« Je suis, sans doute, le poète le plus inconnu et le plus célèbre », écrit le poète dans le Journal d’un inconnu.
Artiste aux mille facettes, à la fois et tour à tour romancier, dramaturge, cinéaste, dessinateur, il se voulait, avant tout, poète. Son œuvre poétique, imposante en quantité, puisqu’elle comporte environ mille cinq cents pages dans le tome de la Pléiade qui lui est consacré, a, pourtant, toujours été considérée comme secondaire dans son parcours artistique.
Je ne pourrai donc, dans le cadre limité de cette chronique, que survoler cette œuvre monumentale et n’en faire ressortir que quelques traits saillants.
Cocteau naît en 1889 dans une famille de grands bourgeois où l’on aime et pratique les arts, un milieu bien propre à éveiller et développer ses talents artistiques précoces. Bien qu’intelligent, il fait des études bancales sanctionnées par plusieurs échecs au baccalauréat.
En 1908, sa mère l’introduit dans le monde où il se fait rapidement une réputation de dandy et des relations dans le milieu littéraire qui lui organise, au théâtre Fémina une matinée « consacrée à un tout jeune poète de dix-huit ans, Jean Cocteau », avec une présentation assaisonnée d’un chapelet de dithyrambes en son honneur. Il obtient ce jour-là un grand succès mondain…
En juillet, il publie dans une revue son premier poème, intitulé « Les façades », avec une photo de l’auteur et la note suivante : « M. Jean Cocteau dont les vers ont été révélés au grand public cette année même, est certainement le plus jeune poète de la jeune génération où il s’est fait déjà une place »
En voici le texte :
Il est des cris plaintifs qui se tordent les bras,
Mordus entre les dents, avortés sur les lèvres,
Des fards astucieux masquant l’ardeur des fièvres,
Et des corps moribonds sous la fraîcheur des draps.
La douleur nous fait honte en nous prenant pour cible.
Cherchons le mot qui trompe et le regard qui ment !
Le sanglot doit se perdre en un ricanement,
Et le cerveau bondir sous un flot impassible…
Combien rencontrons-nous de chaos inconnus,
Pantins qui crisperaient, enfin réels et nus,
Leurs traits démaquillés à la clarté des lampes !
Ignorons-nous assez les larmes et le sang !…
Et près des volets clos qu’on regarde en passant,
L’anneau froid des canons appuyés sur les tempes !
In Œuvres poétiques complètes, © Pléiade-Gallimard,2005, p. 1302/1303
En 1909, il déploie une intense activité littéraire et graphique et publie son premier recueil de poésie, « La lampe d’Aladin ».
Ce recueil aux accents déjà très personnels dénote chez ce tout jeune homme un certain pessimisme, une mélancolie et une difficulté existentielle qui, compte tenu de son jeune âge, tiennent plus de l’intuition que de l’expérience. Il y fait également preuve d’une fascination pour ce qui se cache derrière les apparences, les forces obscures qui se manifestent dans l’ombre et qui peupleront par la suite, comme une sorte de leitmotiv, certaines de ses créations théâtrales ou cinématographiques.
Par ailleurs, ce jeune garçon très sensible et de santé fragile a été marqué par deux suicides d’êtres chers. L’un, celui de son père, pour une raison non élucidée et le second celui d’un ami et condisciple à Condorcet, Raymond Laurent, survenu au cours d’un voyage à Venise.
Voici quelques extraits de ce recueil :
En manière d’épitaphe
Avec en lui déjà l’affreux désir qui hante,
Pour avoir découvert la tendre agonisante
Cachant ses traits fanés sous le masque des fards ;
Sous le mensonge exquis de sa riante mine,
Pour avoir respiré , sur ses canaux blafards,
Les miasmes malsains du cancer qui la mine,
Pour avoir trop connu l’épouvantable peur
D’en être fou, malgré son sourire trompeur
Et le jeune abandon qu’affectent ses vieux gestes,
Après avoir, peut-être, un peu…si peu lutté,
Pour que ses souvenirs soient les seuls qui lui restent,
Il s’y tua d’amour devant la Salute !
Ibid, p. 1283
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Ce que m’a dit la minute
La minute m’a dit : « Presse-moi dans ta main ;
Tu ne sais aujourd’hui si tu seras demain ;
Ainsi prends tout le suc qui m’enfle comme une outre,
Ne tourne pas la tête et ne passe pas outre,
Vis-moi !…dans un instant, je serai du passé !
Mais tu ne sais peut-être au juste ce que c’est
Qu’éteindre dans ses bras la minute qui passe,
Si tu comprends la splendeur grave de l’espace
Qui te laissait jadis indifférent et froid,
Si tu sais accepter la douleur sans effroi,
Si tu sais jouir d’un très subtil parfum de rose,
Si pour toi le couchant est une apothéose,
Si tu pleures d’amour, si tu sais voir le beau
Alors suis sans trembler la route du tombeau.
Tu vivras de chansons, de splendeurs, de murmures,
Le chemin n’est plus long si l’on cueille ses mûres,
Et je suis près de toi la mûre du chemin ! »
La minute m’a dit : « Presse-moi dans ta main. »
Ibid, p. 1307
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Désespérance
Je n’ai pas dix-huit ans et j’ai déjà souffert !
Faudra-t-il donc toujours avoir le cœur qui saigne,
Le front emprisonné dans un étau de fer…
Sont-ce les pleurs que l’existence nous enseigne ?
Me faudra-t-il marcher vers le tombeau béant
Avec l’œil qui se mouille et s’angoisse et s’effare,
Et n’oser pas risquer mes pas timides, en
Cherchant à l’horizon l’assurance d’un phare ?
Me faudra-t-il partir comme je suis venu,
Ignorant de tous ceux que j’aurais dû connaître,
Avec mes doigts crispés sur mon corps maigre et nu,
Et lorsque je mourrai, commencerai-je à naître ? (…)
J’aurai goûté le vin sans toucher à la lie,
Un vin amer, un vin empoisonneur mais doux !
Je demande à mourir, car j’ai peur de la vie,
Et je la laisse aux forts, aux naïfs, et aux fous !
Ibid, p. 1303/1304
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Adoration
Dans le pavot amer s’endort le scarabée,
Le parfum se répand des roses qui se fanent.
En l’air, le ciel a des nuages diaphanes…
Le soir est parmi ceux qu’on aime bouche bée,
Stupide sans chercher à comprendre les choses,
Simplement parce que, dans la fleur où il rôde,
L’insecte est d’or, d’argent, d’étain et d’émeraude…
Parce que le parfum est un parfum de roses…
Ibid, p. 1269/1270
En mai 1910, paraît son deuxième recueil intitulé « Le prince frivole » . Cocteau y amorce une timide évolution dans l’écriture avec un recours moins systématique à l’alexandrin, tout en continuant à donner à cet ensemble une coloration grise et noire.
Le dieu nu
Il allait en silence au milieu des risées –
Il feignait d’être sourd à l’unanime affront –
Il souriait avec des lèvres défrisées –
Un bandeau noir ceignait les boucles de son front –
Et je lui demandai : « Jeune homme aux membres frêles
Es-tu l’amour ? » -- Alors il me répondit : Non !
Je marche en me cachant à l’ombre de ses ailes,
Et je suis le dieu nu qui ne dit pas son nom.
Ibid, p.1367
Son troisième recueil « La danse de Sophocle » publié en 1912, marque un tournant dans sa carrière poétique. L’accueil des critiques, en effet, est partagé, et il commence à réfléchir avec lucidité sur la valeur et la signification de ses premiers succès mondains.
« À l’âge de vingt ans, après quelques graves erreurs de jeunesse, je suis entré dans la poésie comme on entre dans les ordres. » écrira-t-il. dans une lettre.
Il écrira également dans un chapitre de La difficulté d’être : « Être doué, c’est se perdre, si l’on n’y voit pas clair à temps pour redresser les pentes et ne pas les descendre toutes. / Vaincre un don doit être l’étude de celui qui le constate en sa personne. (…) J’ai passé ma vie et je la passe encore, à contrarier une fortune malheureuse. Que de tours elle m’a joués ! Et qu’il est complexe d’y voir clair puisque les dons épousent la première forme qu’ils rencontrent et que cette forme risque d’être la bonne. La mienne est mauvaise. Ma sauvegarde fut de me fourvoyer si carrément que je ne pouvais conserver le moindre doute. »
Le recueil, inspiré en grande partie par l’antiquité grecque, recèle dans certains de ses textes une inspiration personnelle liée à son caractère teinté de pessimisme.
Le sublime cachot
Joie intense d’un matin chaud,
Prodigue et sublime cachot !
Merci, Destin qui me le donnes !
D’un néant à un autre néant,
Ce ciel, cette eau, ces belladones,
Ce sourire de doux géant,
Épanoui sur la nature,
Cette fraîche et nette peinture
Que mon œil, chaque nouvel an,
Porte sur son limpide écran ;
Et même l’hivernale neige !
Comment peut-on, comment pourrais-je,
Destin vague et sans horizon,
Ne pas pleurer cette prison,
Que ton obscur vouloir abrège ?
Ibid, p.1405
Réformé pendant la grande guerre, il servira comme ambulancier dans la Croix- Rouge, poursuivra activement ses activités littéraires et artistiques, puis publiera en 1925, un recueil de ses textes de 1916 à 1923.
Le poète y intègre de nombreux souvenirs de guerre, et comme il l’écrira à sa mère : « J’y raconte ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu (…) » Au mondain un peu futile de sa prime jeunesse succède un homme en solidarité profonde avec ses compagnons engagés malgré eux dans l’atroce tourmente.
Délivrance des âmes
Au segment de l’Éclusette
On meurt à merveille.
On allait prendre l’air dehors ;
On fumait sa pipe ; on est mort.
C’est simple. Ainsi dans les rêves,
On voit une personne en devenir une autre,
Sans le moindre étonnement.
La mort saute, lourde écuyère,
Qui vous traverse comme un cerceau,
Car ici les balles perdues
Sont oiselets d’un arbrisseau
En fil de fer. (…)
Ibid, p.442
On note dans ce recueil quelques changements dans la façon d’écrire, avec, parfois, l’abandon de l’alexandrin remplacé par le vers libre, et l’utilisation des blancs sur la page.
Uccello
Jolis oiseaux, vite en selle !
L’eau de pluie mouille vos ciseaux,
Vous fait penser ainsi que des roseaux.
Elles d’oiseaux
Oiseaux des ils
Un doigt de sel
Vous apprivoise.
Oiseau dépliés, l’eau de pluie
Et les phares vous défardent.
Comme elle découpait le bruit dans le silence
Il bataille sans aile et patte en l’air des lances.
Ibid, p. 524
****
Vent debout
(…)
Les mots les petits mots lourds
bien en relief Alphabet
d’école
quoi ?
on n’entend rien ils s’allongent
autant en emporte le vent
dit-on
il faudrait créer
c’est inutile Porte-voix
du capitaine
a battez le mât
(…)
Ibid, p.216
Au cours des années 1930/1960, Cocteau continue d’alterner ses diverses activités artistiques avec la poésie et les publications régulières de recueils.
Au cours de 1961, séduit par le charme des sonnets de Benvenuto Cellini traduits en français, il décide d’écrire une série de sonnets en prose dont voici un exemple :
III
Le destin il est vrai m’a donné une apparence humaine
Mais un étrange étranger habite en moi
Je le connais mal et il m’arrive à l’improviste
D’y penser comme on se réveille en sursaut
Parfois l’étranger me laisse en paix et somnole
Parfois il se démène dans sa cellule
Mes œuvres sont ce qui de lui s’évade
Avec police et chiens de police à leurs trousses
Vous êtes me dira-t-on un drôle de corps
Il ne sert que de prison à un seul hôte
Tandis que plusieurs inconnus successifs le figurent
Étranger irascible je ne connais de toi
Que tes révoltes contre ces naïfs qui te servent
Et payent cher de désobéir à tes ordres
Ibid, p. 1188
En 1963, après avoir appris à la radio le décès d’Édith Piaf, il meurt brutalement à son tour.
Il repose dans la petite chapelle de Milly-la-Forêt, aux murs entièrement décorés de ses dessins, sur le thème des simples, plantes autrefois dédiées aux soins des lépreux.
Bibliographie poétique
- 1909 La lampe d’Aladin, © Sté. D’éditions
- 1910 Le prince frivole,© Mercure de France
- 1912 La danse de Sophocle, © Mercure de France
- 1920 Escales, avec André Lhote, © La Sirène.
- 1923 La Rose de François,© F. Bernouard.
- 1925 Poésie, 1916-1923, © Gallimard.
- 1925 Cri écrit, © Montane.
- 1925 Pierre Mutilée,© Cahiers Libres.
- 1925 L'ange Heurtebise,© Stock.
- 1927 Opéra, oeuvres poétiques, 1925-1927, © Gallimard.
- 1932 Morceaux choisis, poèmes, 1926-1932,© Gallimard.
- 1934 Mythologie, avec Giorgio de Chirico, © Quatre chemins.
- 1939 Enigme, © Edit. des Réverbères.
- 1944 Poèmes écrits en allemand, © Krimperer.
- 1948 Poèmes, © Gallimard.
- 1952 La nappe du catalan, © Galerie Michelle Champetier, Cannes.
- 1952 Le chiffre sept, © Seghers.
- 1953 Appogiatures, © Edit. du Rocher.
- 1954 Clair Obscur, © Edit. du Rocher.
- 1956 Poèmes, 1916-1955, © Gallimard.
- 1958 Paraprosodies, © Edit. du Rocher.
- 1961 Cérémonial espagnol du Phénix, suivi de la Partie d'échec, © Gallimard.
- 1962 Le Requiem, © Gallimard.
- 1967 Le cap de bonne-espérance, suivi du Discours du Grand Sommeil, © Gallimard.
- 1968 Faire-Part, © Librairie de Saint-Germain-des-Prés.
- 1983 Vocabulaire, Plaint-Chant et autres poèmes,1922-1946, © Gallimard.
- 2005 Œuvres poétiques complètes, © Pléiade/Gallimard
Internet
- Le site officiel de jean Cocteau, Bio.,Biblio.,œuvre peinte, etc.
- Wikipedia
- Evene, Nombreuses citations du poète,
Contribution de Jean Gédéon
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