Norge, pseudonyme de Georges Mogin est né à Bruxelles en 1898 dans une famille bourgeoise. Il a été, pendant une trentaine d’années représentant en textiles au service de l’entreprise familiale.
En 1923, il publie un premier recueil et connaît une période d’inspiration fertile jusqu’en 1936. En 1940, il épouse une artiste peintre, et après la guerre, le couple émigre en Provence, à Saint-Paul de Vence où Norge s’installe comme antiquaire. C’est à cette époque, qu’il connaît une seconde époque de production poétique intense, publiée notamment chez Gallimard, Flammarion, et Seghers, pleinement reconnue vers la fin des années 1950, et couronnée par plusieurs prix en France et en Belgique.
Il meurt à Mougins en 1990.
Son œuvre, à la fois grave et légère, bien que reconnue dès 1950, a suscité de la part de certains poètes un peu pincés, des sentiments mêlés, voire des jugements parfois condescendants.
Et pourtant, ainsi que le souligne Lorand Gaspar, préfacier de l’anthologie des poèmes de Norge écrits dans la période 1923-1980 et publiée par Gallimard dans sa collection Poésie :
(…) « ce poète a un regard des plus aigus, capable de fouiller tous les recoins de l’âme humaine et des choses, prêt à montrer ce qui lui est apparu le plus éminent comme le plus ordinaire, voire ce qui rebute. Or l’ordinaire, la cupidité, la sottise, la cruauté, la faiblesse sous toutes ses formes, ne sont jamais moqués ou méprisés, il me semble, mais accueillis comme notre lot commun ; ils sont les produits habituels de notre nature, des lois qui gouvernent nos mouvements plus ou moins clairs à nos yeux. Le premier et le plus constant de Norge est d’aimer ce qui existe. » (…)
(…) « Joie aux âmes ! Les yeux nous sont donnés : le monde existe et nous avons des yeux pour le voir. » (…)
In Joie aux âmes, O.P., p. 157-158
(…) « Nous sommes d’une grande légende, nous sommes d’une grande lumière, et rien n’apaisera notre faim de lumière. Nous somme d’un grand amour qui n’admet point de séparation. » (…)
In Cantique devant la mer, O.P., p.461
Norge se réclame de la famille des Villon, Rabelais, Jarry, Queneau, Michaux, qui chacun, en son temps, à sa manière, et dans une langue verte et drue, a su trouver des accents d’éternelle humanité. Il s’agit moins de s’enfermer dans des jugements négatifs et stériles que de s’ouvrir à la vie telle qu’elle est, à la fois belle et sordide, et ne pas cesser de se poser avec humour les éternelles questions existentielles dont il sait bien pourtant qu’elles seront toujours énigmatiques et sans réponse.
(…) « Si tout est mal dit dans ces détours,
C’est qu’on vient aimer et non comprendre,
Nous avons affaire avec l’amour
Et c’est vous qu’on aime enfants de cendre.
Car c’est vous qu’on aime enfants de terre,
Avec tout ce feu dans vos poumons,
Avec tout ce cœur lourd de démons,
Avec tout ce tout qu’il vous faut taire. » (…)
In Affaire, Poésie/Gallimard, Poèmes1923-1988, p.82
Norge est un grand navigateur de la poésie, louvoyant entre les étoiles, le lombric et la mouche, avec une écriture d’une grande richesse formelle, passant avec un égal bonheur du long récit en prose, au très court poème en vers libres ou rimés et du verset classique au texte argotique.
Le mordeur
Longue bougie, éclairez son visage,
Naquit mordeur, enfant de terre ;
Mordit fort au lait de sa mère.
Longue bougie, éclairez son visage.
Mordit à la pomme d’enfance
Lisse de jus et de croyance,
Mordit au chiffre, à la grammaire.
Longue bougie, éclairez son ardoise.
Mordit au sein de ses chéries,
Lavande, œillet, chardon, framboise.
Mordit le doux, mordit l’amer.
Longue bougie, éclairez ses prairies.
Limailles, clous, feux et labeurs,
Mordit au bois, mordit au fer ;
Pour manger, peines qu’il faut faire.
Longue bougie, éclairez sa sueur.
Mordit au sel, mordit au gel,
Mordit au gel et à la guerre,
Homme de troupe, homme ordinaire.
Longue bougie, éclairez sa gamelle.
Mordit aux draps de maladie.
Dieu, qu’il est tôt, ma fleur de vie ;
Lavande, œillet, chardon, fougère !
A peine mordue et finie.
-- Holà, mordeur, tiens-toi plus sage,
Assez mordu, mords la poussière !
Mordit la poussière de terre.
Longue bougie, éclairez son visage
Le voir encore loin des vivants ?
Longue bougie, éclairez son visage.
-- Grands dieux, comme il montre les dents !
C’est du ciel qu’il avait la rage.
In La langue verte, Poésie/Gallimard, Poèmes 1923-1988, p.117
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Bonne mouche
On est ce qu’on est, toi la rose
Tu tires ton lait de la boue.
Moi, je préfère la gadoue
Qui fume et les douces nécroses.
Toi, mon gros bœuf, l’herbe stupide
Nourrit ton brouillard mugissant ;
Mais moi, je sais d’un dard lucide,
Spiritualiser ton sang.
Dieu me voulut mouche éphémère.
J’ai de l’aile, j’aspire aux cieux.
Comme je fus mouche sur terre,
Je serai mouche près de Dieu.
In Le stupéfait, Poésie/Gallimard, Poèmes 1923-1988, p.227
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Les opéras
Ernest adore les grands opéras mais il n’en écoute jamais, car les grands opéras ça l’assomme. Ces cas-là sont plus fréquents qu’on ne pense.
In Le sac à malices, Poésie/Gallimard, Poèmes 1923-1988, p.202
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Le soufflant et le raciné
Un raciné de forte trempe
Se gaussait du soufflant léger
Qui lui turlupinait la tempe
Sans un feuilleton lui vendanger.
-- « Pauv’ merlifluch’ qu’i lui glosait,
Carapate ici que j’te beuve ;
Ce n’est pas ton flotil fluet
Qui fera qu’un butor s’émeuve,
Du soufflant, c’est quoi : moins que nib ;
Nib, c’est zeuro et c’est personne,
On n’a jamais zyeuté ta bribe,
T’existes mêm’ pas, tu bouffonnes. »
Mais par là-d’ssus, vlà le p’tit soufflant
Qui s’met à gonfler ses farines
Et lâch’ tout’ sa pétouse au flanc
Du raciné (qui s’déracine).
L’est tout à flac dans l’broussaillon,
Empêtré dans son empoustoufle
Lui qui faisait tant l’fanfaron,
I’s’tient plus peinard qu’un’ pantoufle
Faut jamais dir’ des génitures
Que c’est rien pasqu’on les zyeut’ pas.
Y a souvent des pant’à la dure
Qui cogn’ en marchant sur leurs bas.
In La langue Verte, Poésie/Gallimard, Poèmes 1923-1988, p.106
Bibliographie
Principaux ouvrages disponibles
- Poésies : 1923-1988, coll. Poésie, préface et choix de Lorand Gaspar, Gallimard, 1990, 1992
- Remuer ciel et terre, Bruxelles, Labor, coll. Espace Nord, 1985
- Sélection d’autres publications importantes :
- Les Râpes, 1949
- Famines, 1950
- Le Gros Gibier, 1953
- La Langue verte, Paris, Gallimard, 1954
- Les Oignons, Henneuse, Lyon, 1956
- Les Quatre Vérités, Gallimard, Paris, 1962
- Le Vin profond, Flammarion, Paris, 1968
- Les Cerveaux brûlés, Paris, Flammarion, 1969
- Les Oignons, etc., Flammarion, Paris, 1971
- La Belle Saison, Flammarion, Paris, 1973
- Les Coq-à-l’âne, Paris, Gallimard, 1985
- Le Stupéfait, Paris, Gallimard, 1988
- Dernières publications posthumes
- Les Hauts Cris, poèmes inédits 1989-90, coll. Poésie Blanche, recueil établi par Lucienne Desnoues, 48 p., éditions éoliennes, 1999
-
Le Sourire d'Icare, nouvelle édition illustrée de 19 bois gravés de Xavier Dandoy de Casabianca, 48 p., éditions éoliennes, 2005
Internet
-
Poezibao, un choix de nombreux textes de Norge et une bibliographie très complète.
- Wikipedia, une bio-bibliographie.
- Norge le secret d'un sourire, un article et des poèmes
Contribution de Jean Gédéon
A propos de Norge, consulter :
Daniel Laroche : "Une chanson bonne à mâcher. Vie et oeuvre de Norge". Presses Universitaires de Louvain, 2019, 266 p. ISBN 978-2-87558-786-2
Rédigé par : Daniel LAROCHE | 28 mars 2021 à 16:26