires. D’autre part, le procès de Erri de Luca a lieu, à l’heure où la manifestation du Printemps des poètes a pour thème cette année « L’insurrection poétique ». L’auteur déclarait récemment au Corriere della Sera : « Si mon opinion est un délit, je vais continuer à le commettre. Je subis un abus de la part de ceux qui veulent détruire ma liberté d’expression. Moi, au pire, je peux être coupable d’incitation à la lecture, et, en étant optimiste, d’incitation à la formation d’opinion. Je ne suis qu’un écrivain. »
Je ne peux qu’adhérer à de tels propos et on peut rêver, à les lire, et aussi à lire le florilège de textes contenus dans l’anthologie du Printemps des poètes, à paraître prochainement aux éditions Bruno Doucey, on peut rêver que les poètes participent en nombre à la défense de cette liberté d’expression. On voit là que ce ne sont pas seulement les spectaculaires et meurtrières agressions du type de celles perpétrées récemment à Paris, qui veulent l’empêcher, mais aussi, très insidieusement, la force brutale drapée d’un droit inhumain, de l’économie aveugle et anonyme. L’histoire n’est pas neuve, elle ne fait que se répéter. Qu’on lise pour aller dans ce sens La rhapsodie pour Hispaniola de Jean Métellus, une longue chanson de geste qui raconte la destruction d’une civilisation sous les coups des conquistadors espagnols, avides d’or et de biens matériels.
Pour autant le combat est-il perdu d’avance ? Non pas si l’on pense comme Erri de Luca que « la littérature est un point d’arrivée qui ne répond ni aux genres ni aux thèmes. Il survient, et alors c’est une fête pour celui qui lit. » Non pas si l’on est convaincu que l’écriture peut « inciter à un sentiment de justice, qui existe déjà, mais qui n’a pas encore trouvé les mots pour s’exprimer et donc être reconnu. »
Concluons avec ce poème de Jack Hirschman.
Actualités
La nuit des sans-abri
descend maintenant
en nous tous.
Les promesses idiotes
ont rencontré le mur.
Stop.
Tous les jours
bercés d’espoirs percés.
Pipés, filoutés.
Nous nous exprimons,
mais c’est récupéré par
un inconnu payé
pour tout rat-porter en pleine
année du Chien : le monde
des ventreprises
ouvre sa gueule
de mort. Qu’en sort-il ?
Tout ce qu’elle connaît :
Profits ! Profits !
Jimmy meurt à côté
d’une grande poubelle,
Cynthia vit à l’intérieur
d’une autre.
Cinq écoles ferment leurs
portes aux mômes, pendant qu’Exxon
annonce trente-six milliards
de Profits ! de Profits !
M. le Maire, M. le Meilleur,
les gens ont besoin de vous
pour gérer les cadavres
insister pour qu’ils arrêtent
d’empuantir la ville,
mais qu’ils sortent leur pèze,
qu’ils continuent de banquer
jusqu’à ce qu’ils reviennent
à de la vie humaine.
Dans cette nuit sans domicile fixe
où la peur du chômage
fait bleuir même le dessus
de nos mains, avec les mensonges
sur la guerre et le
mécanisme obscène des
Profits, notre patience
à bout se déverse
dans les rues et hurle :
« Approchez ! Approchez !
Nous n’étions rien
nous serons tout ! »
(Voir page suivante,
prochaine revendication et
prochaines actions. À suivre…)
In Je sens qu’on me balance un coup de latte dans les reins, 2011
et L’insurrection poétique Manifeste pour vivre ici © Bruno Doucey, 2015, p.157-159
Bibliographie
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Erri de Luca, La parole contraire, © Gallimard, 2015
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Erri de Luca, Le poids du papillon, © Gallimard, 2011
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L’insurrection poétique Manifeste pour vivre ici © Bruno Doucey, 2015
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Jean Métellus, Rhapsodie pour Hispaniola, © Bruno Doucey, 2015
Internet
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Erri De Luca, paroles de haute mer, un article de Jacques Décréau dans La Pierre et le Sel
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Erri De luca et le “ sabotage ” de la ligne Lyon-Turin : la prison contre le droit d’expression ?, un article de Télérama
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iostoconerri, une initiative de soutien pour Erri de Luca sur internet
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Erri de Luca, article Wikipédia
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No TAV, article Wikipédia