Le petit livre noir de Marie Uguay, intitulé Poèmes est paru en mars 1994 aux Éditions du Noroît . Il rassemble les 2 recueils parus de son vivant Signe et rumeur (1976), L'outre-vie (1979) et Autoportraits (1982), livre posthume qu'accompagne Derniers poèmes.
À peine 150 pages d'une densité et d'une originalité peu communes chez un très jeune poète ; sa vie fut brève et douloureuse, vous la découvrirez à la fin de cette présentation.
« je me couche en toi
et je reste inassouvie comme le plus pur hiver
qui reste sans bruits »
p.12
« nos gestes s'entrouvrent
avec le déploiement des matins
avec l'attente émerveillée
des racines et des eaux souterraines
et s'écoulent comme des rivières »
p.26
« au soleil de cinq heures
cette concordance entre
chaque mot et une partie
du rêve que nous cherchons
avec assiduité et détresse »
p.28
« souvenir odorant des pages
lecture derrière les vitres trempées
languissement des caresses
plusieurs envols ont créé ce tremblement des mots
brèche lourde du soleil »
p.30
extraits de Signe et rumeur
« L'outre-vie c'est quand on n'est pas encore dans la vie, qu'on la regarde, que l'on cherche à y entrer ; On n'est pas morte mais déjà presque vivante, presque née, en train de naître peut-être, dans ce passage hors frontière et hors du temps qui caractérise le désir. Désir de l'autre, désir du monde. Que la vie jaillisse comme dans une outre gonflée. Et l'on est encore loin. L'outre-vie comme l'outre-mer ou l'outre-tombe. Il faut traverser la rigidité des évidences, des préjugés, des peurs, des habitudes, traverser le réel obtus pour entrer dans une réalité à la fois douloureuse et plus plaisante, dans l'inconnu, le secret, le contradictoire, ouvrir ses sens et connaître. Traverser l'opacité du silence et inventer nos existences, nos amours, là où il n'y a plus de fatalité d'aucune sorte. »
Il s'agit de la première page de ce recueil, qui en a 60, et en voici la dernière :
« J'irai partout ailleurs
l'hirondelle la fumée les roses tropicales
c'est tout le matin ensemble
puis l'homme que l'on aime et que l'on oublie
je serai bien le jour
dans la moisissure d'or
qui traîne dans toutes les capitales
et le tapis usé les ascenseurs
je n'ai plus d'imagination
ni de souvenirs forcément
je regarde finir le monde
et naître mes désirs »
Le recueil qui suit Autoportraits paraît avec des photographies de Stéphan Kovacs, qui partagea sa vie. En voici quelques extraits :
« tout ce qui va suivre
maintenant t'appartient
des traces du rideau
et de la surface du sol
des plis du clair-obscur
à l'étang parfait de la nuit
et le mouvement très pur des respirations
le destin imaginaire des mains
c'est pour toi qu'il tremble
ce passage furtif et dérisoire
de clartés aux profondes strates
et l'ombre s'agrandit
au-dessus des montagnes
pour toi ce tremblement
qui complique l'espace
inaugure le déclin
de tant de splendeurs
toute la vacance
qui juge ses fleurs
et prépare ses fruits
p111
je t'inscris en tout ce qui n'est pas moi
tu as soif
les moindres jours nous ressemblent désormais
les vents vieillissent
tu es debout sur le bois sauvage des ans
et tu t'en viens vers tant de blancheurs recueillies
tableaux du corps
l'amour écorché vif passe sur la ville
comme sur un miroir
p.117
Le recueil propose encore quelques Derniers poèmes, dont celui de la page 142.
j'écris pour votre solitude ce soir
mes mots n'atteignent pas la surface de l'eau
rien ne bouge au fond des yeux
nul ne remue dans la ville interne
nulle racine ne prolonge sa soif
aucun or glacé ne souffle sur le fleuve
mais la rive basse luit dans ses rails mouillés
ses silos et le mica lunaire de ses comptoirs
vous êtes seul à chercher des mains votre oubli
(mais aucune hésitation pour cette absence)
Poésie et « profonde exigence » furent, selon ses propres mots, la quête de Marie Uguay ; sur la quatrième de couverture du petit livre noir, on peut lire, écrit de sa main : « La poésie est arrivée. Quiconque en éprouve vraiment le plaisir ne peut oublier sa profonde exigence. Elle est le livre parfait auquel on aspire toujours. Celui qu'aucune lecture ne pourrait épuiser et aucune histoire résumer. Celui dont la densité de diamant puise à toutes les sources de la vie tel qu'aucune mort ne peut l'atteindre ».
Vie longue ou vie brève l'essentiel est ce qui demeure, dans l'outre-vie des mots.
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Marie Uguay naît à Montréal le 22 avril 1955, de son vrai nom Lalonde. Elle prend pour nom de plume celui de son grand-père maternel, César Uguay, originaire de Marseille . La parution aux Éditions du Noroît de son premier recueil, Signe et rumeur, avec calligraphie et dessins de l'auteur, en novembre 1976, suit de peu le décès de ce dernier.
En 1977, on lui détecte un cancer des os, qui entraîne l'amputation d'une jambe et des traitements préventifs.
En 1979, elle publie L'outre-vie , toujours aux Éditions du Noroît
D'autres poèmes paraissent dans diverses revues canadiennes comme Estuaires, Vie des Arts et Possible.
En 1980, le cancer atteint le poumon et exige des traitements extrêmement lourds, qui ne parviendront pas à juguler le mal ; après une brève rémission, elle meurt le 26 octobre 1981.
Autoportraits paraît de façon posthume chez le même éditeur avec des photographies de Stéphan Kovacs, en 1982 , ainsi que Poèmes en 1986, qui comprend les recueils précédents plus Poèmes inédits, accompagnés des photos du même artiste. Cette édition est toujours disponible, sans les photos, aux Éditions du Noroît.
Dans le mois qui précède sa mort, elle a répondu aux questions de Jean Royer, lors d'un enregistrement filmé par Jean-Claude Labrecque et produit par l'ONF.
En 2005 les Éditions Boréales ont publié son Journal. Elle y écrit : « A-t-on déjà vu quelque chose de plus pur que ce blanc qui ruisselle à l'appel du noir ? Mon amour mon événement mon poème blanc. Page blanche et la tache du mot en noir. Sur un rouleau qui défie et l'espace et le temps, rouleau de soie blanche où quelques feuilles de bambou comme une écriture nerveuse. Tout respire, n'est que rythme, comme un pouls, une marée. Source secrète rendue visible. Promesse tenue. J'ai le goût d'écrire rien que pour voir vibrer cette lumière tout autour. » (extrait page 237)
Bibliographie
- Poèmes © Boréal, 2006
- Journal © Boréal, 2005
Internet
-
Une page Marie Uguay sur le site de l'écrivain Patrick Simon
-
Une lecture du Journal de Marie Uguay par Patrick Rivet
-
Sur le site de Ville-Émard qui a donné le nom de Marie Uguay à sa maison de la culture.
Contribution de Roselyne Fritel
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