Un hors-série de la revue Réponses photo pose la question : qu'est-ce qu'une bonne photo ? Il y a là une grande possibilité de réponses diverses et une belle part de subjectivité qui incite au débat. N'en serait-il pas de même en poésie ? Pour notre part loin des canons d'une esthétique convenue et de la morale régressive, nous attendons d'une photographie ou d'un poème qu'il nous interpelle, nous interroge et nous conduise à de nouveaux territoires de la connaissance et de la réflexion, qu'il aide à l'appréhension du monde et à la construction de la réalité. C'est le message de l’œuvre de la photographe Diane Arbus qui fait l'objet d'une grande exposition rétrospective à Paris, à la galerie du Jeu de Paume, jusqu'au 5 février 2012.
C'est à plusieurs voix que nous tentons de mettre des poèmes en regard de l'univers de Diane Arbus.
Proposition de Jean Gédéon
La vérité sur les monstres
(…) Je vois la beauté : un corps de femme, un œil d’enfant, une chevelure, une fleur entrouverte, le pelage d’un félin, la joaillerie d’une peau de reptile, les couleurs bigarrées d’un poisson. Tournez de l’autre côté : voici l’envers du décor, les coulisses, les machineries terribles et répugnantes, les viscères puants.
Ma tentation, comme celle qui tourmentait saint Antoine, mais transposée sur un autre mode, c’est de m’attarder à la contemplation des monstruosités que recouvre et cache l’épiderme du vivant : dans les souterrains de nos organes, grouille,au milieu de l’agitation ininterrompue de liquides visqueux, un peuple incommensurable d’infiniment petits, acharnés à s’entre-détruire, qui me font tel que je suis et qui pourtant me sont étrangers. Ma tentation, ma honte et ma terreur sont de m’abandonner à cette multitude obscure qui me compose, de n’être plus rien que cette redoutable matière, agitée et aveugle, incessamment brassée, incessamment mouvante et renaissante, château de cartes dont le faîte est ce fantôme éphémère, hypothétique et menacé : moi-même. (…)
Jean Tardieu, in Les tours de Trébizonde, 1983
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Proposition de Jacques Décréau
La sortie (extrait)
Dès la fin de l'après-midi, le pavillon des « seize-dix-huit ans » est en effervescence. Le médecin-chef a signé les autorisations et les élues s'affairent.
Yasmina plus que quiconque.
Elle a décidé de se faire belle ce soir. Depuis plusieurs semaines, elle ne pense qu'à cette sortie. « Nuit brésilienne », dit le programme. Jusqu'à l'aube sans doute, les musiciens vont jouer et chanter. Peut-être qu'on dansera. Et puis, il y aura l'alcool. Par mesure tout à fait exceptionnelle, on aura droit à un cocktail. Une vraie fête.
Yasmina a mis du bleu sur ses cils. Elle a ébouriffé avec un gel spécial ses maigres cheveux, masquant tant bien que mal la blancheur translucide de son crâne. Elle a choisi un pantalon satiné qui n'en finit pas de flotter autour d'elle, comme sa tunique d'ailleurs. Elle n'a pas l'habitude de sourire, aussi la joie attendue, si vive soit-elle, ne se fraie aucun chemin sur son visage. Et peut-être même a-t-elle l'air plus crispé que d'ordinaire.
Françoise Ascal, in Issues, © Apogée, 2006, p.21
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Proposition de PPierre Kobel
Retour de Deola
Nous irons à nouveau par les rues en fixant les passants,
nous serons des passants nous aussi. Nous apprendrons comment
nous lever au matin délivrés du dégoût
de la nuit et sortir en marchant comme jadis.
Nous courberons la tête au travail de jadis.
Nous irons à nouveau là-bas, contre la vitre,
fumer abrutis. Mais nos yeux seront les mêmes,
et nos gestes aussi, notre visage aussi. Ce secret inutile
qui s'ancre en notre corps et voile nos regards
périra lentement dans le rythme du sang
où tout disparaît.
Nous sortirons un matin,
nous n'aurons plus de maison, nous sortirons dans la rue ;
le dégoût de la nuit nous abandonnera ;
nous tremblerons d'être seuls. Mais nous voudrons être seuls.
Nous fixerons les passants avec le sourire mort
de qui a été vaincu mais ne hait ni ne crie
car il sait que le sort – tout ce qui a existé ou qui existera –
depuis des temps lointains est inscrit dans le sang,
dans le murmure du sang. Nous pencherons le front
seuls, au milieu de la rue, tendus vers un écho
dans le sang. Et cet écho ne résonnera plus.
Nous lèverons les yeux, en fixant la rue.
Cesare Pavese, in Poésies variées, © Poésie/Gallimard, 1979, p.249
Traduction Gilles de Van
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Proposition de Roselyne Fritel
Bref
On n'ose pas écrire un mot sur la beauté.
Peut-être faudrait-il par égard pour elle
ne parler que de la laideur, en parler
avec une si ferme rigueur et précision
que là encore triomphe la beauté.
Paul De Roux, in Paysage en cours, © Atelier La Feugeraie, 2000 p.42
Coda
Que reste -t-il au bout du couloir
où le poète a passé trop vite
comme un homme que la nuit poursuit ?
Que reste-t-il ? Deux, trois aperçus
à peine , si la sourde beauté
de ses vers continue de brûler
pour personne comme ces visages
qu'on traverse dans la rue sans voir
qu'ils sont ce que nous sommes, le cri
rentré dans la gorge et les yeux las :
les feuilles d'un même arbre, tremblantes
et chacune a sa note et le vent
les conduit.
Guy Goffette, in Tombeau du Capricorne dédié à Paul de Roux © Gallimard, 2009 p.37
Internet
- L'exposition Diane Arbus au Jeu de Paume
- Un article de Télérama
PPierre Kobel
L'idée lancée par Pierre Kobel de mettre des poèmes en regard d'images aussi implacables et particulières que celles de Diane Arbus, de trouver, sans les trahir ni nous trahir, autant de textes d'auteurs exprimant notre propre ressenti et capables de donner au lecteur le désir de voir cette exposition, était une gageure aujourd'hui tenue et réussie. Bravo à vous chers collaborateurs de La Pierre et le sel , à vous donc chers lecteurs d'y faire écho.
Rédigé par : Roselyne Fritel | 01 décembre 2011 à 09:38