JE VOUDRAIS
Je voudrais que le repos enfin
de sa main distraite
remonte l'horloge dans la nuit pleine de plumes.
Avec une d'elles
comme l'écolier d'un autre siècle
j'écrirais le journal de mon voyage
les nuages, bêtes laineuses, passeraient sur lui.
Je me baignerais dans leur toison
je me roulerais sur la lenteur de vivre.
In Rituel d'emportement, Mais, (1969), © Obsidiane & le Temps qu'il fait 2002, p.19
RÊVE
À choisir mon prédécesseur
Je le voudrais d'un autre règne.
Qui parle dans un marronnier ?
Qui remue dans le vent ?
Ou d'après.
Cela me monte dans le corps
Si je rame
Avec du bois brut dans un lac
Si je pétris
Si je caresse.
Ma vie fait cal autour
De ces visites .
Ailleurs
C'est du creux pour attendre.
Ibid, p.23
Marie-Claire Bancquart débute l'avant-propos de Rituel de l'emportement, paru en 2002, par ces mots : « Les textes qui sont réunis ici ont été édités, sauf les derniers, entre 1969 et 2000. Je n'avais presque pas publié auparavant, quoiqu'ayant beaucoup écrit. »
Elle l'achève par ceux-ci : « Mon métier, du moins, comme je l'ai compris, tient à la folie du livre. Si j'avais pu, j'aurais eu une autre folie : celle du voyage méditatif et dangereux, comme l'a pratiqué Alexandra David-Néel. Cela m'était physiquement impossible. Alors j'ai beaucoup voyagé dans les livres, qui allongent la vie en la projetant dans quantité d'autres. (...)Les mots nous travaillent autant que nous les travaillons. »
Née en 1932, il se trouve qu'elle acquiert une expérience très particulière de l'allongement dans la vie et de la vie, allongée par la magie des livres. « Par bonheur, je savais lire à cinq ans, en tombant malade», dit-elle en évoquant son expérience du sana : quatre années passées, couchée à plat dos, attachée sur un chariot, le corps et les jambes pris dans un carcan de plâtre, – unique manière de soigner alors une tuberculeuse osseuse –, années, qui furent suivies d'une rechute en pleine guerre, une année de plus allongée dans une salle avec quarante malades, entre exode et bombardements.
De cette enfance vécue à la fois dans l'intimité d'une mort toujours possible, et celle de “l'imprimé” quel qu'il soit, qu'elle dévore, des livres aux revues de jardinage, le contenu de la bibliothèque de l'hôpital y passe, elle acquiert “ la folie du livre” et un sens aigu de la vie et du combat quotidien.
Elle développe, durant ces heures d'immobilité, le sens de l'écoute, l'acuité du regard, la sensibilité au toucher ; par le grain des pages tournées, les feuilles d'arbres agitées par le vent, par les bruits et mouvements de ses propres viscères, dans son corps inerte et par le petit chat blotti, elle acquiert une attention et une empathie particulière avec le vivant.
Ainsi dit-elle s'être sentie, malgré tout, en relation avec l'ensemble du monde et évoque t-elle volontiers plus tard, sa joie devant la découverte de l'ADN, heureusement partagé avec les animaux.
Elle n'a cessé d'affiner cette intelligence de l'autre et du monde, qui donne un ton unique à sa poésie et fait la qualité de sa personnalité.
Dénuée de tout narcissisme, elle aime philosopher à partir des petites choses du quotidien
Les lattes du parquet
si diverses
courbes et veines :
il y eut un temps pour la croissance
pour l'arbre abattu, la découpe,
l'assemblage, la cire.
Désormais très peu songent à une forêt
ou à l'odeur des menuiseries alentour
quand ils marchent sur ces lattes avec leurs soucis
ou qu'ils vont, pieds nus, vers l'amour, le voyage
In Terre énergumène © Le Castor Astral 2009 p.96
Voici vingt ou trente siècles
un poète mon frère
regardait l'insecte minuscule
cheminant le long de son bras.
Il s'étonnait avec violence
d'être là, au monde, en même temps que lui
dans un pli commun des immenses
combinaisons de l'univers.
Attentats, guerres, soleils en délire,
non loin brûlaient des villes.
Par hasard épargnés, par hasard ensemble,
entre les lignes
de l'inexorable
duraient le poète et la bête.
In Explorer l'incertain © L'Amourier 2010, p.17
L'humour malicieux est aussi l'une des constantes de son écriture.
Ça couine dans vos os.
Seuls les oiseaux discernent
ce cri à l'intérieur des hommes
qui vont et viennent gravement
et croient se faufiler indemnes
dans les inconnues de la vie.
Vous ne savez pas que vous êtes
des papiers à rumeurs
chuchotantes en filigrane.
Mais les oiseaux, mais les oiseaux entendent
négations,
sortilèges
énergie.
In Terre énergumène © Le Castor Astral 2009, p.37/38
Mes os
Ils ont de beaux restes, mes os
déjà sciés c'est vrai
déjà
ravaudés
ils restent courageusement
Ils tiennent
la chair, la peau, par-dessus eux.
Leur troupe, je l'emmène
et m'emmène avec elle
(vieille impression : ne pas en être tout à fait)
devant des vitrines de musées, section préhistoire
où, parmi des cailloux prétendument taillés, des flèches,
se montrent des fémurs à fractures visibles
mais recollées.
Comme quoi, dans dix mille et des ans,
mes chers os maintenant sur le macadam, vous pourrez figurer
dans des expositions montées après un labeur fou
près de canettes à bière et de mitraillettes,
tout ce fourbi qui
dans ma vie
m'aura fourbue.
In Avec la mort, quartier d'orange entre les dents © Obsidiane, 2005, p.12
Qu'un regard
Une jupe en maille
entre le ventre et le jour gris.
La Tour Eiffel crie d'électricité.
Sur le pont Mirabeau, la femme caresse l'étoffe
pensant aux minutes qui passent
aux morts de l'année
barrés au stylo-bille
sur son agenda
son ventre là-dessous
sent sa fragilité
des rideaux d'oiseaux
vont et viennent en biais dans le ciel
elle voudrait leur confier son petit sac d'entrailles
ne plus être
qu'un regard lumineux et nu, comme la Tour.
Ibid p.30
Tu remues, tu fais la pimpante ?
–Tu glisses parmi les années
qui doucement te rongent.
Mais parfois emportée par le désir
tu parcours une contre-histoire.
Tu suscites désir à la saignée d'un bras
que tu embrasses.
In Terre énergumène © Le Castor Astral 2009 p.128
Écrivain aux talents multiples, essayiste, critique, romancière, poète, elle reste toujours d'un abord facile et chaleureux, à qui ose l'approcher ; de sa formation didactique d'ancienne élève de l'École normale supérieure, devenue agrégée de lettres, docteur puis professeur émérite à la Sorbonne, elle a gardé le meilleur, l'esprit d'analyse, la capacité d'écoute, la vivacité et la clarté d'expression.
Le samedi 25 février dernier, à Saint Mandé, elle était, par l'intermédiaire de sa responsable, Colette Klein, l'invitée de l'association culturelle Arts et jalons, et fut présentée par Jean-Paul Giraux, lors d'un échange d'une heure et demie autour de ses derniers livres dont Explorer l'incertain, paru en 2010, chez L'Amourier.
Chacun des titres de ses recueils appelle le suivant, son écriture est un tout cohérent, ainsi en est-il de cet avant dernier recueil, Explorer l'incertain.
Me reviennent en mémoire les mots prononcés par elle, en octobre 2010, lors d'un débat autour de ce même livre, organisé à la librairie Tschann, boulevard du Montparnasse, à Paris : « Je m'adosse à l'universalité, mais je me serais bien passée de tout ce noir. »
Chez elle, nul dolorisme, mais « un oui à la vie, qui est l'acceptation d'explorer l'inconnu, –de l'origine et de la fin de la vie et du monde–, l'incertain, l'interdit . »
En introduction à la rencontre avec Arts et jalons, Marie-Claire Bancquart choisit deux poèmes, tirés de son recueil Avec la mort, quartier d'orange entre les dents , (2005), qu'elle commenta ainsi: « Tout ça c'était pour dire ; dire ne sert à rien, sauf que le sac de peau en ressent l'exigence ; son cri vous traverse, –vous ne l'oublierez pas– et jetez des mots sur le papier. »
Mot
Mot
c'est même origine
Que muet, que motus
mot-muet ?
Mot-mystère,
mot dans les mots au déroulement nébuleux
parlant proche du rien
cherchant passage imprévisible.
In Avec la mort, quartier d'orange entre les dents, © Obsidiane 2005, p.114
Bête écrivante
Tu comprends quelque chose, toi, la bête écrivante
aux mouvements de fond dans ton corps ?
Par là circulent
les histoires au milieu de l'Histoire au corps froid
ça halète, ça limite, ça apatride
dans les béances
ça sonne parfois bien
ça n'est jamais dans l'ordre alphabétique.
Tu marches avec, tu dors avec
traversée par des vies d'insectes
d'hommes ou de platanes.
Et ça tu le sors en paroles.
Voici quelques mots tiédis au passage,
qui s'éparpillent au dehors, témoignant
que tu leur as donné un peu de vie supplémentaire :
clin de temps
cri d'amour, de refus,
dans un pli d'univers.
Ibid p. 120
Elle annonça, à cette occasion, la prochaine sortie de son livre Violente vie, – dont Poezibao s'est fait depuis, l'écho –, et revint sur le choix du terrible titre, donné précédemment au recueil Avec la mort, quartier d'orange entre les dents et s'en expliqua en reprenant les termes employés par elle, dans Explorer l'incertain.
« Pour qu'on ne puisse pas déterminer qui garde ce quartier d'orange tentateur à moitié dans sa bouche. La mort ? Moi-même ? Ou le lecteur ? – C'est chacun son tour, et tous ensemble. La mort, ce “lieu commun”, peut inspirer ce vif désir à un individu, le lecteur ou moi, de profiter dans l'instant de toute chose, même minime : c'est pourquoi j'ai mis entre les dents de la mort un peu de la rutilante écorce de l'orange. »
Violente vie comme violente mort, « violence d'une existence vouée à la mort » écrivait-elle déjà, en 2009, au dos de son recueil Terre énergumène, en y ajoutant ce bémol : « mais ouverte aussi aux révélations d'un accord avec le monde et les autres », idée que l'on retrouve également, dans l'avant-propos de son livre, Entre marge et présence, paru la même année, aux Éditions Henry : « Poser des questions sur l'énigme qu'est notre vie, qu'est la vie ; tenir registre de louange, voir comme une grande continuité hommes, bêtes et plantes ; aimer une ville, aimer l'amour ; tenir aussi un registre de réclamation à propos de la violence et de la mort, tout cela, si possible, avec rigueur et limpidité : c'est ce que j'essaie de faire comme je peux. »
Pour le vérifier, ouvrons ensemble ce Violente vie qui comporte cinq recueils
Secondes, secondes
entre main posée sur la mienne
et sommeil du soir
secondes
qui dévient la tristesse
vers un alphabet tendre de la nuit
In Violente vie , Refus de refuser © Le Castor Astral 2012, p.112
...Mais parfois un homme qui rêve
ne possède rien sinon l'infini des choses.
En lui la circulation du sang continue
les poumons s'emplissent, se vident
les reins filtrent
et lui, seigneur de toutes formes inconnues,
respire fort, explorateur haletant
une minute peut-être
d'un au-delà.
Ibid, Journal d'un jour p.21
Être traversé
par ce qu'il y a de plus mûr dans le monde : fruit, poème
ou seulement
faire la monnaie de ce rêve.
On suit du doigt le contour d'une goutte d'alcool sur la table
au dehors
la route gèle.
Une saveur chaude et passagère
emplit notre bouche, se transfère à tout notre corps.
Ibid Refus de refuser p.107
Ce qui est écrit dans le chant du feu
N'est pas écrit
pour toujours
scintille
puis s'étouffe
mais
d'un poète l'autre
au travers des siècles
court une étincelle
de violente vie
Ibid dans les formes du monde p.62
Le regard est lucide, le ton ferme mais apaisé, le pas presque serein, le cœur toujours attentif aux plus petits bonheurs, Marie-Claire Bancquart nous convie à ne pas laisser passer notre vieillesse, à l'inventer comme un défi afin que « le refus de refuser » l'emporte.
Bibliographie consultée
- Rituel d'emportement © Obsidiane & Le temps qu'il fait 2002
- Avec la mort, quartier d'orange entre les dents © Obsidiane 2005
- Terre énergumène © Le castor Astral 2009
- Entre marge et présence © Les Écrits du nord Éditions Henry 2009
- Explorer l'incertain © L'Amourier 2010
- Violente vie © Le Castor Astral 2012
Internet
- Marie-Claire Bancquart est très présente sur Poezibao
- La page personnelle de Marie-Claire Bancquart
- Marie-Claire Bancquart sur le site de Jean-Michel Maulpoix
Contribution de Roselyne Fritel
Dans Un four à brûler le réel, Charles Dobzynski écrit à son propos : « L’œuvre de Marie-Claire Bancquart fonctionne suivant des rythmes, des périodes, des désirs, des intempérances, alternances d'espoir et de désespoir d'un corps suffisamment conscient de lui-même pour accepter que sa composition, épanouissement ou entropie, est une question de chimie organique, où le rêve, le réel, l'amour, activent les circulations, solutions et dissolutions, selon des lignes de partage où le langage poétique est le lieu de l'équilibre essentiel. » (p.182) et plus loin : « Cette écriture du dedans, depuis longtemps, a manifesté une maîtrise qui doit beaucoup à sa nudité et à son intensité. Langage presque exempt d'images mais qui découpe avec une netteté inouïe des analogies et des métonymies dans le tissu même de la vie, du quotidien sans cesse examiné, remis en cause, ou de l'histoire. (…) Il y a dans toute l'oeuvre de Marie-Claire Bancquart comme un allégement et une acuité particulière touchant le perceptible comme l'imperceptible. Sa poésie, en fin de compte, est un reflet aveuglant et une symbolique complexe de notre condition, qu'elle soit masculine ou féminine, universelle en tout cas. » (p.183)
Ailleurs dans un entretien accordé à Richard Rognet en mars 2001 pour la revue Nu(e) animée par Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio que Poezibao reproduisait en 2008, Marie-Claire Bancquart dit : « (…) les mots ont donc un impact. Ceux-là montrent la nécessité d’employer autrement le langage, de proclamer du moins que notre arrachement au monde, que notre manque fondamental, mais aussi notre émerveillement fondamental rendent nécessaire la poésie. Ah, que les noms communs puissent encore, quelque part, devenir des noms propres, dans tous les sens du terme ! Et que le silence au sens musical, si important en poésie, puisse exister encore, dans la dégoulinade générale des discours ! C’est d’utilité publique, je veux dire d’utilité spirituelle. Une urgence considérable, celle-là. »
Dans un autre entretien avec Jean-Claude Renard pour le numéro 24 de Nu(e), en décembre 2002, entretien également reproduit dans les pages de Poezibao, elle conclut par cette affirmation : « le poème est, pour moi, un acte verbal porteur d’un appel à lutter contre toutes les forces négatives ennemies de l’accomplissement progressif et positif des êtres humains, en même temps qu’une langue de combat contre toutes les formes de la mort. »
Compléments de PPierre Kobel
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