La collection Orphée, aux éditions de La Différence, sous la direction de Claude Michel Cluny, donna accès durant plusieurs années à la poésie universelle sous un format de poche et pour un prix modique. Elle participa ainsi, comme d'autres collections, où la poésie se mettait en poche, à la diffusion de grands textes. Si aujourd'hui elle est suspendue après la parution de plus de 200 titres, on n'en trouve pas moins certains d'entre eux chez les bouquinistes et autres vendeurs de livres d'occasion.
En 1989 paraissait, avec une traduction et une présentation de Georgette Jaeger, Il y a un homme errant, un choix de textes de Du Fu, reconnu pour être un des plus grands poètes chinois et sans aucun doute, un des maîtres de la poésie universelle. Homme de culture, grand lettré, il traversa cependant une existence difficile dans la civilisation chinoise du VIIIème siècle, dans l'empire des Tang. S'il nous touche encore c'est parce qu'il fut un observateur sensible et attentif de la société qui fut la sienne et qu'il sut en traduire savamment et avec la sagesse qu'on lui attribua, les heurts et les malheurs et aussi le quotidien et l'amitié.
RÉFLEXIONS
(deux poèmes)
Le monde se compose d'êtres qui travaillent
en divers lieux, selon diverses coutumes
tous sont entraînés dans cette lutte pour la vie
et peu à peu, tous se ressentent de cet esclavage
sans dignités, l'obscurité n'apporterait pas l'amertume
sans richesses, la pauvreté pourrait se supporter
l'éternité n'est qu'un immense ossuaire
les gens qui nous entourent chantent et pleurent tour à tour
depuis que je suis arrivé dans les gorges du Yangzi
trois ans se sont écoulés comme se consume une chandelle
ma santé défaillant, j'ai accepté de m'arrêter ici
les honneurs, les insultes, me laissent indifférent
un rang officiel m'est proposé au soir de ma vie
je me nourris encore toujours de riz décortiqué
je vis dans une chaumière à l'est de la Cité de pierre
je ramasse des simples dans les ravins des collines du nord
mon attention concentrée sur les racines sous le gel et la neige
qu'ai-je besoin d'aspirer à un feuillage luxuriant ?
ceci n'a rien à voir avec un plan prémédité
j'ai toujours recherché la solitude et l'obscurité
un homme sage est droit comme un arc tendu
un homme pervers est sinueux comme un hameçon
droit ou sinueux, que m'importe
je me chauffe au soleil en attendant les bûcherons et les pêcheurs
Dans la nuit profonde, je suis assis sous l'auvent du sud
la lune brillante éclaire mes genoux
un coup de vent soudain semble renverser la Voie lactée
un rayon de soleil filtre déjà sur le toit
toutes les créatures, après avoir dormi
volent, se meuvent, en groupes ou par paires
moi aussi, j'aiguillonnerai mes fils
afin qu'ils ne travaillent que dans leur propre intérêt
par temps froid, les voyageurs sont rares
à la fin de Tannée, les jours et les nuits s'écoulent vite
le monde est un essaim d'insectes dévorants
les hommes ont été saisis par la passion du succès
bien avant les débuts de l'histoire
ayant rempli leur ventre, les hommes étaient satisfaits
pourquoi sont-ils enchaînés à présent
tombés dans un filet de colle, de glu et de vernis ?
lorsque les hommes connurent le feu, ce fut le premier fléau
mais ce fut pire lorsqu'on se mit à distinguer le bien et le mal
lorsqu'on allume les lampes et les chandelles
elles attirent des centaines de phalènes
si votre esprit s'élève au-dessus de l'univers
vous n'y verrez que solitude et calme
comprendre l'unité de la naissance et de la mort
n'est-ce pas saisir le secret de l'immortalité ?
In Il y a un homme errant, © La Différence, coll. Orphée, 1989
Traduction du chinois par Georgette Jaeger
Internet
- On trouvera un article conséquent consacré à Du Fu sur Wikipedia
- Un article relatif à la collection Orphée sur le site de Mediapart
Contribution de PPierre Kobel
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