« Il est indifférent de savoir sous quel aspect le poète se présente : prophète ou clown, rêveur ou fou, photographe ou visionnaire. Ce qui importe, c'est de ne pas faire de compromis avec sa propre direction. »
Bo Carpelan
Cette description en exergue, du grand poète finlandais, correspond bien à la plupart des facettes de la personnalité hors normes d’Antonin Artaud, qui refusa toujours, au risque de se perdre corps et âme, de faire alliance avec les compromis de la société de son temps.
Génie pour les uns, fou pour d’autres, il fut à la fois poète, auteur de théâtre, romancier, acteur , plasticien et laissa une œuvre d’une originalité grinçante qui a laissé de nombreuses traces dans la littérature et le théâtre actuels.
Il est né en 1896 à Marseille, ville à propos de laquelle, dans une correspondance ultérieure, il affirmera qu’il n’y a fait que passer venant d’ailleurs, « parce qu’en réalité je ne suis jamais né et qu’en vérité je ne peux pas mourir ».
Dès l’âge de quatorze ans, tout en se distinguant par ses dons poétiques, il est déjà victime de troubles nerveux qui le contraignent à faire plusieurs séjours en maison de santé. Ce seront les premières stations d’un long chemin de croix, qu’il va parcourir avec une certaine lucidité, en poursuivant son œuvre.
Dans une lettre datée de juin 1923, adressée à Jacques Rivière, directeur de la N.R.F., il indique :
« Je souffre d’une effroyable maladie de l’esprit. Ma pensée m’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l’esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme , si imparfaite soit-elle, je la fixe dans la crainte de perdre toute la pensée. Je suis au-dessous de moi-même, je le sais, j’en souffre, mais j’y consens dans la peur de ne pas mourir tout à fait. »
En dépit de ses problèmes psychologiques, il travaille intensément, au cours des années 1923/1935 sur toute l’étendue de sa palette.
Il flirte avec le mouvement surréaliste avant d’être exclu par André Breton, publie plusieurs recueils de poésie, ainsi que sa correspondance avec Jacques Rivière de la N.R.F., et il est accueilli dans de très nombreuses revues.
Il mène parallèlement une activité dans le cinéma, comme scénariste, metteur en scène et acteur notamment dans les films de Carl Dreyer, et Abel Gance.
Côté théâtre, il écrit de nombreux textes théoriques sur le sujet, et fait de la mise en scène.
Et en 1936, il part faire un séjour au Mexique, financé en partie par une mission du ministère de l’Éducation nationale. Il profite de ce séjour pour passer un mois en compagnie des indiens Tarahumara chez lesquels la danse rythmée et son accompagnement musical, l’expression corporelle, la profération et la scansion des mots, forment un tout cohérent destiné, tout en hissant le danseur au-dessus de lui-même, à entraîner le spectateur vers les mêmes sphères.
Artaud prend note, il s'en servira plus tard.
Cette façon d’envisager la poésie existe aujourd’hui, avec le courant de la poésie sonore, dont l’un des plus talentueux représentant s’appelle Serge Pey. Celui-ci profère et scande sa poésie, en s’accompagnant de bruitages divers provenant parfois d’instruments très insolites, entre autres des bâtons sur lesquels il inscrit ses poèmes.
Et lui aussi est allé, et ce n’est sans doute pas un hasard, à la rencontre des amérindiens…
En 1937, Artaud, après une liaison vite interrompue avec Cécile Schramme, fait un voyage assez mouvementé en Irlande, au cours duquel, à cause d’une perte de mémoire, il est emprisonné quelques temps sur place pour vagabondage.
À son retour en France, va commencer son long chemin de croix d’asile en asile, avec un internement d’office à l’asile psychiatrique de Sotteville-lès-Rouen.
En 1938, il est transféré à Sainte-Anne où il est vu par Jacques Lacan, puis il fait un séjour à l’hôpital de Ville-Evrard avant d’être transféré, en 1943, grâce à l’aide de sa mère et de Robert Desnos, en zone libre dans le service du docteur Ferdière à Rodez, où il restera plusieurs années. Il y sera soigné avec les moyens de l’époque, sans doute assez rudimentaires, consistant surtout à calmer les esprits avec la machine à réveiller les morts, autrement dit l’électrochoc, une nouveauté à l’époque, comme en témoigne le texte suivant relevé sur le scoop-it daté du 10/02/2012 du site Poezibao de Florence Trocmé :
« Latrémolière, Jacques. - Accidents & incidents observés au cours de 1200 électrochocs thèse de médecine de Toulouse n° 12, 1944.
Rodez : Impr. G. Subervie
Cote : Toulouse 1944 n° 12
Jacques Latrémolière (18/07/1918-02/09//1991), Croix de guerre 1939-1940, fait partie, en France, des praticiens à avoir utilisé en nombre les électrochocs, comme en témoigne le titre de sa thèse.
Il mit en œuvre cette nouvelle thérapie (elle ne commença à être utilisée dans notre pays qu’à partir de 1940) en tant qu’interne, à l’hôpital psychiatrique de Rodez (Aveyron) à partir de juin 1942.
Adjoint du Dr Gaston Ferdière, médecin-directeur de l’hôpital, Jacques Latrémolière doit surtout sa renommée d’avoir été chargé par son patron et sous son contrôle d’administrer, entre le 20 juin 1943 et le 24 janvier 1945, en tout (le plus vraisemblable) ou en partie, les 58 électrochocs que reçut Antonin Artaud à l’hôpital psychiatrique de Rodez. »
Le poète résistera aux « chocs », malgré tout, continuera à écrire, et début 1945, commencera à réaliser, jusqu’à sa mort, de grands dessins en couleur.
En 1946, il quitte Rodez et revient à Paris. Ses amis l’installent dans la maison de santé du docteur Delmas, où il est, enfin, entièrement libre de ses mouvements.
En 1947, est organisée une exposition de ses dessins à la galerie Pierre, avec certains de ses textes lus, entre autres, par Roger Blin et Artaud lui-même.
En fin d’année, à la demande de la Radiodiffusion qui souhaitait son concours pour un cycle intitulé La Voix des poètes, il enregistre Pour en finir avec le jugement de dieu.
« Les textes furent répétés puis enregistrés au cours de plusieurs séances entre le 22 et le 29 novembre 1947. Un séance ultérieure eut lieu qui fut réservée à l’enregistrement des bruitages. Plusieurs instruments avaient été mis à la disposition d’Antonin Artaud : xylophones, tambours, timbales, gongs, sur lesquels il improvisa la musique dont il accompagna ses chantonnements scandés. Il enregistra aussi des cris de diverses intensités et des passages de glossolalies. Après différents essais, un dialogue en glossolalie entre Roger Blin et lui fut aussi enregistré. »
In Pour en finir avec le jugement de dieu, ©Poésie/Gallimard, 2003 p. 192
« L’émission programmée le lundi 2 février 1948 fit l’objet d’une promotion auprès de divers journaux radiophoniques, et coup de théâtre, la veille de l’émission elle fut interdite d’antenne. Cette interdiction fut commentée dès le 4 février par le journal Combat, sous le titre suivant, :
M. Wladimir Porché craignait le Mômo cru :
Antonin Artaud, qui se nomme lui-même Artaud le Mômo, devait faire lundi dernier à 22 h 45, en compagnie de Maria Casarès, Roger Blin et Paule Thévenin, une entrée radiophonique très attendue. Il interprétait lui-même, en effet, le principal rôle du poème dramatique qu’il avait écrit pour la Radio : « Pour en finir avec le jugement de dieu ».(…)
Mais la soirée du lundi s’acheva sans que l’on ait pu « en finir avec le jugement de dieu ». M.
Wladimir Porché effrayé, paraît-il, du langage trop cru de M. Artaud avait donné l’ordre au directeur des Émissions Littéraires, M. Pouey de surseoir à cette diffusion.
M. Pouey estimait, lui, que tous les poètes ont droit à l’expression et que, si Rimbaud revenait parmi nous, on se couvrirait de ridicule aussi bien en ne lui donnant pas la parole qu’en expurgeant son texte. C’était comparer (avec un peu trop d’audace sans doute) Artaud à Rimbaud. »
Ibid. p.194
Certes, ce poème, radiophonique à l’origine, mais qui fut publié en livres à de nombreuses reprises par la suite, avec son poids de nombreuses crudités assaisonnées de scatologie ne tourne pas autour du pot, et il est, contre l’arrogance des puissants, un grand cri de révolte dont les incantations ont pour but de faire magiquement communier et adhérer le public.
Il débute par un texte consacré au rite du peyotl chez les Tarahumaras :
Et en bas, comme en bas de la pente amère,
cruellement désespérée du cœur
s’ouvre le cercle des six croix,
très en bas,
comme encastrée dans la terre mère,
désencastrée de l’étreinte immonde de la mère
qui bave,
La terre charbon noir
est le seul emplacement humide
dans cette fente de rocher.
Le rite est que le nouveau soleil passe par sept
points avant d’éclater à l’orifice de la terre.
Il y a six hommes,
un pour chaque soleil,
et un septième homme
qui est soleil tout
cru
habillé de noir et de chair rouge.
Or, ce septième homme
est un cheval
un cheval avec un homme qui le mène.
Mais c’est le cheval
qui est le soleil
et non l’homme. (…)
In Pour en finir avec le jugement de dieu, Tutuguri, Le rite du soleil noir © Poésie/Gallimard, 2003 p. 33
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États préparatoires
Le corps est le corps
il est seul
et n’a pas besoin d’organes,
le corps n’est jamais un organisme
les organismes sont les ennemis du corps,
les choses que l’on fait
se passent toutes seules
sans le concours d’aucun organe,
tout organe est un parasite,
il recouvre une fonction parasitaire
destinée à faire vivre un être
qui ne devrait pas être là.
Les organes n’ont été faits que pour donner à manger aux êtres,
alors que ceux-ci ont été condamnés dans leur principe
et qu’ils n’ont aucune raison d’exister.
La réalité n’est pas encore construite parce que les organes vrais du corps humain ne sont pas encore composés et placés.
Le théâtre de la cruauté a été créé pour achever cette mise en place, et pour entreprendre, par une danse nouvelle du corps de l’homme, une déroute de ce monde des microbes qui n’est que du néant coagulé.—
Le théâtre de la cruauté veut faire danser des paupières couple à couple avec des coudes, des rotules, des fémurs et des orteils,
et qu’on les voie.
In Pour en finir avec le jugement de dieu, Le théâtre de la cruauté © Poésie/Gallimard, 2003 p. 167/168
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Avec moi dieu-le-chien, et sa langue
Qui comme un trait perce la croûte
De la double calotte en voûte
De la terre qui le démange.
Et voici le triangle d’eau
qui marche d’un pas de punaise,
mais qui sous la punaise en braise
se retourne en coup de couteau.
Sous les seins de la terre hideuse
dieu-la-chienne s ‘est retirée,
des seins de terre et d’eau gelée
qui pourrissent sa langue creuse.
Et voici la vierge-au-marteau,
pour broyer les caves de terre
dont le crâne du chien stellaire
sent monter l’horrible niveau.
In L’ombilic des Limbes © Poésie/Gallimard 2004, p. 55
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Poète noir
Poète noir, un sein de pucelle
te hante,
poète aigri, la vie bout
et la ville brûle,
et le ciel se résorbe en pluie,
ta plume gratte au cœur de la vie.
Forêt, forêt, des yeux fourmillent
sur les pignons multipliés ;
cheveux d’orage, les poètes
enfourchent des chevaux, des chiens.
Les yeux ragent, les langues tournent
le ciel afflue dans les narines
comme un lait nourricier et bleu ;
je suis suspendu à vos bouches
femmes, cœurs de vinaigre durs.
Ibid. p. 67
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Les poètes lèvent des mains
où tremblent de vivants vitriols
sur les tables de ciel idole
s’arc-boute, et le sexe fin
trempe une langue de glace
dans chaque trou, dans chaque place
que le ciel laisse en avançant.
Le sol est tout conchié d’âmes
et de femmes au sexe joli
dont les cadavres tout petits
dépapillotent leurs momies.
Ibid. p. 73
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Sous cette croûte d’os et de peau, qui est ma tête, il y a une constance d’angoisses, non comme un point moral, comme les ratiocinations d’une nature imbécilement pointilleuse, ou habitée d’un levain d’inquiétudes dans le sens de sa hauteur, mais comme une (décantation)
à l’intérieur,
comme la dépossession de ma substance vitale,
comme la perte physique et essentielle
(je veux dire perte du côté de l’essence)
d’un sens.
In L’ombilic des Limbes,Le Pèse-Nerfs © Poésie/Gallimard 2004, p. 96
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(…) Je sens sous ma pensée le terrain qui s’effrite, et j’en suis amené à envisager les termes que j’emploie sans l’appui de leur sens intime, de leur substratum personnel. Et même mieux que cela, le point par où ce substratum semble se relier à ma vie me devient tout à coup étrangement sensible, et virtuel. J’ai l’idée d’un espace imprévu et fixé, là où en temps normal tout est mouvements, communication, interférences, trajet.
Mais cet effritement qui atteint ma pensée dans ses bases, dans ses communications les plus urgentes avec l’intelligence et avec l’instinctivité de l’esprit, ne se passe pas dans le domaine d’un abstrait insensible où seules les parties hautes de l’intelligence participeraient. Plus que l’esprit qui demeure intact, hérissé de pointes, c’est le trajet nerveux de la pensée que cet effritement atteint et détourne. C’est dans les membres et le sang que cette absence et ce stationnement se font particulièrement sentir. (…)
In L’ombilic des Limbes, Fragments d’un Journal d’Enfer © Poésie/Gallimard 2004, p. 123
Au cours de ces années 1947/1948, Artaud, atteint d’un cancer, a beaucoup souffert physiquement, soutenu par l’absorption de nombreux médicaments, notamment du laudanum à fortes doses.
Le 4 mars 1948, on le trouve mort, assis au pied de son lit.
Enfin, réconcilié avec lui-même.
Bibliographie
- Les œuvres complètes d’Artaud ont été publiées chez Gallimard en vingt six tomes, dont :
- L’ombilic des limbes, suivi de le Pèse-nerfs,© Poésie/Gallimard 1968
- Pour en finir avec le jugement de dieu © Poésie/Gallimard, 2010
Internet
- Dans l’émission Les Nouveaux chemins de la connaissance de février 2010, une conférence d’Evelyne Grossman, sur Artaud l’homme et sa douleur
- Sur le site de Lionel Mesnard, nombreux extraits et videos
Contribution de Jean Gédéon
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