Le 6 octobre 2011, lorsqu’il apprit que le Prix Nobel de littérature venait de lui être décerné, Tomas Tranströmer, aphasique depuis plus de 20 ans, ne put prononcer qu’un seul mot : « Merveilleux ». Des prix il en avait souvent reçus depuis des décennies, même parmi les plus prestigieux. Mais le Nobel, il n’y croyait plus.
Considéré depuis les années 50 comme l’un des écrivains marquants du siècle, il jouit d’un prestige international rare pour un poète. Traduit en plus de 60 langues, bien que nous ayons enfin accès à son œuvre depuis 1989, grâce aux Éditions du Castor Astral et à son traducteur Jacques Outin, il demeure encore trop méconnu en France.
Né en 1931 en Suède, à Stockholm, Tomas Tranströmer, psychologue de formation, a travaillé toute sa vie dans des instituts spécialisés. Engagé socialement dans un combat pour un monde meilleur, il s’est occupé des handicapés, toxicomanes, jeunes délinquants et des prisonniers. Un travail accaparant, qui ne lui laissait que peu de temps à consacrer à la poésie. Avec moins de 15 recueils publiés en 50 ans, ses œuvres complètes dépassent à peine les 300 pages. Mais une œuvre d’importance que l’Académie suédoise a distinguée, car « par des images denses, limpides, il nous donne un nouvel accès au réel ».
Il a 16 ans lorsqu’il découvre la poésie, notamment grâce à l’anthologie 19 Poètes modernes français d’Erik Lindegren et Ilmar Laaban. À la lecture des poètes surréalistes français et modernistes suédois, il « se sentit pousser des ailes », comme l’explique Jacques Outin, dans la postface de l’édition Les souvenirs m’observent, publiée en 2004.
Sa poésie a choisi d’explorer « la banale vétusté-modernité des choses, le monde ordinaire-extraordinaire de tous les instants que l’on vit », comme le dit Alain Jouffroy. Et dans sa postface à Baltiques, Œuvres complètes 1954-2004, Renaud Ego précise que pour Tranströmer la nature est devenue un texte désormais incompréhensible : « Il y a bien des langages, mais leur grammaire s’est à jamais perdue. Ils sont retournés à cette nuit des hiéroglyphes d’où peu de lumière sourd ». Car nous vivons dans un monde qui est « un palimpseste raturé, dont nous ne déchiffrons que d’infimes fragments. L’espace naturel est désormais encombré par tous les signes de la modernité industrielle… Des pans entiers de la réalité apparaissent, que la poésie avait jusqu’à présent abordés avec d’infinies réticences », mais que Tranströmer assume totalement. Il met volontiers en relation des réalités radicalement opposées, comme l’univers animal et celui des objets manufacturés.
Trafic
Le poids lourd et sa remorque rampent dans la brume
comme la grande ombre d’une larve de libellule
progressant dans l’eau trouble sur les bas-fonds du lac.
Les projecteurs se rencontrent dans la forêt ruisselante.
On ne peut deviner le visage de l’autre.
Un flot de lumière tombe des aiguilles des pins.
Nous venons, ombres, véhicules, de tous les côtés
du crépuscule, nous nous suivons
nous croisons, glissons en un tumulte atténué
sur la plaine là-bas où les usines couvent
et les bâtiments s’enfoncent de deux millimètres
par an – le sol les avale lentement.
Des pattes non identifiées laissent leurs empreintes
sur le plus lisse des produits qu’on crée ici en rêve.
Le grain tente de vivre dans l’asphalte.
Mais d’abord les châtaigniers, assombris comme
s’ils préparaient l’éclosion des gants de fer
au lieu des spadices blancs, et derrière eux
les bureaux de l’entreprise – où un néon détraqué
clignote clignote. Il y a aussi une porte secrète. Ouvrez-la !
Et regardez dans le périscope renversé
vers le bas, les ouvertures et les tuyaux profonds
où les algues poussent comme les barbes des morts
et le Balayeur dérive dans son habit de morve
avec des gestes toujours plus las, sur le point d’étouffer.
Et personne ne sait comment cela fonctionne, si ce n’est que la chaîne
se rompt et se ressoude toujours.
In Baltiques, Œuvres complètes (1954-2004), Visions nocturnes (1970), © Poésie-Gallimard, 2004, p. 157/158
Un style d’une grande sobriété et d’une remarquable précision, que caractérise l’emploi de métaphores souvent déconcertantes par leur audace. Dans sa jeunesse, il fréquente assidument musées et bibliothèques, rêvant d’être un jour entomologiste en Afrique. Grand observateur de la nature, des animaux et des insectes, du monde végétal et marin, son univers poétique s’inscrit dans le sillage d’un Buffon ou d’un Linné, « dans l’union parfaite de visions fondées sur la mémoire et une exactitude sensorielle extrême », comme le souligne son traducteur Jacques Outin.
Chant
La troupe blanche grandissait : mouettes et goélands
dans le costume de toile de ces vaisseaux défunts
qu’entachait la fumée des côtes interdites.
Alerte ! Alerte autour des ordures du caboteur !
Ils s’étaient rapprochés pour former un jeu d’enseignes
qui devaient signaler « une prise par ici ».
Et les mouettes plainaient sur des étendues d’eau
où les labours bleutés avançaient dans l’écume.
Une route de phosphore partait en biais vers le soleil (…)
Le goéland cendré : un harpon au dos de velours.
Vu de près, c’est une coque couverte de neige
dont le pouls caché lance des éclairs rythmés
Ses nerfs d’aviateur en parfait équilibre. Il plane.
Il rêve sans appui suspendu dans le vent
un rêve de chasseur aux coups de bec mortels.
Doucement, il descend ailes avides vers la mer
et s’enroule autour de sa proie comme une socquette
avec quelques secousses. Puis il remonte, tel un esprit.
(La résurrection est un rapport de forces
plus mystérieuses que la reptation de l’anguille.
La floraison de l’arbre invisible. Et à l’égal
du phoque gris qui au milieu de son sommeil sous-marin
remonte à la surface de l’eau, reprend son souffle
et replonge – toujours en dormant – vers les bas-fonds
le Dormeur en moi s’est secrètement
rallié à cette cause et il est revenu
alors que j’avais le regard fixé sur autre chose.)
Et le moteur diesel cogne sur l’essaim
le long des récifs obscurs, de la faille des oiseaux
où la faim a fleuri en gueules qui béaient (…)
Ibid., 17 poèmes (1954), p. 41/44
Élevé par sa mère institutrice, ses parents ayant divorcé alors qu’il était tout jeune, il fut marqué par l’univers de son grand-père, pilote côtier, comme l’exprime ce poème qui ouvre le recueil Baltiques, publié en 1974 :
C’était avant le temps des poteaux télégraphiques.
Mon grand-père était jeune pilote côtier. Il inscrivait dans son carnet les bateaux qu’il pilotait--
noms, destinations, tirants d’eau (…)
Il les amenait jusque dans la Baltique, à travers cet extraordinaire dédale d’îles et d’eau.
Et ceux qui se rencontraient à bord et se laissaient porter, quelques heures ou quelques jours,
par la même carcasse,
à quel point faisaient-ils connaissance ? (…)
Quand la brume était épaisse : visibilité réduite, vitesse limité. D’une enjambée, la presqu’île
sortait de l’invisible et se tenant à proximité.
Un beuglement toutes les deux minutes. Les yeux lisaient droits dans l’invisible.
(Avait-il le dédale en tête ?)
Les minutes passaient.
Les fonds et les îlots remémorés comme des psaumes.
Et cette sensation d’être « là et nulle part ailleurs » qu’il fallait conserver, comme lorsqu’on
porte un vase rempli jusqu’à ras bord et qu’on ne doit rien renverser.
Un regard jeté dans la salle des machines.
La machine compound, aussi robuste que le cœur humain, travaillait avec des gestes
délicatement élastiques, acrobates d’acier, et des parfums montaient comme d’une cuisine.
Ibid., Baltiques (1974), p. 189/190
Alors que nous vivons dans un monde où tout est désormais mesuré : le temps, la durée, l’espace, pour le poète, le passé et l’avenir se trouvent englobés dans l’instant présent, comme l’exprime ce poème :
Répondre aux lettres
Dans le tiroir de la commode, je retrouve une lettre arrivée ici, pour la première fois, voilà vingt-six ans. Une lettre affolée, qui respire encore quand elle arrive pour la seconde fois. (…)
Parfois il existe un abîme entre le mardi et le mercredi, mais vingt-six ans peuvent défiler en un instant. Le temps n’est pas une distance en ligne droite, mais plutôt un labyrinthe, et quand on s’appuie au mur, au bon endroit, on peut entendre des pas précipités et des voix, on peut s’entendre passer, là, de l’autre côté. (…)
Ibid, La place sauvage (1983), p. 248
Se comparant souvent à un tourniquet, une rue de traverse, une passerelle, ou une embarcation entre les portes d’une écluse, le poète se sert de diverses métaphores pour traduire ce qui l’amène à vouloir « nous conduire de l’autre côté du miroir. Dans une sorte de « no man’s land » de l’imprononçable, dans ses « préfaces au silence », comme il les appelle », remarque Jacques Outin. C’est par des images qui tentent de saisir l’insaisissable, que Tranströmer cherche à préciser un cours des choses qui semble impénétrable.
Carillon
(…) Ce que je porte en moi se matérialise ici, toute mon angoisse, tous mes espoirs.
Toutes ces choses impensables qui arriveront pourtant.
Mes rivages sont bas, si la mort montait de vingt centimètres, je serais submergé. (…)
Je suis revenu dans ma chambre d’hôtel : le lit, la lampe, les draperies. On entend des bruits curieux d’ici, la cave lentement remonte l’escalier.
Je suis couché sur mon lit les bras en croix.
Je suis une ancre confortablement enfouie qui retient l’ombre profonde au-dessus d’elle,
cette grande inconnue dont je participe et qui est certainement plus importante que moi.
Dehors passe la rue piétonnière, cette rue où mes pas se meurent, comme ce que j’écris, ma préface au silence, mon psaume retroussé.
Ibid., La place sauvage (1983), p.266/267
Dans un poème intitulé « Sombres cartes postales », publié en 1983, il avait écrit : « Il arrive au milieu de la vie que la mort vienne / prendre nos mesures. Cette visite / s’oublie et la vie continue. Mais le costume / se coud à notre insu ». Quelques années plus tard, en 1990, à 59 ans, une attaque cérébrale le laisse en partie aphasique et hémiplégique, réduisant considérablement ses activités. Alors que parler lui devient difficile, de sa propre impuissance verbale, le poète voit comme un reflet de la grande aphasie universelle, au milieu du vacarme assourdissant du monde. Sa poésie habitée désormais par le mutisme, se poursuit néanmoins dans l’ombre, le silence et le murmure, pour donner forme à La grande énigme, 45 haïkus, publié en 2004, dont voici deux d’entre eux :
Vois comme je suis assis
telle une barque tirée à terre.
Je suis heureux ici.
Écoute bruisser la pluie
Je murmure un secret pour
pénétrer son cœur
****
Oiseaux du matin
Je réveille la voiture
au pare-brise saupoudré de farine
Je revêts mes lunettes de soleil.
Le chant des oiseaux s’obscurcit.
Pas de vides nulle part ici.
Par une porte dérobée dans le paysage
la pie arrive
noire et blanche. Oiseau de Hel.
Et le merle qui s’agite de-ci, de-là
jusqu’à charbonner tout le dessin,
à part ces habits blancs sur une corde à linge :
un chœur de Palestrina.
Pas de vides nulle part ici.
Merveille que de sentir mon poème qui grandit
alors que je rétrécis.
Il grandit, il prend ma place.
Il m’évince.
Il me jette hors du nid.
Le poème est fini.
Ibid., Accords et traces (1966), p. 124 / 125
Bibliographie (en français)
- Baltiques et autres poèmes, traduit du suédois par Jacques Outin, préface de Kjell Espmark, © Le Castor Astral, 1989
- Œuvres complètes (1954-1996), traduit et préfacé par Jacques Outin, avertissement de Kjell Espmark, postface de Renaud Ego, © Le Castor Astral, 1996 / réédition Œuvres complètes (1954-2004), © Poésie/Gallimard, 2004
- La Grande Énigme, 45 haïkus, adaptés du suédois par Jacques Outin, version bilingue, préface de Petr Král, photographie de Lucien Clergue, © Le Castor Astral, 2004
- Les Souvenirs m’observent, traduit et postfacé par Jacques Outin, © Le Castor Astral, 2004
- À lire un entretien entre le poète et Juan antonio González Iglesias, Un rêve que je fais en état de veille, dans le numéro 993-994 (janvier-février 2012) de la revue Europe, p.298
Internet
- Wikipédia
- Sur remue.net, Tranströmer, langage au-delà du langage
- Voir un précédent article dans La Pierre et le Sel, du 02/08/2011
Contribution de Jacques Décréau
Merci pour cette fascinante présentation, j'entre avec euphorie dans la description fantasmagorique des paysages de Tranströmer. J'éprouve alors un merveilleux sentiment d'enfance, quand, entre rêve éveillé et ennui, je réinventais le monde lors d'interminables "grandes vacances".
Rédigé par : Roselyne Fritel | 01 mars 2012 à 11:02