Cette semaine consacrée à un seul poète paraîtra excessive à certains. J'assume et je revendique. Jean Gédéon n'est pas le Victor Hugo d'aujourd'hui ? Il ne l'a jamais pensé et le but de cet hommage n'est pas là. Il tient à l'amitié, bien évidemment, mais ce ne serait pas suffisant si son écriture, sa poétique et sa position de passeur ne faisaient pas de lui un exemple emblématique de ce que pourrait être le poète contemporain au cœur des voies diverses, multiples et parfois contradictoires qui constituent la poésie aujourd'hui.
Non Jean Gédéon n'est pas un poète lambda. Il est au cœur de nos interrogations primordiales, il fouille l'essentiel à partir des mots. Voici ce qu'écrit de sa poésie, le poète Claude Pierre Boutet :
« Pas beaucoup de titres de poèmes de Jean Gédéon qui ne portent référence, surtout dans la "Touche liminale", de ce qui généralement est du langage biblique : Genèse, rédemption, la grâce, le saint, la foi, l'éternité.....Pourtant il se défend bien d'avoir à recourir à ce qui pourrait paraître semblant de croyance. Il le récuse. D'où vient alors qu'il en fasse aussi facilement usage ? Par simple réflexe, naturel incontrôlé ?
Il est vrai que d'un recueil à l'autre la tendance peut tout aussi bien disparaître. Elle irait même jusqu'à s'inverser. Cela fonctionne comme un balancier. Aussi peut-on observer une sorte de disposition qui ramène à l'incertitude, à la laideur du monde, au monstrueux entassement des villes : "la ville, le peuple du désastre" (Crispations). Comme si le poète voulait se reprendre, surpris de s'être laissé aller à une faiblesse coupable, celle d'avoir céder au mystique, au rêve exaltant d'une fréquentation des dieux.
Jean Gédéon peut passer de l'un à l'autre état, sans transition, poussant le lecteur dans le labyrinthe de la perplexité, que seul le fil d'Ariane de sa propre orientation peut sauvegarder.
L'ambiguïté s'installe quasi-constamment, pour y faire côtoyer des élans enthousiasmants /au cœur d'une étrange beauté/ douceur de matin de soie/ explosion de suavité triomphante/ (La surface paisible), et brutalement tomber dans le doute, la perplexité, et la constatation de l'absurdité du monde /l'horloge au regard de folle/ de heurt, de fureur de larmes et de cris/ (La surface est paisible). Cela conduit à citer Jacques Dupin : " La poésie ne console pas, mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui les suscitent....."
C'est dans ce pire état contradictoire que le poète se fraie un chemin parmi les mots rétifs, et parvient (provisoirement) à se trouver, s'accepter tel qu'il est et non tel qu'il voudrait paraître. Il y a dans la démarche une mise à jour permanente de soi-même, une prise de conscience de la grande réalité.
Tout cela ne peut exclure en rien le lyrisme pour affirmer sa colère, sa révolte et s'en prendre rageusement (parfois) au comportement absurde des humains, au mutisme inlassable des dieux.
C'est en tout cas de ses contradictions, ses ruptures que se forge la poésie de Jean Gédéon, laquelle gagne sa hauteur, nourrie d'absolu, d'exigence, de charge pulsionnelle, remontant aux origines confuses de la matière.
Aucune poésie, plus encore celle de Jean Gédéon ne fait l'économie de situations antinomiques qui s'exercent en nous, situations nécessaires, indispensables à la grandeur d'une œuvre (la sienne) épaisse, éblouissante, passionnée, trouvant sa source dans les courants telluriques profonds, que relance le souffle exalté, l'envolée du verbe laissant le poète sans repos. »
Et Jean Gédéon lui-même de tenter une approche de la poésie telle qu'il la conçoit :
Sur la poésie :
Il est de bon ton de prétendre que la poésie va mal, et même qu'elle est moribonde. Des fossoyeurs un peu pressés ne cessent de l'enterrer mais tel le Phénix elle renaît toujours de ses cendres. Et il est piquant, lorsqu'on fouille un peu dans le passé, de constater que ces croque-morts étaient déjà à l'œuvre dans les siècles passés, et que les auteurs avaient autant de mal qu'aujourd'hui à trouver un éditeur assez fou pour prendre avec eux un risque éditorial.
Il est vrai que ce genre littéraire (car la poésie fait partie intégrante de la littérature, n'en déplaise à certains) n'est pas un produit industriel ni une marchandise que l'on peut promouvoir comme une marque commerciale. Heureusement, car si c'était le cas, elle y perdrait son âme. Il suffit pour s'en convaincre, de lire, quand on les trouve, des textes de révérence produits en leur temps, par les" poètes officiels" courtisans, dans les pays à régime dictatorial. Comme disait Voltaire, "Il est à craindre que le panégyrique d'un monarque ne passe pour une flatterie intéressée".
Beaucoup de gens se réclament de la poésie, car elle conserve, malgré nos temps obscurs, une sorte d'aura, mais ils n'en lisent jamais. Ils en parlent avec componction, en s'inclinant bien bas, ils ont en tête quelques souvenirs effilochés de récitations scolaires, ils peuvent citer le nom de Prévert, quelquefois celui de Queneau, et basta, ils retournent bien vite à leurs émissions de télé, qui ne parleront jamais de poésie. Pas vendeur, la poésie…
Donc, cette poésie, inutile, invendable et improductive, c'est quoi, finalement ?
Cette question, on la pose inévitablement à qui écrit des textes de poésie. Et aucun n'a pu, jusqu'à maintenant, en donner une définition globalement satisfaisante. A chacun la sienne.
Pour les uns, la poésie c'est ce qui touche et émeut le lecteur.
Pour Guillevic :"Choisir le mot juste pour lui faire dire ce qu'il ne dit pas"
Pour Éluard : "Le poète est celui qui inspire, plus que celui qui est inspiré"
Et pour Isabelle Nouvel qui a trouvé la définition que je préfère : "Le pommier est souvent muet quand on lui demande de parler de ses pommes. Qu'en sait-il, au fond ?
Et doit-il le savoir, de cette voix qui le délivre et le harcèle ?
Et elle termine sa réponse en forme de jolie pirouette , avec ce poème :
"Tu n'es, entre toutes les choses,
qu'une trace sur la berge, infime sursaut
de boue où palpite l'azur,
mais songe vaguement l'espace inaltérable et touchant,
à ton chant, émergeant de la glèbe, tu es ce presque rien, mais c'est un
Dieu errant qui t'emporte aux chaussures.
C'est tout ce qui concentre, qui exhume et qui gît,
C'est le signe de l'être sur la parole triste,
C'est une quintessence, un peu de nous qui dure,
Au blanc de l'infini
Comme une éclaboussure.
Sur l'écriture poétique :
La versification, si on souhaite écrire en vers réguliers, (ce qui n'est pas une maladie honteuse…), doit demeurer un moyen et ne pas prévaloir sur le fond. Un poème parfaitement versifié et qui n'a rien à dire, n'est qu'une belle enveloppe vide.
Ronsard disait déjà à ce sujet :"Il y a autant de différence entre un poète et un versificateur qu'entre un bidet et un généreux coursier de Naples"
Que l'on écrive en vers réguliers ou en vers libres se pose toujours, cependant, le problème de l'inspiration, qui n'est pas, comme l'imaginent certains, une illumination tombant directement du ciel.
Comment naît-elle ? Certainement pas ex nihilo. Il y faut une idée première que procure un déclencheur. Ce peut être une émotion, un rêve, une lecture, un vers, une écoute musicale, ou la contemplation d'une toile de maître, peu importe. L'essentiel, c'est de tenir une idée, et quand on la tient, il faut vite la noter pour ne pas la laisser s'échapper.
A partir de cette idée, on va, généralement, écrire un premier jet.
Puis, on le laisse reposer quelques jours. Et on le reprend. On s'apercevra, à ce stade, que le texte a des redondances, des enflures, des termes impropres, qu'il convient d'intervertir certains vers ou paragraphes, et qu'il faut abondamment élaguer toutes les branches qui font de l'ombre à la lumière. On laisse de nouveau reposer quelques temps, on reprend, on corrige encore, et ainsi jusqu'au moment où le poème tourne sur lui-même, sans aspérité, comme une boule lumineuse.
Il s'agit donc d'un long travail sur l'écriture, fait avec patience et persévérance.
Comment faire pour que ce travail puisse faire passer de l'auteur au lecteur l'émotion qui a fait naître l'inspiration ?
On dit que la poésie c'est ce qui suinte entre les mots. Mais l'auteur de textes, pour faire sentir cet impalpable résonance qui fait naître la poésie, n'a pour outils que les mots, et il faut donc qu'il se débrouille avec ce matériau.
Il va donc s'en servir :
- en rapprochant des termes qui normalement ne devraient pas cohabiter et qui vont faire naître des images frappantes et inattendues.
- en étant attentif à l'euphonie, au rythme.
- en préservant une certaine dose de mystère, qui privilégiera la suggestion plutôt que la description, qui est plus du domaine de la prose que de la poésie.
- en bousculant, si nécessaire, la syntaxe, toujours dans le but de frapper le lecteur.
- en connaissant, pour éventuellement, s'en servir à bon escient, des figures de style poétiques, telles qu'assonance, allitération, métaphore, et autres anacoluthe.
On peut apprendre la versification, qui est constituée de règles précises, mais il n'existe pas d'école de poésie. Et comme l'ont dit, avant moi, des poètes comme Éluard, Saint-John-Perse, Supervielle, et bien d'autres, on ne fait rien de bon sans un travail sérieux et régulier. Et ceux qui prétendent qu'Erato ou Polymnie leur dictent en direct leurs textes, ne sont pas des gens sérieux.
Depuis la naissance de ce blog, il en est un animateur inlassable et constant. Puisse cette série d'articles que nous lui avons consacrée, signifier l'importance de ce qu'il nous transmet et combien nous sommes dans l'attente de ce qui reste à venir.
NUAGES
Je dis
les fronts courbes
d'humbles accoutumances
Les yeux levés vers les eldorados
atomes bondissant sur une Terre Promise
Fumées dans le vent dispersées
Grands nuages de la faim morcelés
Sulfureux nuages de la douleur sans nom
Passants d'un autre monde aussitôt qu'oubliés
Si riches d'espérances
de lendemains tronqués
Nuages fracassés
Jean Gédéon
PPierre Kobel
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