Lui, cet être faussé, mal aimé, mal souffert,
Mal haï-mauvais livre...et pire : il m'intéresse.-
s'il est vide après tout Oh ! Mon dieu, je le laisse,
comme un roman pauvre- entrouvert.
(extrait de Femme)
Peu de gens, à son époque, manifestèrent un quelconque intérêt pour les vers de Tristan Corbière, publiés dans son unique recueil, Les Amours jaunes ; pour ce « triste en corps bière », à qui la vie, même brève, ne fit d'autre cadeau que son style enlevé, brusque et tendre dans l'ironie et cru par les images, sa manière hachée de ponctuer ses textes, d'user du tiret et des points de suspension comme autant de brèves respirations, comme s'il eut écrit au rythme hasardeux de son propre souffle .
La liberté des sujets traités, l'insolence du ton et son classicisme font bien sûr penser à Villon mais on y trouve aussi des audaces de forme et des images d'un réel modernisme.
Cris d'aveugle
(Sur l'air bas-breton : Ann hini goz)
L’œil tué n'est pas mort
un coin le fend encor
Ecloué je suis sans cercueil
On m'a planté le clou dans l’œil
L’œil cloué n'est pas mort
et le coin entre encor
(...)
Rouge comme un sabord
La plaie est sur le bord
Comme la gencive bavant
D'une vieille qui rit sans dent
La plaie est sur le bord
Rouge comme un sabord
Je vois des cercles d'or
Le soleil blanc me mord
J'ai deux trous percés par un fer
Rougi dans la forge d'enfer
Je vois un cercle d'or
Le feu d'en haut me mord
(…)
J'entends le vent du nord
Qui beugle comme un cor
C'est l'hallali des trépassés
J'aboie après mon tour assez
J'entends le vent du nord
J'entends le glas du cor
(extraits)
De son vrai nom Édouard-Joachim Corbière, né en 1845 dans un manoir breton, en Finistère nord, d'une mère de 19 ans et d'un père de 52 ans, directeur de la Cie de Navigation à Morlaix, atteint dès l'adolescence de rhumatismes articulaires et peut-être de tuberculose, il dut interrompre très vite ses études, pour mener une vie étriquée et sans espérances, dans la petite ville de Roscoff.
Il masqua d'ironie provocatrice, de sourires « jaunes », et d'humour noir, -jusque dans ses accoutrements, ses excentricités et fréquentations, ses vers et ses dessins, -les ravages physiques et psychiques causés par la maladie
Après chaque oripeau
j'ai laissé de ma peau
in Laisser-courre
Il s'installe dans une maison familiale du XVI siècle, sur la place de l'église, qu'il transforme vite en hangar à bateau, navigue au long des côtes, sur son cotre, « le Négrier », du nom d'un roman à succès de son père, et prénomme son chien, tout comme lui, Tristan.
Il fréquente les bordels de marins, nargue le bourgeois et se fait un ami fidèle du propriétaire du café-auberge , Monsieur Le Gad, rue du Port .
L'été, de jeunes peintres montmartrois, venus peindre les bords de mer, séjournent chez Le Gad et s'amusent de cet original. Il fera un voyage en Italie avec l'un d'eux, de décembre 1869 à mars 1870 puis les retrouvera par la suite, l'hiver, à Paris. On rapporte qu'il dira, devant une toile réaliste que lui montrait l'un d'eux : « il faut peindre uniquement ce qu'on n'a jamais vu et ne verra jamais ». Giacometti tiendra les mêmes propos, des années plus tard.
L'été 1871, il s'éprend de « Marcelle », ainsi qu'il la nomme, une petite actrice italienne, jeune femme entretenue par un baron, venue en villégiature à Roscoff . Elle deviendra sa muse et il écrira pour elle ses plus beaux poèmes d'amour, en particulier Chanson en « SI »; on ne sait si elle l'a jamais aimé ou même répondu à ses avances.
Chanson en « SI»
Si j'étais noble faucon
Tournoierais sur ton balcon.. .
-Taureau : foncerais ta porte...
-Vampire : te boirais morte...
Te boirais !
-Geôlier : lèverais l'écrou...
-Rat : ferais un petit trou...
Si j'étais brise alizée,
Te mouillerais de rosée.. .
Roserais !
Si j'étais gros Confesseur,
Te fouaillerais, Ô ma sœur !
Pour seconde pénitence,
Te dirais ce que j'en pense...
Te dirais...
(…)
Si j'étais roide pendu,
Au ciel serais tout rendu :
Grimperais après ma corde,
Ancre de miséricorde,
Grimperais !
Si j'étais femme...Eh, la Belle,
Tu ferais ma Colombelle...
A la porte les galants
Pourraient se percer les flancs.. .
Te ferais...
Enfant, si j'étais la duègne
Rossinante qui te peigne,
Señora, si j'étais Toi...
J'ouvrirais au pauvre Moi.
-Ouvrirais!-
(extraits)
En 1873, installé à Paris, il édite, à ses frais, son unique recueil Les Amours jaunes, qui passe totalement inaperçu et meurt deux ans plus tard, le 1er mars 1875, -il n'a pas 30 ans- à Morlaix, où sa mère l'a ramené après qu'on l'eut trouvé inanimé, sur le plancher de sa chambre parisienne.
(...)
-Lui, c'était simplement un long flâneur, sec, pâle ;
Un ermite-amateur, chassé par la rafale...
Il avait trop aimé les beaux pays malsains ;
Condamné des huissiers, comme des médecins,
Il avait posé là, soûl et cherchant sa place
Pour mourir seul ou vivre par contumace…
(...)
Sa lampe se mourait. Il ouvrit la fenêtre ;
Le soleil se levait. Il regarda sa lettre,
Rit et la déchira...Les petits morceaux blancs,
Dans la brume, semblaient un vol de goëlands.
In Le poète Contumace
« Je voudrais lécher un peu d'amour qui ne soit pas payé. », disait Corbière en fréquentant, comme Rimbaud, artistes, voyous et filles ; l'un et l'autre eurent des trouvailles restées célèbres pour Rimbaud, inconnues pour Corbière, bien qu'ils aient publié, l'un et l'autre, la même année.
Par exemple, Corbière, écrit dans Steam-boat:
En fumée elle est donc chassée
L'éternité, la traversée
Qui fit de Vous ma sœur d'un jour
Ma sœur d'amour !
et Rimbaud :
Elle est retrouvée
Quoi ? L'éternité
C'est la mer allée : avec le soleil
Verlaine le découvre de façon posthume et lui consacre sa première monographie des Poètes maudits, Jules Laforgue lui emprunte son rythme, Tristan Tzara reconnaît en lui un iconoclaste de la poésie et André Breton cite Les Amours Jaunes. Dans les pays anglo-saxons, Ezra Pound et T.S.Eliott se réclament d'elles et pourtant Corbière disparaît par la suite des anthologies et résumés d'histoire littéraire, comme l'écrit Sabine Garcia dans son mémoire de Master, Lettres et Arts, en juin 2009.
Pour combler cet oubli, en hommage du jour, voici Rondels pour après, ses derniers poèmes, légers comme un jeune mort, qu'il choisit d'imprimer en italiques.
Rondel
IL fait noir, enfant, voleur d'étincelles !
Il n'est plus de nuits, il n'est plus de jours ;
Dors...en attendant venir toutes celles
Qui disaient:Jamais ! Qui disaient : Toujours !
Entends-tu leur pas ?...Ils ne sont pas lourds :
Oh ! Les pieds légers!-l'Amour a des ailes...
Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles !
Entends-tu leurs voix ?...Les caveaux sont sourds.
Dors: Il pèse peu, ton faix d'immortelles ;
Ils ne viendront pas, tes amis les ours,
Jeter leur pavé sur les demoiselles...
Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles !
Va vite, léger peigneur de comètes !
Les herbes au vent seront tes cheveux ;
De ton œil béant jailliront les feux
Follets, prisonniers dans les pauvres têtes...
Les fleurs de tombeau qu'on nomme Amourettes
Foisonneront plein ton rire terreux...
Et les myosotis, ces fleurs d'oubliettes...
Ne fais pas le lourd : cercueils de poètes
Pour les croque-morts sont de simples jeux,
Boîtes à violons qui sonnent creux...
Ils te croiront mort- Les bourgeois sont bêtes-
Va vite, léger peigneur de comètes !
Bibliographie
- Les amours jaunes en Poésie/Gallimard
- Tristan Corbière: Une vie à-peu-près de Jean-Luc Steinmetz
- Poètes & Chansons : Les amours jaunes chantés par Monique Morelli et Pascal Heni, un CD EPM
Internet
- Quelques pages consacrées à Corbière
- Tristan Corbière précurseur, héritage et modernité des Amours jaunes
- Corbière Laforgue Mallarmé, la naissance du vers libre un mémoire en PDF
- Tristan Corbière par Jean-Pierre Rosnay
Une contribution de Roselyne Fritel
Commentaires