Une nuit d’avril 1912, Cendrars écrit Les Pâques à New-York, un long poème de facture classique, rédigé d’un seul trait. Un cri de désespoir, où s’exprime la détresse morale de son auteur, comme le cri d’un naufragé, dont voici un extrait :
(…)
Seigneur, l’aube a glissé froide comme un suaire
Et a mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs.
Déjà un bruit immense retentit sur la ville.
Déjà les trains bondissent, grondent et défilent.
Les métropolitains roulent et tonnent sous terre.
Les ponts sont secoués par les chemins de fer.
La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées,
Des sirènes à vapeur rauquent comme des huées.
Une foule enfiévrée par les sueurs de l’or
Se bouscule et s’engouffre dans de longs corridors.
Trouble, dans le fouillis empanaché des toits,
Le soleil, c’est votre Face souillée par les crachats
(…)
Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Et ce poème claque dans le ciel de la poésie comme un véritable coup de tonnerre. D’ailleurs Apollinaire ne s’y trompe pas. Sur le point de publier Alcools, avec Le pont Mirabeau en ouverture, bouleversé par le poème de Cendrars, il compose aussitôt Zône, pour le placer en tête de son recueil. Quant à Cendrars, conscient de son modernisme, il va jusqu’à écrire l’année suivante, à la fin de Hamac, le 7ème de ses XIX Poèmes élastiques : « …Apollinaire / 1900—1911 / Durant 12 ans seul poète en France ». Bien que les Poèmes élastiques ne seront publiés qu’après la mort d’Apollinaire en novembre 1918, il est clair que, dès 1912, Cendrars estime avoir pris la première place parmi les poètes français, même si par fausse modestie il se présente dans la Prose du Transsibérien, en 1913, comme « le mauvais poète ». Quel est donc ce jeune étranger de 25 ans, encore inconnu du public, qui ose revendiquer une telle primauté ?
Cendrars, né en Suisse en 1887, s’appelle de son vrai nom Frédéric-Louis Sauser. Sa petite enfance lui donne le goût des voyages, au sein d’une famille itinérante, dont le père cherche vainement fortune au Caire, puis à Naples. Plutôt rêveur et solitaire, il n’aime guère les études, mais se passionne pour la lecture. A 16 ans, il quitte le foyer familial, pour courir désormais l’aventure et bourlinguer, sa vie durant, à travers les pays du monde entier. De 1904 à 1907, il séjourne en Russie, à Saint-Pétersbourg, où il sera le témoin privilégié des prémisses de la Révolution. Le jeune Frédéric, au service d’un joaillier-horloger suisse, accompagne des livraisons de bijouterie jusqu’en Sibérie. Quelques années plus tard, de ses souvenirs de jeunesse il composera son plus beau poème, Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913), conçu comme un voyage initiatique, en même temps qu’une sorte de ruée vers l’or.
De retour en Suisse en 1907, il commence des études de médecine et de philosophie. En 1910, il s’installe à Paris, rencontre Chagall, retourne à Saint-Pétersbourg en 1911, passe l’hiver à New-York. Puis il revient à Paris en 1912, où il fonde la revue Les Hommes Nouveaux, dans laquelle il publie Les Pâques à New-York, s’étant trouvé un pseudonyme qui lui corresponde : « L’écriture, dit-il, est un incendie qui embrase un grand remue-ménage d’idées et fait flamboyer des associations d’images, avant de les réduire en braises crépitantes et en cendres retombantes ». En 1913, il rencontre Robert et Sonia Delaunay, et fréquente Modigliani, Soutine, Chagall, Cocteau et Max Jacob. Il publie La Prose du Transsibérien, s’adonne à la peinture, commence à écrire ses premiers Poèmes élastiques, ainsi que Le Panama ou l’aventure de mes sept oncles.
Dans ce Paris du début du siècle, Cendrars partage avec ses amis peintres et poètes une autre vision du temps. Autour d’eux tout s’écroule, les valeurs s’effondrent, l’économie chancelle (le krach de Panama) et la guerre s’annonce. Mais ce temps de profondes mutations permet aussi de construire sur des bases nouvelles. « C’est le krach de Panama qui fit de moi un poète…On casse partout la vaisselle…On s’embarque… », écrit Cendrars dans Le Panama. Et plus tard, dans ses Entretiens avec Michel Manoll (1950), il confie : « J’avais horreur de la poésie telle qu’elle se pratiquait…L’heure de la Tour Eiffel avait sonné. Elle était le mât de la TSF. Elle donnait l’heure à tous les navires en haute mer. Pourquoi pas aux poètes ? »
Cette collaboration remarquable entre poésie et peinture atteint l’un de ses sommets avec le Transsibérien, dont Sonia Delaunay réalise l’illustration, sur un dépliant de près de deux mètres, où texte en couleur et plans contrastés se répondent admirablement, la peinture de Sonia donnant au poème de Cendrars des allures de fresque colorée. Et sa poésie s’efforce de déchiffrer les signes des temps nouveaux, en captant au vol tout ce qu’il voit et l’émerveille, comme au début de Contrastes, le 3ème de ses Poèmes élastiques :
Les fenêtres de ma poésie sont grand’ouvertes sur les boulevards et dans ses vitrines
Brillent
Les pierreries de la lumière
Écoute les violons des limousines et les xylophones des linotypes
Le pocheur se lave dans l’essuie-main du ciel
Tout est taches de couleur
Et les chapeaux des femmes qui passent sont des comètes dans l’incendie du soir…
Août 1914, la guerre est déclarée et Cendrars s’engage dans la Légion étrangère. Un an plus tard, gravement blessé, il est amputé du bras droit, devenant l’homme à La main coupée. Une blessure qui lui donne, comme à Apollinaire, la nationalité française. Mais rien ne peut arrêter Cendrars, qui apprend à écrire de la main gauche et à taper à la machine. De retour à la vie civile, il fréquente Montparnasse avec Léger, Picabia, Eric Satie... ; il voyage à nouveau, s’intéresse au cinéma, travaille avec Abel Gance, publie Le Panama (1918), puis les XIX Poèmes élastiques (1919). Alors vient le début de la célébrité, avec une écriture prodigieuse, frénétique dans son rythme, stupéfiante par son audace, et dont l’impulsion lyrique et la puissance émotionnelle traduisent parfaitement ces temps nouveaux.
Pour remercier son ami Fernand Léger d’avoir fait son portrait, Cendrars en retour lui dédie ce poème (le dernier des XIX Poèmes élastiques) :
Construction
De la couleur, de la couleur et des couleurs…
Voici Léger qui grandit comme le soleil de l’époque tertiaire
Et qui durcit
Et qui fixe
La nature morte
La croûte terrestre
Le liquide
Le brumeux
Tout ce qui se ternit
La géométrie nuageuse
Le fil à plomb qui se résorbe
Ossification.
Locomotion.
Tout grouille
L’esprit s’anime soudain et s’habille comme les animaux et les plantes
Prodigieusement
Et voici
La peinture devient cette chose énorme qui bouge
La roue
La vie
La machine
L’âme humaine
Une culasse de 75
Mon portrait
En 1924, il publie Kodak, qui deviendra Documentaires (la firme américaine ayant protesté, l’accusant d’usurpation), mais le titre initial est très « révélateur », Cendrars voulant signifier que ses poèmes sont une série d’instantanés ; ils ressemblent également à des collages littéraires, à la manière des collages picturaux de Max Ernst. En voici un exemple, avec le 4ème poème de la série Far-West, où en quelques traits humoristiques il évoque cette frénésie américaine qui le fascine tant, lui dont l’exaltation de la vitesse est un des ressorts de son écriture poétique :
IV. Ville-Champignon
Vers la fin de l’année 1911 un groupe de financiers yankees décide la fondation d’une ville en plein Far-West au pied des Montagnes Rocheuses
Un mois ne s’est pas écoulé que la nouvelle cité encore sans aucune maison est déjà reliée par trois lignes au réseau ferré de l’Union
Les travailleurs accourent de toutes parts
Dès le deuxième mois trois églises sont édifiées et cinq théâtres en pleine exploitation
Autour d’une place où subsistent quelques beaux arbres une forêt de poutrelles métalliques bruit nuit et jour de la cadence des marteaux
Treuils
Halètement des machines
Les carcasses d’acier des maisons de trente étages commencent à s’aligner
Des parois de briques souvent de simples plaques d’aluminium bouchent les interstices de la charpente de fer
On coule en quelques heures des édifices en béton armé selon le procédé Edison
Par une sorte de superstition on ne sait comment baptiser la ville et un concours est ouvert avec une tombola et des prix par le plus grand journal de la ville qui cherche également un nom
Cette même année 1924, il publie Feuilles de route, son dernier recueil de poésie, le journal de bord de son voyage maritime jusqu’au Brésil, fait « de petites histoires sans prétentions », de croquis intimistes. Mais il semble bien désormais que l’envie d’écrire des poèmes le quitte, comme il le dit sans détour :
Couchers de soleil
Tout le monde parle des couchers de soleil
Tous les voyageurs sont d’accord pour parler des couchers de soleil dans ces parages
Il y a plein de bouquins où l’on ne décrit que les couchers de soleil
Les couchers de soleil des tropiques
Oui c’est vrai c’est splendide
Mais je préfère de beaucoup les levers de soleil
L’aube
Je n’en rate pas une
Je suis toujours sur le pont
À poils
Et je suis toujours seul à les admirer
Mais je ne vais pas les décrire les aubes
Je vais les garder pour moi seul
Et l’ultime poème du recueil le confirme, de façon lapidaire et définitive :
Pourquoi j’écris ? ( c’est le titre )
Parce que (c’est le texte)
Ainsi comme Rimbaud, son aîné, Cendrars se détourne de la poésie, la gardant pour lui tout seul dans son cœur et dans sa tête. « J’ai décidé de laisser la poésie moderne se débrouiller sans moi », confiera-t-il plus tard à Michel Manoll. Dans ce grand tournant de l’après guerre, bousculé par la vitesse, les avions, l’électricité, le cinéma, la publicité, le jazz…, Cendrars a besoin de se renouveler, de faire de nouvelles expériences, de multiplier les voyages, de courir le monde, car « l’univers me déborde », dit-il.
Il n’abandonne pas pour autant l’écriture, mais désormais c’est grâce au roman qu’il rencontre aussitôt le succès avec L’Or (1925), Moravagine (1926), Rhum (1930), L’Homme foudroyé (1945), La Main coupée (1946), Bourlinguer (1948) et Emmène-moi au bout du monde (1956).
André Malraux lui remet la cravate de Commandeur de la Légion d’Honneur, en 1958. En janvier 1961, à 73 ans, il reçoit le grand Prix Littéraire de la Ville de Paris, quelques jours avant sa mort.
Cendrars est un authentique poète, moderne et novateur. Toutes les dimensions de la vie quotidienne trouvent place dans sa poésie, où rien n’est exclu a priori. Il invente un langage, dont il expérimente sans cesse le fond et la forme. Poète résolument libre, il se tient à l’écart de toute forme d’embrigadement. C’est ainsi qu’il refuse d’entrer dans le groupe surréaliste, auquel il aurait pu prétendre, comme le montre le tableau final de ce poème écrit quelques jours après la mort d’Apollinaire :
Hommage à Guillaume Apollinaire
…Les temps passent
Les années s’écoulent comme des nuages
Les soldats sont rentrés chez eux
A la maison
Dans leurs pays
Et voilà que se lève une nouvelle génération
Le rêve des Mamelles se réalise !
Des petits Français, moitié anglais, moitié nègre, moitié russe,
Un peu belge, italien, annamite, tchèque
L’un à l’accent canadien, l’autre les yeux hindous
Dents face os jointure galbe démarche sourire
Ils ont tous quelque chose d’étranger et sont pourtant bien de chez nous
Au milieu d’eux, Apollinaire, comme cette statue du Nil, le père des eaux,
Étendu avec des gosses qui lui coulent de partout
Entre les pieds, sous les aisselles, dans la barbe
Ils ressemblent à leur père et se départent de lui
Et ils parlent tous la langue d’Apollinaire
- Les Pâques à New-York, © Les Hommes Nouveaux, 1912
- La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, avec des couleurs simultanées de Sonia Delaunay-Trek, © Les Hommes Nouveaux, 1913
- Le Panama ou les aventures de mes sept oncles, couverture de Raoul Dufy, avec 25 tracés de chemins de fer américains et un prospectus publicitaire, © La Sirène, 1918
- Dix-Neuf Poèmes élastiques, avec portrait de l’auteur par Modigliani, © Au Sans Pareil, 1919
- Du Monde entier (comprenant Les Pâques, La Prose et le Panama), © la NRF, 1919
- Kodak (Documentaires), © Stock, 1924
- Feuilles de route, © Au Sans Pareil, 1924
- Poésies Complètes, © Denoël, 1944
- Du monde entier au cœur du monde, Poésies Complètes, © Denoël, 1957
- Du monde entier, Poésies complètes 1912-1924, Préface de Paul Morand, © Poésie/Gallimard,1967
- Au cœur du monde, Poésies complètes 1924-1929, © Poésie/Gallimard, 1968
- Blaise Cendrars, par Louis Parrot, coll. Poètes d’Aujourd’hui, n° 11, © Pierre Seghers, 1948
- Blaise Cendrars, par Miriam Cendrars, © Balland, 1984
- Blaise Cendrars, par Jean-Marc Debenedetti, coll. Les Plumes du temps, © Henri Veyrier, 1985
- Blaise Cendrars, un poète, coll. Folio junior, © Gallimard, 1988
- L'Odyssée Cendrars de Patrice Delbourg, © Écriture, 2011
Internet
- Voir sur Wikipédia la bibliographie détaillée
- Le Centre d'études Blaise Cendrars
- Blaise Cendrars le bourlingueur sur le site du Routard
-
La biographie de Cendrars par Patrice Delbourg sur le site de Texture
Contribution de Jacques Décréau
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