Fulvio Caccia est essayiste, romancier et poète. Son dernier recueil de poésie s’intitule Italie et autres voyages et a été publié en 2010 (éd. Du Noroît, éd. Bruno Doucey). Ce livre est né d’une rencontre à Paris avec le dessinateur François Morelli. Rencontre qui se transforma très vite en une véritable et profonde amitié. Ces deux artistes décidèrent alors d’unir leurs talents respectifs pour mettre en mots et illustrer ce qui les unit au plus profond d’eux-mêmes, à savoir ce que Fulvio Caccia nomme leur italianité.
Italie et autres voyages explore donc les différents aspects de cette Italie à la fois réelle et imaginaire, concrète et immémoriale, que ces deux artistes portent dans leur cœur, leur âme, leur sang. On comprend, dès les premiers vers, que le poète ne va pas se contenter de chanter les beautés touristiques de l’Italie par le truchement d’un lyrisme de surface, mais bien au contraire de les recréer et de les magnifier de l’intérieur par la justesse des mots, la scansion subtile des poèmes. Mythes et réalité s’entremêlent intimement dans la mémoire pour donner existence à une Italie invisible, à la fois abstraite et charnelle, dénuée de tout folklore, qui refuse tous les clichés à la mode. Une Italie mentale réinventée par l’écriture et la magie des mots, qui surgit à tout instant des pierres et des strates du passé pour vibrer à nouveau dans le temps présent, et perpétuer son éclat mystérieux dans un temps futur qui hantera longtemps encore l’inconscient collectif des poètes et des peintres.
On peut donc affirmer qu’il s’agit, dans ce recueil, d’un voyage initiatique qui permet au poète de voyager en lui-même, avec ses doutes, ses interrogations, ses images et ses rêves, pour tenter d’atteindre, par de multiples détours à l’intérieur du langage, le cœur même de la poésie en mouvement, éternelle et vivante, qui naît et se déploie au fur et à mesure qu’elle s’écrit dans la matière friable des êtres et des choses. Pour Fulvio Caccia
L’Italie est au centre
Elle a toujours été au centre
Ecartelée, divisée par le
Double
Cette dualité entre centre et périphérie, voix et silence, le poète l’assume et la porte en lui, dans son corps et son esprit. Il l’exprime par ce voyage intime à travers les veines sinueuses du poème, par l’intermédiaire de textes à la fois savamment construits et déconstruits, mais sans artifice ni raideur, avec au contraire une grande souplesse dans la métrique, comme s’il manipulait de la chair vivante. Les poèmes alternent, en effet, des vers graves et des vers plus légers, parfois proches d’une comptine ou d’une ritournelle, sans dédaigner non plus des jeux de mots acrobatiques ou des fragments de dialogues enjoués, ce qui donne à l’ensemble une allégresse à la fois joyeuse, mutine, et parfois nostalgique. Rien de pesant ni de didactique. Mais cette fantaisie primesautière ne masque jamais la profondeur des images, des doutes, et des interrogations du poète, elle ne fait au contraire que la renforcer. La poésie, toujours présente, irrigue de son sang la chair des mots. Elle se prolonge même entre les mots, car les blancs de la typographie particulière des poèmes sont autant d’espaces ouverts par et dans le langage.
Parfois, il arrive aussi que Fulvio Caccia s’emporte ou se rebelle contre une Italie qui a, par bien des aspects, au cours des siècles jusqu’à nos jours, dévoyé ou carrément déserté sa culture originelle, malgré l’indéniable permanence d’œuvres littéraires et picturales qui font encore sa richesse. Le poète fait alors, avec une obstination jamais démentie, viscéralement enracinée au corps, de la résistance par l’écriture, et se dresse avec ses mots, quelquefois ironiques ou rageurs, tête haute et poings levés vers le soleil, pour faire face à notre monde, à ce qu’il reste de notre monde, parmi ruines et brasiers, coûte que coûte
Ne pas fléchir
Tout un programme
La première partie du recueil s’achève sur un long poème en XI « chants », intitulé « Voyage », et qui aurait pu tout aussi bien, semble-t-il, s’intituler « Voyages ». A partir d’un trajet en train qui achemine le poète vers l’Italie, se met en branle une multitude d’images, de couleurs, de sons, de paysages, de sensations plus ou moins ténues, de pays à la fois proches et lointains, qui emplissent l’œil et l’esprit du poète. Voyage dans le temps, à travers le temps, qui renvoie au poème le plus court de cette première partie intitulé ICI, et qui est superbe dans son extrême concision
Cet espace blanc
L’iris de tes yeux
La rencontre
Ce temps qui reste
Temps éphémère de la vie, temps immémorial de la poésie. L’art, sous toutes ses formes, passe, demeure, se projette vers le futur. Il s’inscrit dans la mémoire de l’homme, il est sans aucun doute sa véritable mémoire, en deçà et au-delà des contingences matérielles et mercantiles de notre monde. L’Italie est plus qu’un pays, elle devient un territoire secret aux frontières mouvantes, non pas figé dans le passé ou le présent, mais en perpétuel devenir dans un embrasement de couleurs, de sons, de mots et de lumière, grâce à l’art et à l’écriture qui perdurent par-delà les siècles dans la trame des oeuvres.
La deuxième partie du recueil s’intitule Stances à Leila, et se compose de 12 poèmes assez courts. Ces poèmes ont été écrits sur des motifs picturaux d’Augusta de Schucani, Nuit moirée, recueil d’artiste, Paris, 2006.
Augusta de Schucani est née à Turda, en Roumanie, mais elle vit aujourd’hui en France. Cette artiste reconnue a composé de nombreux livres peints réalisés autour des poèmes de ses nombreux amis poètes. Elle peint aussi des œuvres d’assez grandes dimensions, très colorées, qui jouent savamment des ombres et de la lumière pour traduire l’embrasement de la vie, exalter le feu de la passion, dans une superbe et charnelle sensualité de formes et de couleurs.
Leila est un prénom composé à partir du terme arabe Layl qui signifie la nuit. Disons que c’est la part d’ombre du personnage. Mais Leila veut aussi dire début de gaieté, car c’est un des noms que donnent les Soufis à l’entrée en transe ou ce qu’ils appellent la rencontre de l’amour divin. C’est la part de lumière du personnage. On retrouve donc, à nouveau, cette notion de dualité si chère à Fulvio Caccia. Pour celui-ci, Leila est donc une femme double et mystérieuse qui conjugue dans sa chair et son âme la nuit et la lumière. Ces stances, d’un lyrisme contenu et parfaitement maîtrisé, célèbrent à la fois la beauté, la sensualité, l’amour, la passion, mais aussi la part de blessure, de douleur et de renoncement qu’il y a en chaque être, car le poète sait que
La faille est là, invisible pourtant
L’ombre, toujours aux aguets, s’infiltre dans la lumière, le doute ou le mensonge ternit insidieusement l’éclat de la passion, jusqu’à ce qu’elle s’efface dans la mémoire pour renaître ensuite de ses cendres..
C’est alors que tu t’es déprise de moi, Leila
de mes manques, de mes songes, de mes mensonges
Tu n’as pas voulu les croire
Tu as eu peur que cela recommence comme avant
Tu as bien fait, Leila
Je suis un récif, une ligne pure couchée sous le vent
Entre rêve et réalité, le poète avance sur le fil instable de la vie, comme un funambule sans balancier, marche quelquefois à tâtons dans l’obscurité, prisonnier de soi et de ses désirs, et n’a que ses mots, que l’on peut juger dérisoires mais qui sont pourtant essentiels, pour tenter de perpétuer ce qui va inexorablement disparaître, jusqu’à ne plus rien laisser dans la mémoire de l’homme et du temps, comme si c’est la poésie elle-même qui allait se dissoudre à jamais, sans la moindre rémission, dans le néant qui nous guette depuis la naissance du monde.
Ensuite même le souvenir s’estompera
Et il ne restera plus rien
Il semblerait donc que pour le poète la nuit triomphe peut-être, en fin de compte, de la lumière.
Leila
Tu es ce point de fuite que mes yeux
cherchent encore à retenir
Mais la poésie déserte-t-elle vraiment l’œil du poète tant qu’il continue d’écrire?
La dernière partie du recueil qui regroupe XX poèmes s’intitule Hermès. Fulvio Caccia s’intéresse depuis longtemps au monde du graphe. Il a même écrit un roman La Frontière tatouée (éd.Triptyque, 2008) qui aborde, de façon sociologique et poétique, cet univers urbain si particulier aux frontières mouvantes, invisibles, et sans cesse renouvelées. L’art de la rue, écrit-il, et ses tags anonymes ont servi de point de départ au troisième voyage dédié au plus voyageur et mystérieux des dieux : Hermès.
C’est un monde de signes, de formes, et de couleurs qui se transforment en cris, et la déclinaison picturale de cet univers permet à ceux qui les tracent sur les murs de créer un langage, à la fois éphémère et durable, qui leur est propre et qui se substitue au silence que la société leur impose en bâillonnant leurs voix.
La frontière que tu repousses en la griffant
se dérobe infiniment
Tu l’assailles encore plus, l’affubles de signes
Tu la brûles, la scarifies
Elle disparaît par magie
Elle n’a jamais existé
Mais c’est pour mieux renaître ailleurs, car cette frontière est avant tout intériorisée. Elle est, certes, visible, à qui sait la voir, mais elle est aussi fictive puisqu’elle voyage dans l’œil du grapheur. Fulvio Caccia, par l’entremise de la poésie, nous parle du réel et de l’imaginaire qui s’entrechoquent tout en s’imbriquant étroitement. Le graphe est une forme tangible, mais aussi et surtout l’expression poétique d’un univers souterrain, une image virtuelle de la ville, du monde qui nous entoure et que l’on porte en soi. Le graphe, tout comme le poème, contient le monde entier tout en étant qu’une portion infime de ce monde qui nous retient prisonnier entre ses hautes murailles. Le graphe s’étale sur les murs comme le poème s’étale sur la page blanche, pour tenter de les abattre, pour défier en fin de compte la mort en se l’appropriant par des couleurs ou des mots.
Pour conclure sur cette troisième partie, laissons une nouvelle fois la parole à Fulvio Caccia :
GRAPHES
La prolifération des graffitis et des graphes dans l’espace urbain depuis trente ans est sans doute l’une des réponses les plus criantes à cette intériorisation de la frontière. Cette propagation des signes a selon moi pour finalité inconsciente et têtue de rendre visible cette frontière désormais invisible. Comment ? En la provoquant, en bravant l’interdit, en manifestant sa présence par la signature même qui est d’autant plus paradoxale qu’elle est anonyme. Comme la ville !…Car cet anonymat dit le malaise par l’absence justement de toute revendication politique. C’est un acte gratuit et donc poétique dans toute son ambivalence. Poétique de la signature qui s’instaure à la frontière de l’interdit et met à mal la notion de bien commun.
Graphe et poésie délimitent notre monde qui se fait et se défait sans cesse, qui se donne à nous et se retire de nous, dans un va-et-vient qui voyage à travers les mots, les formes, et les couleurs.
Pour finir, une nuit, le poète qui marche dans la ville entrevoit sur un mur ces mots taggés « Guérilla urbaine, poésie moderne ».
La boucle est bouclée. Italie et autres voyages peut s’achever sur cette inscription.
Contribution de François Teyssandier
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