À quoi sert une parole de colère, une parole qui interpelle et dénonce si elle reste parole dans le désert ? La poésie de Paul Valet fut entendue de son vivant par ceux qui y reconnurent une intransigeance nécessaire et, en amont, une douleur à partager. Depuis sa disparition en 1987, des témoignages de son œuvre et de sa personne ont été publiés. Ce fut un Cahier du Temps qu'il fait sous la direction de Guy Benoit (TQF), ce fut une monographie de Jacques Lacarrière chez Jean-Michel Place (JMP).
Paul Valet est de ces soleils noirs que la poésie fait luire au fil de son histoire. On pense parmi les contemporains à André Laude, à Xavier Grall pour ne citer qu'eux.
Poètes de la colère, de la parole dure.
La parole qui me porte
La parole qui me porte
Est l’intacte parole
Elle ignore la gloire
De la décrépitude
La parole qui me porte
Est l’abrupte parole
Elle ignore le faste
De la sérénité
La parole qui me porte
Est l’obscure parole
Dans ses eaux profondes
Ma lumière se noie
La parole qui me porte
Est la dure parole
Elle exige de moi
L’entière soumission
La parole qui me porte
Est une houle de fond
C’est une haute parole
Sans frontière et sans nom
La parole qui me porte
Me soulève avec rage
In La parole qui me porte, © Mercure de France, 1965
Qui fut Paul Valet ? « Pour comprendre un poète, il suffit de le lire. Tout le reste est inutile, faux et fastidieux. Certes, à côté du poète, il y a l'homme. Mais, croyez-moi, cher ami, c'est très peu de chose et qui ne présente aucun intérêt. » écrivait-il à Pascal Pia (JMP p.105). Faut-il le trahir sinon pour expliquer cette œuvre sans concessions, sans références littéraires ? Né Georges Schwartz, en Russie à Moscou, en 1905 dans une famille bourgeoise, il acquiert une culture de haute qualité dès l'enfance, parle quatre langues et est un pianiste virtuose à l'âge de 15 ans.
La révolution de 1917 le chasse avec sa famille, d'abord en Pologne puis en France où il arrive en 1924. Il décide d'être médecin, se marie en 1930, devient français. À partir de 1936, il s'installe en banlieue à Vitry sur Seine (Val de Marne).
Images de banlieue
Terre de banlieue
À l'herbe essuie-pieds
Que dévore la pédale
Ciel de banlieue
En tôle ondulée
Que labourent les avions
Nuit de banlieue
Douce tarte à la lune
Saupoudrée d'étoiles
in Les poings sur les i, © Mercure de France, 1955
Mobilisé en 1939, il se réfugiera avec sa femme et son fils en Auvergne où il participera à la Résistance, exerçant progressivement les plus hautes responsabilités avec le mouvement Libération.
Il revient à Vitry sur Seine en 1946 pour apprendre la mort de ses parents et de sa sœur à Auschwitz.
Il commence à écrire sous le nom de Paul Valet. « Je l'ai choisi pour ce qu'il signifie, je ne suis pas libre d'écrire ce que j'écris : la pensée va au-delà de la parole et, pour exprimer ma pensée, il faut que je la soumette aux lois de la parole. Je suis donc le valet de la parole, le valet de la poésie. » (TQF p.64) explique-t-il à Madeleine Chapsal dans un entretien pour l'Express en 1963.
Il publie à partir de 1948 (Pointes de feu), entretient des correspondances et des amitiés avec Guy Lévi Mano, Éluard, Prévert, Char, plus tard Maurice Nadeau, Pascal Pia, Cioran, Michaux, Dubuffet.
Il traduit le futur Prix Nobel Joseph Brodsky puis Anna Akhmatova. Il se prend d'un grand intérêt pour la Bretagne et poursuit une quête philosophique à travers la sagesse indienne.
En 1970, il cesse d'exercer la médecine et dans le même temps, il devient sujet à des troubles neurologiques graves qui ne cesseront de s'amplifier et d'handicaper les années qui lui restent à vivre.
Insomniaque, il continue d'écrire chaque nuit, accumulant les manuscrits. Il rencontre d'autres poètes qui seront ses amis tels Guy Benoit, Pierre Drachline ou Serge Wellens.
Il meurt le 8 février 1987
Voilà une existence chargée de ruptures, d'exil, de deuils dont on comprendra qu'elle se soit sauvée par l'insoumission face au malheur : « Étant au service entier de ma poésie, mes relations avec elle sont simples, sans problèmes ni complexes. Dans ces conditions, l'homme est toujours en bons termes avec le poète. Plus que ça. Les deux ne font qu'un. (…) La poésie, telle que je la conçois, est servie la première. C'est ainsi et ainsi seulement, à travers les défaites et les victoires, que le poète demeure toujours debout, en plus que bons termes avec l'homme. Philosophiquement ou religieusement, est-ce de l'orgueil ? Je m'en fiche… Être fou, plutôt qu'à genoux ! » dit-il dans un entretien avec Guy Benoit en 1986 (TQF p.33).
La langue de Paul Valet est sans concessions à rien, ni modes, ni personnes. Elle ne se réfère à aucune école, ni aucune idéologie littéraire ou politique. Jardinier aux premières heures de l'aube, attentif à l'humain dans son travail de médecin qu'il exerçait bénévolement si nécessaire, Valet n'a pas d'illusions sur ce monde et le traduit parfois avec un humour noir…
Trois Générations
Le père mourut dans la boue de Champagne
Le fils mourut dans la crasse d’Espagne
Le petit s’obstinait à rester propre
Les Allemands en firent du savon
in Les poings sur les i, © Mercure de France, 1955
…quand il ne l'écrit pas dans cet extrait d'une Réponse à Paul Éluard.
(…)
On ne libère pas l'homme de ses maudits États
En le condamnant à vie par un modèle d'État
La vérité n'est pas un marteau que l'on serre dans sa main
Fût-ce une main de géant plein de bonne volonté
Mais la vérité c'est par quoi nous sommes façonnés
Mais la vérité c'est par quoi nous sommes éclairés
Quand par les nuits sans suite les mots jaillissent de nos lèvres
Pour apaiser les hommes suspendus à leur vide
in Sans muselière, © G.L.M., 1949
Il écrit au couteau, sans mots inutiles. Jacques Lacarrière écrit : « Être un mutin ou être mutin , a deux sens bien précis : sédition, insoumission, révolte, rébellion et badinerie, taquinerie, gaminerie. Ces deux sens, Valet les revendique et les réconcilie. Prise dans le premier sens, son œuvre s'affirme moins comme un cri que comme un rugissement (« Rugir sans répit », écrit-il dans Art poétique mutin), un ricanement exacerbé (si rire est le propre de l'homme, ricaner est celui des hyènes), un grognement articulé (propre au porcus non singularis), un barrissement modulé (comme en tout éléphant mutin), un jappement prolongé (comme celui d'un chacal insomniaque), et (au choix) un beuglement, braillement, clabaudement, glapissement, claquement, crépitement, halètement toujours saisis entre l'humain et l'inhumain en des phrases denses et courtes comme les tracés d'une parole paroxystique. » (JMP p.10). Et Serge Wellens dans la revue Noah : « (…) tout son travail va tendre au rejet global d'un monde avili, nauséeux, malveillant qui l'encercle et avec lequel il ne saurait être question de composer.
(…)
Ces formulations acides creusent au plus obscur de nous-même, là où nous ne nous rendons pas volontiers, là où notre âme reconnaît sa difficulté d'être. Qui est fou de quoi ? Qui est fou de qui?… Et s'il nous arrivait de croiser quelqu'esprit trop saint pour se plier aux gesticulations d'une société malade ?… »
C'est là que la poésie de Paul Valet acquiert toute sa signification et son actualité. C'est dans ce renvoi à nous-mêmes, dans un monde toujours aussi impitoyable et assassin, que cette parole participe d'une expression nécessaire.
Nous n'avons pas le temps
Nous n'avons pas le temps de creuser nos pensées
Nous n'avons pas le temps de peser nos paroles
Qui trahissent notre destin tortueux
Trop de fruits sont tombés sur notre champ caillouteux
On y glisse
On y tombe
Le surplus nous dévore
Oui, les fleurs sont les mêmes
Et les champs demeurent labourés comme jadis
L'écume du ciel mange l'horizon gris
Et le vert de l'herbe me pénètre jusqu'au cœur
Quand j'oublie qui je suis
Tout est là
Rien ne bouge
Les agneaux paissent dans une blanche prairie
Que le brouillard lèche nuit et jour
Avec sa langue maternelle
Nous n'avons pas le temps d'ouvrir nos paupières
Sur tant de beauté surhumaine
Qui nous fuit
Plus de rire, plus de larmes, plus de chant
Le soleil est trop pâle et mon cœur est trop chaud
Pour la vie
In Paroles d'assaut, 1968
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La feuille blanche, si docile et si ferme, attend que je lui cède une partie de mon être, de cet être qui n'a point besoin de béquilles pour marcher ni de code pour penser. Et si l'extrême pudeur se dérobe à elle-même, c'est uniquement pour rester seule, à l'image de l'épaisseur du silence limitrophe, dont les yeux acceptent le bruissement du crayon. Me confondre avec la feuille blanche est une œuvre dangereuse. Il faut accepter sa dure exigence, sa souplesse. Quand j'écris, je me rapproche d'un dieu qui m'habite et me parle. Entreprise hasardeuse et dont la feuille blanche est maîtresse et victime. Car c'est elle qui commande et qui en souffre. Au lieu des signes de tendresse, je la couvre de fourmis minutieuses et de blattes besogneuses. Et s'il faut être hors de soi pour dévoiler sa tendresse, l'écriture du poète serait sans recours. Et la feuille innocente en serait l'ultime témoin et complice. Il lui reste le blanc, entre les lignes pour prier.
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Je tiens à ma folie. C'est ma seule chance de salut dans un monde condamné à la chose, à n'importe quoi, à quelque raison d'être ou à s'écrouler. Ma folie est une lacune dangereuse, une chute perpétuelle, difforme, contre le calcul savamment, violemment orchestré, où tout se tient, y compris ma personne. Échappée de la résonance, elle est exclue de la sonorité. Et si elle prolifère, c'est contre le règne, la puissance et la gloire.
In Solstices terrassés, 1983
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Le voyant
Être lucide
C'est perdre connaissance
Être libre
C'est perdre l'équilibre
Être vengeur
C'est terrasser la vengeance
Être intact
C'est traverser l'évidence
Être aux abois
C'est passer au-delà
Invincible est la détresse
De celui qui voit
In Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ? , 1983
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Art poétique mutin
Il n'y a qu'un seul moyen de se libérer des poèmes hygiéniques décrottés Rugir sans répit
Se relire cent fois avant chaque virgule ridicule
La fin est plus féroce que le début Elle part en claquant les portes et en les pulvérisant
Ni femmes ni fleurs ni couronnes
Ébranler sauvagement tout essai de s'asseoir sur la chaise percée du Cénacle Tabernacle
Piétiner toute idole et ses prêtres aux rictus purulents
Il importe que l'oscillation du texte poétique se nourrisse d'un déséquilibré à toute épreuve
Pas de normalité ni de normalisation Bâillonner la petite bouche
Dépasser l'envers de tout cri d'horreur insondable
Étouffer la paix intérieure et son aura narcotique
Inconfort parfait
Dérèglement de l'attention d'où jaillira le poème libre de contrainte de préméditation ou d'écriture automatique
Rayer Traquer Bouleverser Mutiler Trébucher
Dévaster les barrages
Je ne vous promets que du feu et des cendres
Essayez de dompter ma dure Poésie Crucifiée !
Car ce n'est pas moi qui sévis mais ELLE dont je ne suis que
Témoin et Valet
In Paroxysmes, 1988
Bibliographie
- Pointes de feu, © Horizons, avec dessin de Marek Szwarc, 1948
- Sans muselière, © G.L.M., avec 12 dessins de l'auteur, 1949
- Poésie mutilée, © G.L.M., avec 7 dessins de l'auteur, 1951
- Comme ça, © G.L.M., avec 3 dessins de l'auteur, 1952
- Matière grise, © G.L.M., avec frontispice de l'auteur, 1953
- Les poings sur les i, © Mercure de France, 1955
- Lacunes, © Mercure de France, 1960
- Table rase, © Mercure de France, 1963
- La parole qui me porte, © Mercure de France, 1965
- Paroles d'assaut, © Éditions de Minuit, 1968
- Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ? © Mai hors saison, avec frontispice de l'auteur, 1983
- Solstices terrassés, © Mai hors saison, avec un frontispice de Jean Dubuffet, 1983
- Mémoire seconde, © Mai hors saison, avec frontispice de l'auteur, 1984
- Vertiges, © Granit, avec frontispice de l'auteur, 1987
- Multiphages, © José Corti, 1988
- Soubresauts, © Calligrammes, 1988
- Paroxysmes, © Le Dilettante, précédé par L'ermite de Vitry de E.M. Cioran, 1988
- Le Double Attaquant, © Mai hors saison, avec une post-face de Guy Benoit, 1995
À cette bibliographie s'ajoutent beaucoup d'inédits, des centaines de dessins et des tableaux. On ne peut que souhaiter que cette œuvre trouve un éditeur courageux qui entreprenne de la rééditer dans son intégralité ainsi qu'elle le mérite et que le mérite son auteur qui, au-delà de la mort, a encore à nous dire.
À propos de
- Cahier Paul Valet, © Le Temps qu'il fait, 1987
- Paul Valet, mutin intégral, © Le Grand Hors-jeu, 1992
- Jacques Lacarrière, Paul Valet, © Jean-Michel Place/Poésie, 2001
Internet
- Sur le site de François Bon, le Tiers Livre
- Un article sur Poezibao
PPierre Kobel
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