« Les paroles sont toutes faites et s’expriment : elles ne m’expriment point ».
Quand on découvre que, par deux fois au cours de ses études supérieures, Francis Ponge s’est vu recalé à l’oral pour incapacité de s’exprimer, on n’est guère surpris de constater que toute son œuvre va consister à prendre jusqu’au bout le parti des choses contre le parti pris des mots. Avec aucun compromis possible entre les deux.
Francis Ponge est né à Montpellier en 1899, dans une famille protestante, aisée et cultivée. Il passe sa petite enfance, jusqu’à l’âge de dix ans, à Avignon, où son père, directeur d’agence au Comptoir National d’Escompte, a été nommé. Puis la famille se déplace en Normandie, son père étant muté à Caen, la ville de Malherbe, poète et réformateur de la langue française. Il y fera ses études secondaires. En 1916, il est en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand à Paris. Puis choisit de faire du droit et de la philosophie ; mais il échoue à l’oral de la licence.
Mobilisé en avril 1918, à Falaise, son indiscipline et sa révolte contre l’autorité arbitraire lui valent la prison. En 1919, il prépare l’entrée à Normale Sup, à Strasbourg. Admissible, il échoue à l’oral, n’ayant pu parler. Il a 20 ans, se brouille avec sa famille, s’inscrit au Parti socialiste et mène une vie de bohème entre Paris et Caen. Mais se réconcilie avec son père, peu avant la mort de celui-ci en 1923.
Face aux imperfections du langage, qui selon lui biaisent tout discours, il fait alors le choix de ne vivre que pour l’écriture. Un choix courageux, car c’est aussi celui de la précarité, voire d’une certaine misère matérielle, qu’il connaîtra pendant de nombreuses années. Dans Des raisons d’écrire, un texte daté de 1930, il explique « qu’il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles…Une seule issue : parler contre les paroles…Il n’y a point d’autre raison d’écrire ». (Le parti pris des choses, p. 163/164). Car il lui semble indispensable de « désaffubler périodiquement la poésie » et d’encourager « la constante insurrection des choses contre les images qu’on leur impose. »
En 1930, il se rapproche des surréalistes durant quelques mois, mais refuse le principe de l’écriture automatique. Pour gagner sa vie, de 1931 à 1937, il travaille aux Messageries Hachette. Un travail alimentaire qui ne lui laisse chaque soir que 20 minutes pour écrire, avant que le sommeil ne le gagne. En 1936, responsable syndical à la CGT, il anime la grève et l’occupation des locaux chez Hachette. En 1937, son adhésion au Parti communiste entraîne son licenciement, suivi d’une période de chômage. En 1938, il travaille dans les assurances.
Mobilisé en 1939, démobilisé en 1940, il prend contact avec la Résistance en 1941, comme agent de liaison entre les journalistes et les ouvriers du livre en zone Sud. C’est en 1942 qu’il publie Le parti pris des choses. À la Libération il regagne Paris, où Aragon lui confie les pages littéraires du journal communiste Action. En 1947, Il quitte le PC, désapprouvant son « sectarisme intellectuel ».
De 1944 à 1952, Francis Ponge connaît une telle précarité, qu’il doit vendre en partie sa bibliothèque et ses meubles pour survivre. Au cours de cette période il rencontre les plus grands artistes, Picasso, Braque, Giacometti, Dubuffet, qui lui viennent en aide, comme ce dernier, qui lui cède un appartement rue Lhomond. Les textes qu’il écrit pour eux, à l’occasion d’expositions, seront rassemblés dans Lyres, en 1961.
De 1952 à 1964, Ponge voit sa situation s’améliorer, lorsqu’il devient professeur à l’Alliance Française et donne des conférences en France et à l’étranger. C’est à partir de 1956, grâce à un numéro spécial de la N.R.F. lui rendant hommage, que la reconnaissance de son œuvre commence à s’imposer. En 1960, une grande exposition lui est consacrée à la Bibliothèque Jacques Doucet. Après plusieurs prix internationaux, le journal Le Monde lui rend hommage en 1979, pour ses 80 ans. Et le Grand Prix de l’Académie Française lui est décerné en 1984. Il meurt en 1988, à l’âge de 89 ans.
Francis Ponge ne s’est jamais présenté comme étant un poète. Et dans un texte capital, daté du 24 mai 1941, il s’en explique clairement : « Que rien désormais ne me fasse revenir de ma détermination : ne sacrifier jamais l’objet de mon étude à la mise en valeur de quelque trouvaille verbale que j’aurai faite à son propos, ni à l’arrangement en poèmes de plusieurs de ces trouvailles. En revenir toujours à l’objet lui-même, à ce qu’il a de brut, de différent…Que mon travail soit celui d’une rectification continuelle de mon expression (sans souci a priori de la forme de cette expression) en faveur de l’objet brut…Reconnaître le plus grand droit de l’objet, son droit imprescriptible, opposable à tout poème…L’objet est toujours plus important, plus intéressant, plus capable : il n’a aucun devoir vis-à-vis de moi, c’est moi qui ai tous les devoirs à son égard…En conséquence, ne jamais m’arrêter à la forme poétique…Ne jamais essayer d’arranger les choses. Les choses et les poèmes sont inconciliables. Il s’agit de savoir si l’on veut faire un poème ou rendre compte d’une chose…C’est le second terme de l’alternative que mon goût sans hésitation me fait choisir. » (La rage de l’expression, Poésie/Gallimard, p. 9 à 11)
Dans ce texte il est question « d’une rectification continuelle de l’expression », une des grandes originalités de Ponge, qui propose à son lecteur un type nouveau de composition, une sorte de chantier permanent, avec toutes sortes de considérations sur le texte en train de s’écrire. C’est à partir de 1938, que l’on voit apparaître ces passionnants journaux de la création, que l’auteur rédige au jour le jour, sur une durée qui peut s’étendre sur plusieurs mois, voire plusieurs années.
Le carnet du bois de pins en est un bon exemple. Ponge l’a rédigé du 7 août au 9 septembre 1940, alors qu’il a rejoint sa famille en Haute-Loire, après deux mois d’exode à travers la France. Sur un petit carnet de poche, il note tout ce qui lui vient à l’esprit lors de sa promenade quotidienne dans ce petit bois. Un témoignage précieux, d’une soixantaine de pages, du travail « acharné » de l’auteur aux prises avec l’objet, dans son processus d’écriture. En voici quelques courts extraits :
9 août 1940 – Le soir : « Non ! Décidément, il faut que je revienne au plaisir du bois de pins. De quoi est-il fait, ce plaisir ? – Principalement de ceci : le bois de pins est une pièce de la nature, faite d’arbres tous d’une espèce nettement définie ; pièce bien délimitée, généralement assez déserte, où l’on trouve abri contre le soleil, contre le vent, contre la visibilité ; mais abri non absolu, non par isolement. Non ! C’est un abri relatif. Un abri non cachottier, un abri non mesquin, un abri noble. C’est un endroit aussi (ceci est particulier aux bois de pins) où l’on évolue à l’aise, sans taillis, sans branchages à hauteur d’homme, où l’on peut s’étendre à sec, et sans mollesse, mais assez confortablement. Chaque bois de pins est comme un sanatorium naturel, aussi un salon de musique…une chambre, une vaste cathédrale de méditation (une cathédrale sans chaire, par bonheur) ouverte à tous les vents, mais par tant de portes que c’est comme si elles étaient fermées. Car ils y hésitent…. Je crois que je commence à me rendre compte du plaisir propre aux bois de pins. »
12 août 1940 -- « Une infinité de cloisonnements et de chicanes fait du bois de pins l’une des pièces de la nature les mieux combinées pour l’aise et la méditation des hommes. Point de feuilles s’agitant. Mais au vent comme à la lumière tant de fines aiguilles sont opposées qu’il en résulte une températion et comme une défaite presque complète, un évanouissement des qualités offensives de ces éléments et une émanation de parfums puissants. La lumière, le vent lui-même y sont tamisés, filtrés, freinés, rendus bénins et à proprement parler inoffensifs. Alors que les bases des troncs sont parfaitement immobiles, les faîtes sont seulement balancés… »
17 août 1940 -- « En ce qui concerne le bois de pins, je viens de relire mes notes. Peu de choses méritent d’être retenues. – Ce qui importe chez moi, c’est le sérieux avec lequel j’approche de l’objet, et d’autre part la très grande justesse de l’expression. Mais il faut que je me débarrasse d’une tendance à dire des choses plates et conventionnelles. Ce n’est vraiment pas la peine d’écrire si c’est pour cela… Bois de pins, sortez de la mort, de la non-remarque, de la non-conscience !...Surgissez, bois de pins, surgissez dans la parole. L’on ne vous connaît pas. – Donnez votre formule. – Ce n’est pas pour rien que vous avez été remarqués par F. Ponge… » (La rage de l’expression, p. 105 à 114)
Dans la plupart de ses écrits réunis en 1942 dans Le parti pris des choses, Ponge s’efforce de rendre compte des objets et de leurs caractéristiques, avec la plus grande rigueur et le maximum de précision, comme s’il voulait donner la parole aux choses, afin de réparer une injustice. Alors que l’homme a fait le sujet de millions d’ouvrages, personne ne s’est vraiment intéressé à la coccinelle, au poireau ou à l’édredon, qui sont pourtant des sujets faciles à décrire, bien plus que l’homme. Mais le sérieux de la description n’en exclut pas pour autant toute forme d’humour.
Le pain
La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne : comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses…Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, -- sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
Ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable…
Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.
In Le parti pris des choses, Poésie/Gallimard, p. 46
La barque
La barque tire sur sa longe, hoche le corps d’un pied sur l’autre, inquiète et têtue, comme un jeune cheval. Ce n’est pourtant qu’un assez grossier réceptacle, une cuiller de bois sans manche : mais, creusée et cintrée pour permettre une direction du pilote, elle semble avoir son idée, comme une main faisant le signe couci-couça.
Montée, elle adopte une attitude passive, file doux, est facile à mener. Si elle se cabre, c’est pour les besoins de la cause.
Lâchée seule, elle suit le courant et va, comme tout le monde, à sa perte tel un fétu.
In Pièces, Poésie/Gallimard, p.45
L’influence de Francis Ponge sur la poésie française contemporaine est considérable, par la manière radicale dont il aborde le rôle et la fonction du poète. Pour lui, en un sens, ses recueils sont avant tout des « exercices de rééducation verbale », pour inciter les meilleurs à pouvoir s’exprimer. Il y a également chez lui une dimension qu’on peut dire politique, tel qu’il l’évoque dans un texte daté du 1er mars 1942, dont voici le début :
Je suis un suscitateur
Je m’aperçois d’une chose : au fond ce que j’aime, ce qui me touche, c’est la beauté non reconnue, c’est la faiblesse d’arguments, c’est la modestie.
Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner.
Voilà où ma position politique et ma position esthétique se rejoignent.
Rabaisser les puissants m’intéresse moins que glorifier les humbles.
Les humbles : le galet, l’ouvrier, la crevette, le tronc d’arbre et tout le monde inanimé, tout ce qui ne parle pas…
Je suis un suscitateur.
In Nouveau Nouveau Recueil, volume I : 1923-1942, p.187
Une dimension qui n’a rien perdu de son actualité, puisqu'un colloque intitulé « Politiques de Ponge » s’est tenu les 15 et 16 mars 2012, à l’ENS de Lyon et à l’Université de Lyon 3, organisé par la Société des Lecteurs de Francis Ponge. Et à cette occasion une salle Francis Ponge a été inaugurée à l’ENS de Lyon.
Bibliographie
- Douze petits écrits, © Gallimard, 1926
- Le parti pris des choses, © Gallimard, 1942
- Proêmes,© Gallimard, 1948
- La rage de l’expression, © Mermod, Lausanne, 1952
- Le Grand Recueil, 3 tomes : I Lyres ; II Méthodes ; III Pièces, © Gallimard, 1961
- Pour un Malherbe, © Gallimard, 1965
- Tome Premier : le peintre à l’Étude, © Gallimard, 1965
- Le savon, © Gallimard, 1967
- Nouveau Recueil, © Gallimard, 1967
- Entretiens avec Philippe Sollers, © Gallimard/Le Seuil, 1970
- La Fabrique du pré, © Skira, Genève, 1971
- Comment une figue de paroles et pourquoi, © Flammarion, 1977
- Lyres, © Poésie/Gallimard, 1980
- La rage de l’expression, Poésie/Gallimard, 1984
- Le parti pris des choses, précédé de Douze petits écrits et suivi de Proêmes, © Poésie/Gallimard, 1985
- Pièces, © Poésie/Gallimard, 1988
- Nouveau Nouveau Recueil, édition établie et annotée par Jean Thibaudeau, en 3 vol. : 1923-1942 ; 1940-1975 ; 1967- 1984, © Gallimard, 1992
- Œuvres complètes, en 2 volumes, La Pléiade, © Gallimard, 1999 et 2002
Autour de l’auteur
- Francis Ponge, © Éditions de l’Herne, 1986
- Francis Ponge, par Jean-Marie Gleize, © Le Seuil, 1988
- Francis Ponge, © Revue Europe, n° 755, mars 1992
- Francis Ponge, Revue Genesis 12/98, © Jean-Michel Place, 1999
Internet
Contribution de Jacques Décréau
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