Sur une déchirure des airs
qui transhument — comme, dehors, la porte rouverte
aussitôt.
Le souffle. Tant que j'ai souffle.
in l'ajour, p.19
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mais
le souffle
que tu ne retiens pas
est
le tien
quand tu respires.
in l'ajour, p.160
Pour l'avoir approché personnellement et entendu dire ses poèmes tirés de son dernier recueil, L'emportement du muet, lors d'une lecture organisée par la librairie Tschann, à Paris, en novembre 2000, quelques mois avant sa mort et en avoir été comme « éclairée de l'intérieur », il me revenait de faire écho à cette œuvre majeure et difficile à la fois. La publication récente des Carnets (1949-1955) en fut le prétexte.
Toute sa poésie, tendue en effet vers le dépouillement le plus total, est à la fois unique et ardue . On y plonge, on y renonce puis on y revient, ce fut mon cas.
Les vers précédents, parus dans l'ajour en 1998, chez Poésie/Gallimard, caractérisent sa démarche et la mise en page de ses poèmes.
Éffilochés, ils flottent sur le blanc de la page, les titres des recueil sont d'air et d'espace : Air 1951, Sans couvercle 1953, Le moteur blanc 1956, Dans la chaleur vacante 1961, Cendre tirant sur le bleu et Envol 1986, L'Ajour 1998, L'emportement du muet 2000 , ou L'éphémère, titre de la revue qu'il crée avec Yves Bonnefoy et Jacques Dupin en 1967 où seront publiés Philippe Jaccottet et Paul Celan.
… et les mots séparés — aussi loin qu'ils peuvent
l'être les uns des autres sans que le fil distendu qui les
relie soit perdu — ne se confondent pas moins que si
jamais ils n'avaient été articulés… de cette articulation
qui élève, aère, espace… élève, aère, de tout
l'air surgi, pour commencer, dans les intervalles… air
qui reprend globalement du dehors sans espacer.
in l'ajour, p.18
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Dictée
1
Une bouche fraîche piétine l'air. La nuit roule encore une fois.
Ma route reprend dans la neige. Tu apparais, quand je tourne
la tête, comme une chose sauvage.
2
Feu
ou fenêtre au flanc de la neige.
6
Je passe la nuit sur terre
avec ces mots qui restent froids en attendant, peut-être, la première
heure du souffle.
11
Le jour
dont la main
me serre
je respire à sa place
dévidant
cette route froide
dehors
jusqu'à terre
ce n'est pas mon feu
c'est une autre chaleur
son ciel
où nous sommes enfermés.
in Air, © Fata Morgana, 1986, p.39, 41, 43
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Loin du souffle
M'étant heurté, sans l'avoir reconnu, à l'air, je sais
maintenant, descendre vers le jour.
Comme une voix, qui, sur ses lèvres même,
assécherait l'éclat.
Les tenailles de cette étendue,
perdue pour nous,
mais jusqu'ici.
J'accède à ce sol qui ne parvient pas à notre bouche, le
sol qu'étreint la rosée.
Ce que je foule ne se déploie pas, l'étendue grandit.
in Dans la chaleur vacante, © Poésie / Gallimard, p.104
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C'est l'air. L'air est à moi partout
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Le feu dans le cœur d'une souche
À la fin lui ouvre une bouche
Par où l'on voit et peut entendre.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Ibid, p.113
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c'est le jour — le vent
du jour — qui , l'ayant traversée, la reprend , ta parole,
à sa bouche.
bouche, comme elle nous prononcera, sans
la parole retirée dehors.
jamais la source
de retour à la source n'a redoublé.
alors dis-moi ce
que je dis. je t'écouterai sans te croire.
in l'ajour, © Poésie / Gallimard, p.134
Cette mise en page « ajourée » devient sa caractéristique, une place de plus en plus grande est accordée au blanc du papier. L'art de l'écart ainsi créé figure la distance prise avec lui-même avant d'écrire :
« Distance à soi. Distance des choses entre elles : spatialité pour tout dire de cet écrit. Spatialité qui renvoie à chaque fois à l'accident de la rencontre : monde rencontré de jour en jour. Distance à soi comme condition de cette rencontre » précise son fils, Gilles Du Bouchet, peintre et graveur, lors d'un récent hommage rendu au poète en avril 2011, à Dieulefit.
Les Carnets de 1949 à 1955, « carnets du souffle », écrits au cours d'années décisives pour son œuvre et parus en avril dernier, aux éditions Le Bruit du Temps sous le titre Une lampe dans la lumière aride , révèlent un homme sensible et exigeant, posant un œil aigu sur tout travail de création et d'écriture, le sien en particulier et prenant le plus de distance possible avec lui-même, dans une tension intérieure extrême et une insatisfaction permanente : « Écrire et retrancher ne sont pour lui qu'un seul et même mouvement » écrit Clément Layet dans la préface de ce livre, qui donne réellement chair au poète car beaucoup de notes sont des poèmes en soi, même si l'auteur ne les considérait pas comme tels.
Je n'aime que ce qui se prête à être supprimé, à être retranché.
Et j'enlève ce que j'aime
in Une lampe dans la lumière aride p.210
Viennent également, en complément, de paraître aux éditions Le Bruit du temps : Aveuglante ou banale. Essais sur la poésie, 1949-1959.
Rhétorique
Dans le sonnet, il y a des blancs, des intervalles arbitrairement fixés, restés fixes. On sent la nécessité de ces intervalles. De ces écarts. Il faut donc en inventer de nouveaux qui soient également sensibles, et impérieux, et plus souples, mieux adaptés à la liberté de la pensée qui va d'un point à un autre par des détours, des raccourcis, des images souvent bizarres qu'elle ne rejette plus à priori.
p.100 in Une lampe dans la lumière aride
Bûcheron de l'air, me dit encore un ancien ami, tu donnes beaucoup de coups de hache sans arriver à couper le tronc.
Ceci, qui avait le ton d'une critique, et des moins agréables, touche involontairement à la vérité la plus profonde. La poésie lui avait à son insu communiqué une vérité que je croyais incommunicable et de moi seul connue. De ces remarques, dont je fais mon profit, je ne lui ai aucune reconnaissance .
un de mes anciens amis m'a un jour déclaré dans un rêve
Et en effet, si le tronc est d'air, on n'arrivera jamais à le couper, quelle que soit la force des coups de hache ! Mais il s'agit seulement de respirer.
p.104 ibid
Et c'est chaque fois le dernier poème qu'on veut qu'on doit écrire
p.105 ibid
j'écris aussi loin que possible de moi
à bout de bras
p.107 ibid
l'air est à la table-je vais vers lui-
je le tire vers ma chaise-je réfléchis comme un homme
réfléchit, et bientôt je suis de braise
p.164 ibid
La bibliothèque Jacques Doucet possède, depuis fin 2010, un riche Fonds André du Bouchet, 154 de ses Carnets dont 59 pour la seule période 1949-1955, comptant chacun plus d'une centaine de pages. Les premiers Carnets (1952-1956), paraissent du vivant de l'auteur, en 1989, à l'instigation de Michel Collot.
Par la suite, André du Bouchet saisit l'importance de cette publication pour la compréhension de son œuvre et prend la décision d'en poursuivre lui-même l'édition, à partir de 1994.
L'auteur, né à Paris, en 1924 est décédé en avril 2001, à Truinas, dans la Drôme provençale, où il vivait la moitié de son temps, depuis de nombreuses années. Toujours très discret sur sa biographie de son vivant, ayant une mère russe d'origine juive, il avait dû fuir la France en 1940 avec les siens et s'établir, le temps de la guerre,aux États-Unis, dont était originaire son père. Il en revient à la fin de 1947, diplômé de l'université de Harvard, en Littérature anglaise et se lie d'amitié avec Pierre Reverdy, dont il partage la même exigence poétique, ainsi qu'avec des peintres comme Tal Coat, Bram van Velde et Giacometti, dont il se fera le critique d'art à plusieurs reprises.
Paul Auster, qui l'a rencontré à Truinas, lors de son séjour en France de 1971 à 1974, confie ceci dans un entretien téléphonique, réalisé en français par Victor Martinez, le 29 décembre 2010 et transcrit dans le numéro de juin-juillet 2011 de la revue Europe, consacré à André du Bouchet, à la page 23 :
(…) « Je ressens les mêmes choses quand je lis un poème d'André et quand je regarde une sculpture de Giacometti. Cette idée de la marche, de la figure humaine dans un paysage, seule, avançant à travers l'espace, c'est ça qu'André fait dans ses poèmes, c'est ça que je trouve étrange et émouvant, et différent de tous les autres poètes que j'ai lus. »
André du Bouchet vit également d'essais -ses Essais sur la poésie(1949-1959) sont parus en avril 2011 aux éditions Le Bruit du temps- et de traductions en français d'Hölderlin, Mandelstam, Shakespeare, Celan, Joyce et Faulkner et sera tour à tour, conseiller littéraire à l'O.R.T.F, critique dramatique à la télévision, lecteur aux éditions Gallimard et poète à part entière tout le reste de son temps.
Louis-René des Forêts et Philippe Jaccottet seront de ses amis intimes, ce dernier s'exprime en ces termes, à son propos, dans L'entretien des Muses, paru en 1968, chez Gallimard : « En un sens, la poésie d'André du Bouchet ne relate donc qu'une seule expérience (qui est le fond de toute expérience), la profondeur de la vie, c'est-à-dire le mouvement toujours dans le même sens, le risque perpétuel, l'obligation, la difficulté et la merveille d'avancer (autant dire de respirer, autant dire, pour le poète , d'écrire). »
(...) « Nous sommes beaucoup, sans doute, à avoir entrevu ces limpides éclairs, ces légères cimes ; mais là où nous n'avançons qu'avec hésitation, encombrés et soutenus à la fois par les apparences les plus simples, toujours prêts à céder à la facilité d'une chanson, à l'enrobement par le chant, André du Bouchet va droit à l'éclair, à l'instant, au pied du mur, au risque d'en perdre le souffle et la parole. Pourra-t-il se maintenir dans cette aridité déchirée, dans cet air qui ressemble tant à un pierrier ? »
Question à laquelle répond du Bouchet, avec la vaillance, l'humilité et la noblesse qui l'animent, dans Une lampe dans la lumière aride :
Attente glacée
de moi ou du jour
qui va durer
je ne suis que de la terre éteinte
mais la clarté rouge glisse
encore à travers ses doigts
comme un jus de mûres
p.317
La poésie est ce rien–mais un rien qui annule le reste–qui
nous engage ‹entièrement› sur cette scène vide
p 322
je suis là
je brûle
et je reviens pour en parler.
in Revue Europe, p.347, à propos de Une lampe dans la lumière aride. Carnets, 1949-1955
Bibliographie
- Une bibliographie complète est accessible dans l'article Wikipedia consacré à Du Bouchet
Livres consultés
- Une lampe dans la lumière aride. © Le Bruit du Temps. 2011
- André du Bouchet, Revue Europe n°966/987, Juin-Juillet 2011
- Airs suivi de Défets, © Fata Morgana 1986
- l'ajour, © Poésie/Gallimard 1998
- Dans la chaleur vacante, © Poésie/Gallimard
- De manière annexe, on recommande le récit de Paule du Bouchet, Emportée parue chez Actes Sud en 2011
Internet
- Un dossier Du Bouchet sur remue.net
- Du Bouchet sur Poezibao
- Du Bouchet sur le site des éditions Gallimard
- Un hommage sur le Savoir Partagé
- Un article sur Esprits nomades
- Un article dans Libération, André du Bouchet lueurs du loup de Philippe Lançon
Contribution de Roselyne Fritel
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