Jean CAYROL naît en 1911 à Bordeaux. Études de lettres et de droit, suivies d'un poste de bibliothécaire à Bordeaux. Poète précoce, il commence à écrire à onze ans. "Un jour, raconte-t-il, j'étais sur la plage, regardant la mer, et des rimes me sont venues…"
Dès l'adolescence, il crée des revues littéraires pour lesquelles il obtient des textes de poètes de renom à cette époque tels que M. Fombeure, A. Salmon, A. Delteil, ou M. Jacob.
En 1928, à dix-sept ans, il publie une plaquette intitulée Horizons et noue des relations dans le monde littéraire, qui le considère comme un espoir important de la poésie.
Au début des années 1950, il entre comme éditeur aux éditions du Seuil, où il fera un important travail de découvreur de talents, en publiant des inconnus tels, entre autres, que Ph. Sollers, R. Barthe, Ph. Orsenna, D. Decoin
Il décède en février 2005 à Bordeaux.
Pendant la guerre 40/45, il entre dans la résistance, dans le réseau Notre-Dame du colonel Rémy. Arrêté sur dénonciation, il est interné à Fresnes, puis déporté en 1943 à Mauthausen, sous le régime "Nacht und Nebel". Il en sortira en 1945.
Durant ces années de grande misère, il trouvera des ressources vitales, en écrivant en cachette des poèmes sur de petits carnets qui seront publiés par Gallimard en 1997, sous le titre Alerte aux ombres.
Voici les explications qu'en donne J.Cayrol dans sa préface à ce recueil : « Ces textes que l'auteur se refuse à considérer comme des poèmes, ont été écrits dans un atelier d'une petite usine de Guzen-Mauthausen. Les détenus y vérifiaient des pièces entassées sur de grandes tables. En se cachant sous ces abris relatifs, l'auteur écrivait dans la pénombre, sans se relire, pendant que le travail se poursuivait au-dessus de lui. Perdus à la libération, ces carnets lui furent restitués dix ans plus tard par un Allemand anonyme. Mais en 1955, il était conseillé aux survivants d'oublier, de se taire…»
Nulle amertume, nulle agressivité dans ces poèmes, seulement le souvenir de l'être aimé, la nuit, la brume. On peut dépouiller l'homme de sa liberté, le réduire en esclavage, on ne pourra jamais lui ôter ses rêves. Les morts en sursis s’obstinent parfois à survivre grâce à la poésie, comme ce fut le cas, pour J. Semprun, ou avec une fin tronquée pour P. Celan, et P. Levi
CHANSON DE MARCHE
L’épi mangé grain par grain
par le vent et par les chiens
le cœur pris de saint en saint
par le feu et dans le poing
la nuit chaude sur ton sein
ses deux yeux pareils aux tiens
le passé joyeux qui vient
s’enivrer du premier vin
(…)
Poèmes de la nuit et du brouillard, 1946, in Œuvre poétique, Seuil, 1988, p.176
Cette expérience personnelle de la douloureuse vie de déporté le désignera tout naturellement pour écrire le commentaire du film d'Alain Resnais sur les camps Nuit et Brouillard.
Chrétien, mais en dehors des chapelles, l'ensemble de son œuvre poétique est constamment marquée par une exigence et une quête spirituelle, et la volonté de transmettre une parole de vérité et de compassion envers les autres.
Pierre Emmanuel écrira de lui : « Qu'un poète et de quelle étoffe spirituelle ait traversé l'horreur capitale des camps et revienne vivant, brûlant de charité , porteur d'une évidence éternelle, nous signifier que l'art le plus haut rejoint la création morale, qu'il est une victoire sur le chaos des instincts et tout ensemble une conquête sur les contraintes de la loi; comment ne pas tenir pour nécessaire ou plutôt providentiel le témoignage de cet homme ? »
La poésie de Cayrol et sa façon de l'exprimer ont, bien entendu, évolué, au cours de son demi-siècle d'écriture. Mais sur le fond, elle reste constamment claire, très libre, et souvent riche en images Elle est aussi une écriture toute d'inspiration jaillissante qui ne cherche pas l'effet ou l'obscurité qui voile le vide.
Ce n'est pas la mer publié en 1935 est marqué par ses souvenirs maritimes de jeunesse et par Supervielle , le poète du grand large.
(...)
Un oiseau de mer est entré dans ma chambre;
un cri de plume, le vent à pleins tuyaux
de ses ailes, l’œil ivre et son parfum d'huile fraîche.
Un chasseur a tué une écume à ma place,
et vient chercher asile loin de ceux de ma race ;
j'ai peur encore de tes arbres qui bougent,
des branches à l'affût inconnues dans les ports,
de ton ciel qui sème une pluie si douce,
de tes chiens qui sentent fort.
Je voudrais que la terre me fasse vivre encore ;
devenir un oiseau des collines, des champs
suivre le laboureur de mes ailes de mauvais temps.
(…)
in Œuvre poétique, Seuil, 1988, p.21
Dans Les Phénomènes Célestes publié en 1939, l'écriture est ample et bien qu'ordonnée en vers libres, peut s'apparenter à de la prose poétique :
(...)
Il n'y aura pas de révolte, ni de moissons coupées
ni d'ouragan aux yeux de mouette,
ni les grêles d'un sang qui ne peut se calmer ;
il n'y aura que vous et moi, plus légers que jamais
les pieds encore boueux de la nuit
et la joue posée sur la vitre de l'aurore.
(…)
in Œuvre poétique, Seuil 1988 p.79
L'écriture du recueil publié en 1944 et intitulé Miroir de la Rédemption, est moins lyrique, plus retenue et ramassée.
Dormez-vous ?
Réveillez-vous le froid est déjà à nos portes
et la lune se ferme comme une bouche morte.
Réveillez-vous, à votre porte on a posé
une épée comme un enfant abandonné.
Réveillez-vous, la mort est déjà à cheval
on entend son galop dans l'écho du journal.
(…)
in Œuvre poétique, Seuil 1988, p.132
Dans le recueil Poèmes de la nuit et du brouillard publié en 1946,le souvenir de l'horreur est encore bien vivace, et tous les textes vibrent d'une poignante douleur :
J’ACCUSE
Au nom du mort qui fut sans nom
au nom des portes verrouillées
au nom de l'arbre qui répond
au nom des plaies au nom des prés mouillés
au nom du ciel en feu de nos remords
au nom d'un père qui n'aura plus son fils
au nom du livre où le sage s'endort
au nom de tous les fruits qui mûrissent
(…)
in Œuvre poétique, Seuil 1988, p. 171
Pour conclure, voici quelques extraits de la préface écrite par J. Cayrol pour son recueil Pour tous les temps publié en 1955 : « La poésie ne sert pas comme une montre à dire l'heure : elle dit toutes les heures à la fois. (...)
Elle se tient à la fenêtre quand chacun dort, à la porte quand le dernier habitant est parti, au grenier quand l'enfant est parti en haussant les épaules, sur le pont du bateau quand les rats se rassemblent pour le grand saut, sur la cime de l'arbre, quand le bûcheron frotte ses doigts engourdis, dans un regard qui frise l'indécence, dans la noire faim, sur les cailloux blancs d'une source tarie, au beau milieu d'un incendie dont on ne verra jamais la menace. (...)
La poésie de tous les temps fait feu de tous bois, otage dans votre bonheur, soleil dans vos rancunes, voix aigre-douce dans vos échos. Elle vous tient en haleine, en alerte au seuil de cette demeure où l'inquiétude anime ses ombres, où la solitude frappe de son poing rageur la porte démesurée, où ce qui fait notre joie a nos traits et notre destin. »
Bibliographie poétique
- 1936 : Le Hollandais volant. Marseille : les Cahiers du Sud.
- 1939 : Les Phénomènes célestes. Marseille : Les Cahiers du Sud.
- 1940 : Le Dernier Homme. Bruxelles : Les Cahiers du Journal des poètes, n° 72.
- 1943 : Miroir de la Rédemption, précédé de Et nunc, Les Poètes des Cahiers du Rhône (série rouge), XIV-(49), Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, janvier 1944,
- 1945 : Poèmes de la nuit et du brouillard, éditions Pierre Seghers, 1946 ; réed. éditions du Seuil, 1988 et 1995.
- 1947 : Passe-temps de l'homme et des oiseaux, suivi de Dans le meilleur des mondes, postface de Pierre Emmanuel, Les Poètes des Cahiers du Rhône (série rouge), XX(72), Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, juin 1947,
- 1952 : Les Mots aussi sont des demeures. Neuchâtel, Éditions de la Baconnière ; Paris, Éditions du Seuil ; coll. « Les Cahiers du Rhône », série rouge, n° 88, et coll. « les Poètes des Cahiers du Rhône », n° 22.
- 1969 : Poésie-journal
- 1985 : Poèmes Clefs
- 1988 : Œuvre poétique, une anthologie de ses textes.
- 1991 : De vive voix. Paris : Éditions du Seuil.
- 1994 : D'une voix céleste. Paris : Éditions du Seuil.
- 1997 : Alerte aux ombres 1944-1945. Paris : Éditions du Seuil.
Internet :
- Jean Cayrol dans Wikipedia
- Les années 1950 : Jean Cayrol et la figure de Lazare, un article de Marie-Laure Basuyaux sur le site Fabula, à propos du personnage de Lazare créé par Jean Cayrol comme référence symbolique de la littérature concernant les survivants des camps de concentration.
- Jean Cayrol, mémoire vive, un article de Catherine Darfay dans Sud Ouest à l'occasion des 100 ans de la naissance du poète.
Contribution de Jean Gédéon
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