Alors que la NRF vient de publier Insomnie, un nouveau recueil de Marina Tsvétaïéva dans la collection Poésie/Gallimard, et que le Théâtre des Abbesses présentera en octobre Vivre dans le feu, une adaptation de sa vie, à partir de ses carnets, de sa correspondance et de ses poèmes, il convient de rappeler brièvement le parcours de cette femme d’exception, qui resta trop longtemps méconnue.
Au cours d’une vie pleine de bouleversements, elle connut la tempête de la révolution russe, les tourments de l’exil et l’agonie du retour au pays. Marina Tsvétaïéva est née à Moscou en 1892. D’un père qui a fondé le Musée des Beaux-Arts, l’actuel Musée Pouchkine. Et d’une mère pianiste de talent et passionnée de poésie. Elle a 14 ans lorsque sa mère meurt de tuberculose. En 1908, elle publie ses premiers poèmes dans des revues. En 1912 elle épouse Sergueï Efron, et donne naissance à deux filles : Ariadna en 1912 et Irina en 1917.
Lorsqu’éclate la révolution d’octobre, son mari rejoint le camp des Blancs, « erreur fatale » reconnaîtra-t-il par la suite. Elle reste plusieurs années sans nouvelles de lui. En 1920 leur fille Irina meurt. Ayant appris que son mari s’était réfugié en Bohème, elle part le rejoindre en 1922, pour un exil de 17 ans. La famille s’installe d’abord à Prague où naîtra leur fils Mour en 1925. Trois années de bonheur, écrira Marina. Puis l’exil se poursuit en région parisienne durant 14 ans (1925- 1939).
En 1926 elle commence une correspondance avec Rilke, quelques mois avant sa mort. En 1930, après le suicide de Maïakovski, dont elle avait célébré la poésie, elle rompt avec le cercle de l’émigration russe parisienne. Face à des conditions de vie de plus en plus précaires, elle n’écrit plus guère de poésie. En 1937 son mari, qui s’est rapproché du pouvoir soviétique, part pour Moscou, où sa fille Ariadna va le rejoindre. En 1938 après l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée allemande, Marina Tsvétaïéva compose un recueil de poèmes en hommage à ce pays qu’elle a tant aimé.
En 1939 elle rejoint sa famille à Moscou. Mais sa fille Ariadna, puis son mari sont arrêtés peu après. Sans domicile fixe, elle mène une vie d’errance avec son fils Mour, vivant de quelques traductions que lui procure Pasternak. En 1940 elle rencontre Anna Akhmatova. Lorsqu’en juin 1941 les armées hitlériennes envahissent l’URSS, elle est évacuée en pays tatare, où déprimée elle se suicide 2 mois plus tard. Son mari sera exécuté en octobre 1941. Son fils Mour, enrôlé dans l’armée en 1944, partira pour le front, où il mourra au combat. C’est en grande partie grâce à sa fille Ariadna, revenue du goulag en 1955, que nous connaissons l’œuvre de Marina Tsvétaïéva .
Marina Tsvétaïéva a souffert de s’imaginer que sa mère lui préférait sa sœur cadette. Et la mort prématurée de sa mère a laissé en elle cette non-reconnaissance « comme une blessure à jamais ouverte, mais aussi comme une source d’inspiration pour la vie entière », écrit Véronique Lossky. De là provient cette soif d’amour inextinguible qu’elle va chercher dans de multiples relations amoureuses impossibles, souvent illusoires ou décevantes, et presque jamais concrétisées dans la vie, mais toujours transfigurées dans la poésie. Sa souffrance résulte d’une absence, d’un non-accomplissement ou d’un manque. Une fois la maladie d’amour passée, restent les poèmes, sa seule vraie passion étant la création.
Marina Tsvétaïva est une rebelle, intrépide et insoumise, qui n’épouse aucune cause, refusant tous les conformismes. Une telle soif d’indépendance l’a mise à l’écart de tous les milieux littéraires de son époque. Écorchée vive, elle écrit pour ne pas mourir, car il lui faut absolument évacuer ce feu intérieur qui la possède, sous peine d’en être consumée. En elle tout brûle et tout flamboie. C’est « le feu même », dira d’elle Boris Pasternak. « Je suis l’oiseau-Phénix, je ne chante que dans le feu ! », écrit-elle dans un poème publié en 1921.
Une vie de passions, de solitude et de déchirements, qui pour finir l’a réduite à néant. Une œuvre poétique qui reflète son destin tragique. Une voix de femme à peine audible, qui a parlé dans l’ombre au milieu du fracas de son siècle. Mais une voix qui finit par ouvrir des brèches et qui ne cesse aujourd’hui de rayonner.
Mes premiers vers, écrits si tôt,
Que je ne me savais pas encore poète,
Jaillis comme éclaboussures d’une fontaine,
Étincelles d’une fusée,
Petits démons intrus, surgis
Au somnolent sanctuaire d’encens,
Ma poésie jeunesse et mort chantant,
Ma poésie que nul ne lit !
Dans la poussière des étalages éparpillée,
N’ayant servi, ne servant à personne,
Ma poésie comme vins de qualité
Saura attendre que son heure sonne.
Poème écrit en mai 1913, inséré en 1915 dans Poésie de Jeunesse, recueil inédit de son vivant. Traduction de Véronique Lossky, dans Marina Tsvétaïéva, un itinéraire poétique,© page 56.
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Il me plaît que vous soyez malade, non de moi,
Il me plaît que je sois malade, non de vous,
Que jamais le pesant globe terrestre
Ne doive se dérober sous nos pieds.
Il me plaît de pouvoir être drôle --
Dévergondée de ne pas jouer avec les mots,
Et de ne pas étouffer brusquement en m’empourprant
Lorsque nos manches légèrement se touchent.
Il me plaît aussi que devant moi, calmement
Vous preniez une autre dans vos bras,
Que vous ne me destiniez pas au feu
De l’enfer, parce que ce n’est pas vous que j’embrasse,
Que mon tendre nom, mon tendre ami, vous ne le
Prononciez ni le jour, ni la nuit,
en vain,
Que jamais dans le calme d’une église
On ne doive chanter sur nos têtes l’alléluia.
Je vous serre la main et, de tout cœur, je vous remercie
De ce que, sans même le savoir, vous m’aimiez tant !
Merci, pour le calme de mes nuits,
Pour la rareté de nos rencontres aux heures du crépuscule
Pour nos non-promenades au clair de lune,
Pour le soleil qui brille, non au-dessus de nos têtes, --
Je vous remercie d’être malade -- hélas ! -- non de moi
Et que je sois malade -- hélas ! – non de vous !
Poème de 1912, adressé à son futur beau-frère, où Marina chante son mal d’amour. Traduction de Véronique Lossky,© ibid., pages 58/59
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Mon cheval est un feu dévorant !
Il ne frappe pas du sabot,
Il ne hennit pas.
Là où il souffle, la source ne coule plus !
Là où il passe, l’herbe ne pousse plus.
Oh, mon feu, mon coursier – jamais rassasié !
Oh, le feu qui le monte et qui a toujours faim !
Les cheveux – entrelacés dans la crinière rouge …
Une traînée de feu et tout droit dans les cieux !
Extraits d’un poème tiré de la seconde partie du recueil Verstes, composé entre 1917 et 1920. Traduction de Véronique Lossky, © ibid., page 97.
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Je le sais, je mourrai au crépuscule, ou le matin ou le soir !
Auquel des deux, avec lequel des deux – ça ne se commande pas !
O s’il était possible que mon flambeau s’éteigne deux fois :
Je suis passée sur terre d’un pas de danse ! – Fille du ciel !
Un tablier plein de roses ! – Sans écraser de jeunes pousses !
Je le sais, je mourrai au crépuscule, ou le matin ou le soir !
Dieu n’enverra pas une nuit d’épervier pour mon âme de cygne !
D’une main douce, j’écarterai la croix sans l’embrasser,
Je m’élancerai dans le ciel généreux pour un dernier salut,
La faille du crépuscule, ou le matin ou le soir – et la coupure du sourire…
Car même dans le dernier hoquet je resterai poète !
in Marina Tsvétaïéva, l’Offense lyrique,© traduction Henri Deluy, Fourbis, p. 113, 1992.
Poème daté de décembre 1920 et tiré du recueil Le Camp des Cygnes.
Bibliographie sélective
Poésie
- Marina Tsvétaïéva, poèmes traduits par Elsa Triolet, Gallimard, 1968.
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L’offense lyrique, présentation et traduction par Henry Deluy, Fourbis, 1992.
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Le ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie, préface de Zéno Bianu, traduction de Pierre Léon et d’Eve Malleret, Poésie/Gallimard, 1999.
-
Insomnie et autres poèmes, édition de Zéno Bianu, avec la collaboration d’une vingtaine de traducteurs, Poésie/Gallimard, 2011.
Prose
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Des poètes : Maïakovski, Pasternak, Kouzmine, Volochine, édition d’Efim Etkind, trad. Dimitri Sesemann, Des Femmes, 1992.
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Vivre dans le feu. Confessions, présenté par Tzvetan Todorov, traduit par Nadine Dubourvieux, Robert Laffont, 2005. Le Livre de Poche Biblio, 2008.
Correspondance
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Correspondance à trois ( été 1926 ), avec Boris Pasternak et Rainer Maria Rilke, trad. Lily Denis, Ève Malleret et Philippe Jaccottet, Gallimard 1983.
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Correspondance ( 1922 – 1936 ) avec Boris Pasternak, trad. Evelyne Amoursky et Luba Jurgenson, Éditions des Syrtes, 2005.
Sur Marina Tsvétaïaéva
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Véronique Lossky, Marina Tsvétaïéva. Un itinéraire poétique, Solin, 1987.
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Véronique Lossky, Marina Tsvétaïéva, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1990.
*** Véronique Lossky découvre la poésie de Marina Tsvétaïéva en 1961. Elle se rend plusieurs fois en URSS pour rencontrer les personnes qui l’ont connue, dont sa fille Ariadna qui la reçoit en 1971 à Moscou. La majeure partie de l’œuvre de Marina Tsvétaïéva n’a été accessible au public et publiée qu’à partir de 2000, selon la volonté de sa fille. Mais bien des textes ont été perdus.
Internet
- Un site consacré à Marina Tsvétaïéva
- Sur Wikipedia
- Sur Francopolis, une chronique de Cécile Guivarch
- Sur Le Mague, une présentation des Carnets de Marina Tsvétaïéva
Contribution de Jacques Décréau
A signaler aussi la parution toute récente du Cahier rouge, aux éditions des Syrtes, traduit du russe et annoté par Caroline Bérenger et Véronique Lossky. Le livre comprend en fac simile l'intégralité du manuscrit autographe.
Pour en savoir plus : http://bit.ly/nctlxP (sur le site de l'éditeur)
Rédigé par : florence Trocmé | 21 septembre 2011 à 15:41