Je termine la lecture du Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann, un gros pavé de plus de 750 pages en Folio qui cependant, se dévore avec passion.
Quelle traversée du siècle ! Le parcours existentiel de Claude Lanzmann n'est pas commun. Il l'est si peu qu'on n'a pas à l'envier tant la succession des événements, des rencontres, des circonstances, confine parfois à l'improbable. Et ce fut cependant la réalité de cet honnête homme que sa naissance, son éducation puis les combats de la Résistance ont conduit à s'engager pour le reste de ses jours.
Claude Lanzmann est un homme de convictions, parfois polémiste jusqu'à la rupture. Il ne s'en cache pas, mais le récit de son existence n'emporte pas moins le lecteur dans un XXe siècle où le combat intellectuel ne le cédait en rien aux affrontements partisans, où l'intime se mêle à l'histoire quand il évoque la disparition d'Évelyne Rey, sa jeune sœur, quand il raconte le compagnonnage de Sartre et Beauvoir et les années de vie commune avec cette dernière, traçant d'elle le portrait affectueux et fidèle d'une femme à qui l'intellect n'avait rien enlevé de sa profonde humanité.
Évidemment, au cœur de ce livre, il y a l'aventure longue et difficile que fut celle de Shoah. On mesure aujourd'hui l'investissement que cela fut durant les 12 ans nécessaires à la réalisation du film. Depuis sa sortie, Shoah n'a cessé de provoquer réactions, commentaires, analyses, il est devenu une référence incontournable de l'histoire du XXe siècle. Le lièvre de Patagonie est fait de personnages et du témoignage charnel, subjectif d'un homme, Shoah est le film d'une absence, une absence plus parlante que quiconque quand les lieux, les chiffres, les mots des témoins, des bourreaux formulent plus que l'affect, le constat de ce qui fut. C'est encore Simone de Beauvoir qui écrivait dans le Monde en avril 1985 :
"Il n'est pas facile de parler de Shoah. Il y a de la magie dans ce film, et la magie ne peut pas s'expliquer. Nous avons lu, après la guerre, des quantités de témoignages sur les ghettos, sur les camps d'extermination ; nous étions bouleversés. Mais, en voyant aujourd'hui l'extraordinaire film de Claude Lanzmann, nous nous apercevons que nous n'avons rien su. Malgré toutes nos connaissances, l'affreuse expérience restait à distance de nous. Pour la première fois, nous la vivons dans notre tête, notre cœur, notre chair. Elle devient la nôtre. Ni fiction ni documentaire, Shoah réussit cette recréation du passé avec une étonnante économie de moyens : des lieux, des voix, des visages. Le grand art de Claude Lanzmann est de faire parler les lieux, de les ressusciter à travers les voix, et, par-delà les mots, d'exprimer l'indicible par des visages.
Ce film et ce livre ont le très grand mérite de n'exprimer aucune nostalgie, de ne pas s’appesantir sur ce passé dont ils témoignent avec toute la force du vivant.
On ne répétera jamais assez que la mémoire se cultive, que ce n'est pas en assénant des documentaires et des reportages à l'envi qu’elle est construite. Claude Lanzmann donne du temps au temps, il mène une réflexion nécessaire dont les partis-pris revendiqués n'empêchent pas la lucidité. Il s'inscrit dans la lignée des combattants de la pensée, des pourfendeurs de l'obscurantisme et ses mémoires maintiennent la porte ouverte de l'espoir. Et c'est ainsi que dans le Monde encore, en 2009, Serge July écrivait :
"Ce diable d'homme a entrepris cette aventure dans les grottes souterraines de sa mémoire, pour se prouver à lui-même et pour le clamer à ses contemporains, avec un orgueil de 20 ans, que sur lui, "le temps n'a jamais cessé de ne pas passer" sinon de manière très superficielle, et que sa manière d'être au monde, aujourd'hui, comme hier, est la même, avec un étonnement et un enthousiasme que rien n'a entamé."