Fiacres de nuit d'automne
Les fiacres pris en automne au milieu de la nuit ; – boulangeries s'entr'ouvrant, comme mauvais lieux ; la traversée de Paris s'éveillant. Le lever vinasse des quais, les gares déjà grouillantes, scandées de pulsions chaotiques...
Le départ dans l'air vif – les ponts noirs ; la banlieue, comme une laque charbonnée en eau-forte avec des salissures de génie – les premiers arbrillons, des fumées noires, des équipes de manœuvres regardant passer, les bras croisés, du vent dans leur figure terreuse qui clignote aux espaces.
Un temps artiste
Il faisait un de ces temps singuliers dont l'émotion ne peut mieux se noter que par cette expression : un temps artiste. Un temps qui n'est vraiment d'aucune saison : frais, humide, de dégel sans neige, moite comme sensation immédiate, mais chaud comme patine aux yeux, à l'imagination, aux nerfs. En effet un ciel doucement orageux sans orage, des nuages de-ci de-là, un bout d'azur perçant parfois, – les verdures ont le ton chaud de l'olive : l'eau est fine, bleu glauque, de cristal où tout se reflète sans crudité. L'eau est en réalité froide, peut-être même glacée, et le cœur et l'épiderme en souffrent comme de l'hiver : mais elle est tiède et reposée à l’œil. Les façades des villas ont des tons blafards attristants, mais quoi ! ce ciel réchauffe même et cuit à l'imagination ces tons froids de badigeon et d'ardoise !
(extrait)
À Chevreuse presqu'au bout de la festonnante rue de Rambouillet – une bicoque neuve bâtie sur du vieux, toit de tuiles vermillon, murs minces et plâtrés. – Une chambre nue, carrée – basse – blanche – sans papier – carrelage carotte sale – l'encadrement armature poutre de la fenêtre sans saillies et nue, avec des bavures de badigeonnage blanc, pas de rideaux, des vitres salies, – les coins du plafond nichant des araignées par places indiquées d'un gribouillage noir de fumée d'une chandelle les ayant visitées ainsi le premier soir avant de se coucher.
Le soir par la fenêtre un ciel de violet assez grand deuil, piqué de deux brillants d'argent clignotant sur la même ligne dans l'écartement des yeux, juste en face ; et faisant tapisserie la faction, le corps de garde des sept peupliers hauts qui massés par la nuit étaient plus des cyprès noirs que des peupliers – le bruit était une traînée là-bas – bruit de feuilles continu si égrené, détaché parfois qu'il semblait être plutôt le bruissement métallique mais éteint des grillons, puis redevenant si feuillu qu'on opinait décidément pour le frisement perpétuel des futaies sous le lancinement des brises diverses – oui, à preuve que ça devenait parfois presque les rumeurs des sources lointaines – cet accompagnement seul etc. – en bas les piaulements très doux méconnaissables des canards semblant ou rêver ou se bécoter.
Ces Proses, tirées de Que la vie est quotidienne, choix et présentation de Jacques Brault, aux Éditions Orphée La Différence, sont d'une inventivité et d'une modernité étonnante.
Du même livre, au chapitre Le sanglot de la terre (1878-1883), sont extraits les deux poèmes qui suivent :
L'impossible
Je puis mourir ce soir ! Averses, vents, soleil
Distribueront partout mon cœur, mes nerfs, mes
moelles .
Tout sera dit pour moi ! Ni rêve, ni éveil.
Je n'aurai pas été là-bas, dans les étoiles !
En tous sens, je le sais, sur ces mondes lointains,
Pèlerins comme nous des pâles solitudes,
Dans la douceur des nuits tendant vers nous les mains,
Des Humanités sœurs rêvent par multitudes !
Oui ! Des frères partout ! (je le sais, je le sais!)
Ils sont seuls comme nous.- Palpitants de tristesse,
La nuit, ils nous font signe ! Ah ! N'irons-nous,
jamais ?
On se consolerait dans la grande détresse !
Les astres, c'est certain, un jour s'aborderont !
Peut-être alors luira l'Aurore universelle
Que nous chantent ces gueux qui vont, l'Idée au front !
Ce sera contre Dieu la clameur fraternelle !
Hélas ! Avant ces temps, averses, vents, soleil
Auront au loin perdu mon cœur, mes nerfs, mes
moelles,
Tout se fera sans moi ! Ni rêve, ni éveil !
Je n'aurai pas été dans les douces étoiles !
p.25
La première nuit
Voici venir le soir doux au vieillard lubrique
Mon chat Mürr, accroupi comme un sphinx héraldique,
Contemple inquiet de sa prunelle fantastique
Monter à l'horizon la lune chlorotique.
C'est l'heure où l'enfant prie, où Paris-lupanar
Jette sur le pavé de chaque boulevard
Ses filles aux seins froids qui sous le gaz blafard
Vaguent, flairant de l’œil un mâle de hasard.
Moi, près de mon chat Mürr, je rêve à ma fenêtre.
Je songe aux enfants qui partout viennent de naître,
Je songe à tous les morts enterrés d'aujourd'hui.
Et je me figure être au fond du cimetière
Et me mets à la place en entrant dans leur bière
De ceux qui vont passer là leur première nuit.
p.26
Vous n'aurez aucun mal à rapprocher cette musique aigrelette des vers de Tristan Corbière, récemment présenté sur ce blog, qui le précéda de peu dans la vie et dans la mort. Or Laforgue s'en défendit constamment en particulier dans un Corbière, (notes posthumes), figurant dans ses Œuvres complètes, tome III, éd. Jean-Louis Debauve, Mireille Dottin-Orsini, Daniel Grojinsowski et Pierre-olivier Walser, l'Age d'homme, 2000, p.182-193.
Jules Laforgue, est né à Montevideo (Uruguay), au sein d'une famille nombreuse, d'un père originaire de Tarbes, le 16 août 1860. Élevé en France, mauvais élève, très tôt orphelin, poète et grand lecteur, il fréquente le club des Hydropathes, qui se moquent allègrement de tout et de rien. Pour vivre et faire vivre les siens, il devient secrétaire de Charles Ephrussi, célèbre collectionneur d'art, qui l'ouvre à la peinture des impressionnistes puis, « lecteur de français » de l'impératrice d'Allemagne , qu'il suit dans tous ses déplacements de 1881 à 1886. Il se marie avec une jeune anglaise Leah Lee, à la fin de 1886 et meurt de tuberculose le vingt août 1887, à l'âge de 27 ans. Son épouse décède du même mal, en Angleterre, l'année suivante.
Bibliographie
- Les Complaintes, © Poésie/Gallimard, 2001
- L'imitation de Notre-Dame la lune , le concile féerique des fleurs de bonne volonté derniers vers, © Poésie/Gallimard, 2001
- Jean-Jacques Lefrère, Jules Laforgue, © Fayard, 2005
Internet
- Le site de l'Association Jules Laforgue
- Un site consacré exclusivement à Laforgue
- Dans l'encyclopédie de l'Agora
Contribution de Roselyne Fritel
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