L’amour parle sous tant d’apparences.
Un train illuminé traverse la chair de la nuit sans bruit,
le ciel se voûte à l’invisible,
la terre gorgée d’eau halète sans relâche,
les étoiles frissonnent,
une ville flamboie au centre névralgique de l’âme.
Un cri solitaire est emprisonné derrière les dents,
il descend la gorge en tourbillonnant puis il arrache les cellules
dans sa bourrasque, jusqu’à l’explosion.
Ensuite, il pleut comme dans l’espace planétaire,
la poussière, le silence.
In Les mots longs, Cinquante-deux (1979), poème 29, © Poésie/ Gallimard, 2006, p. 53
Grâce à la traduction de Gabriel Rebourcet nous avons, en partie, accès depuis quinze ans à la poésie de Pentti Holappa. Une poésie sous tension, qui ne demande qu’à jaillir avec une violence sauvage. Dans la préface du recueil Les mots longs, le traducteur explicite la démarche du poète, « rationnelle, cartésienne, jusqu’à l’instant où il libère la force de la nature afin qu’elle vienne frapper son château de mots, dans une sorte de rage subitement libérée, par l’effet d’un mystère incontrôlable – cette combinaison de fureur et de mystère donne à son écriture une ampleur et une force en tous points comparable à celle de René Char. »
Pentti Holappa est né en 1927, à Ylikiiminki, une petite ville perdue au milieu des vastes forêts du nord de la Finlande. D’origine modeste il connaît la pauvreté. Sa mère, ouvrière dans une usine textile, élevant seule ses trois enfants. Lui-même quitte l’école à 12 ans. Pour gagner sa vie, il exerce divers métiers, travaille dans un journal comme coursier, puis sera ouvrier, postier, employé de bureau. En 1945, il entre à la Librairie Académique d’Helsinki, d’abord comme magasinier, puis vendeur. En parfait autodidacte il dévore les livres, apprend le suédois et l’anglais. Il obtient un poste de rédacteur publicitaire, qu’il va quitter en 1952, pour diriger quelque temps une agence de publicité. Mais désormais il choisit de consacrer sa vie à l’écriture.
Au cours des années 50, il publie quatre recueils de poèmes, des nouvelles, un roman et des critiques littéraires. C’est la première époque de sa vie d’écrivain. Sa poésie s’inscrit au départ dans le mouvement moderniste finlandais. En 1953, il se rend en France, où il retournera fréquemment. Apprend le français, traduit Baudelaire, Reverdy, Ponge, se sent proche d’Yves Bonnefoy. Son troisième recueil, Tout près (1957), écrit à Nice en 1955, laisse apparaître une sensibilité nouvelle sous le soleil du midi.
L’année 1960 marque pour lui une étape importante. Quittant la Finlande, il s’installe en France, comme correspondant de plusieurs journaux finnois. Il y restera six ans, au cours desquels il traduit Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Le Clézio, Jarry, Samuel Becket. Sa fréquentation des auteurs français sera déterminante pour son œuvre.
De retour en Finlande en 1966, il travaille comme éditeur de revue, éditorialiste, journaliste. Bibliophile passionné, il tient un magasin de livres anciens à Helsinki avec son ami Olli-Matti Ronimus. S’impliquant dans la vie citoyenne de son pays, il s’intéresse à la politique, participant aux activités culturelles du parti social-démocrate. Il sera nommé ministre de la culture, dans un gouvernement éphémère, de février à septembre 1972.
Après vingt ans de silence, l’année 1979 marque son grand retour à la poésie, avec le recueil Cinquante-deux. Il entame alors sa « seconde époque », comme il dit lui-même. Une véritable fête, un festival de poésie, avec une douzaine de recueils publiés en moins de vingt-cinq ans. Ses premières œuvres esquissaient déjà les questions fondamentales qui étaient les siennes, sur la liberté de l’homme, sa responsabilité et sa place dans l’univers. À présent il se sent libre d’évoquer son homosexualité, qu’il célèbre de manière allusive, mais sans aucun faux-semblant. Comme l’écrit Gabriel Rebourcet, « il parle droit et dit les sentiments vrais, dans la langue oblique de la poésie. »
Le rayonnement gamma bombarde les murs et les vitres.
La naissance de l’univers n’a pas cessé.
L’explosion se poursuit. Le silence fait grand vacarme dans les corridors,
le flot puissant siffle à travers les jointures de la maison.
Dehors le ciel écarquille son regard bleu
malgré l’effondrement des continents sous la voûte.
L’horizon vacille.
J’apprivoise cette tempête insensée :
deux baguettes de bois en croix
et voici les fondations d’un brise-lames.
Sans y croire je cherche à tâtons une grande aiguille
pour la piquer dans le pilier transparent.
Quelque part noyé dans ma mémoire un regard se cache,
une phrase amicale, et d’entre ces vestiges
je me fabrique une illusion multiple :
elle a quatre facettes au moins, sinon quatre destinées,
d’où vient à s’ouvrir une porte, les amis entrent,
ils s’installent dans les chambres de mon cœur.
Je leur dirai que ce lieu n’est pas sûr,
ce n’est qu’un logement de location
qu’on n’entretient plus depuis bien longtemps.
Mon adresse n’est pas celle-ci,
je me suis déguisé comme si j’existais.
Je me trompe moi-même, je ressens la douleur et j’attends
la chaleur d’une peau contre la mienne.
Ibid. Cinquante-deux (1979), poème 35, p.57-58
Pentti Holappa se révèle être un homme fragile, inquiet et tourmenté, sur les épaules duquel « pèse une charge intérieure excessive », selon la formule de Rebourcet. Habité par le doute, il est en même temps d’une lucidité étonnante, abordant le thème de l’isolement social, dont souffrent tant de ses contemporains. Ses poèmes sont souvent des drames miniatures, vécus à huis-clos, mais qui nous questionnent de façon radicale, tandis qu’ « à voix basse nous chuchotons dans le vacarme du monde ».
Une poésie immédiate, tendue vers l’essentiel, sans illusion, à la fois belle et tragique, où « le chagrin est position d’équilibre ». Où « le vent se noie en chemin et nul n’échappe au réel ». Une poésie qui parle de l’impossibilité des relations humaines, de la difficulté d’aimer et de la hantise de l’éphémère. « En amour il n’y a pas de héros, juste des estropiés ». « Tout ce qu’effleurent mes doigts dans l’instant s’efface », écrit-il.
(…)
Nous sommes parvenus à un point étrange de notre histoire,
à cet éclair fulgurant où la perfection se matérialise,
où l’ère glaciaire abat son poing sur l’hémisphère.
J’écris l’apocalypse et je la vois se réaliser.
Dans ma poitrine, à l’endroit du cœur, quelque chose
bouge pourtant comme un colibri énervant ses ailes.
Je le nomme amitié, je l’appelle amour.
Il guette une branche où s’envoler.
Ibid. Cinquante-deux (1979), poème 14, p.49
Se voulant marginal, Pentti Holappa est devenu célèbre dans son pays, et reconnu à l’étranger, où son œuvre est traduite dans une dizaine de langues. Il est l’auteur de 17 recueils de poésie, de 7 romans, de 2 recueils de nouvelles, de plusieurs pièces de théâtre, d’essais et d’écrits politiques. Il a présidé de longues années l’Académie européenne de poésie. Il a aujourd’hui 85 ans.
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Il rayonne
Je sais que je ne l’aimerais pas moins
mais plutôt plus fort si c’était possible, quand bien même
son sourire s’éteindrait avec les torches résinées de ses yeux,
même si son pas voletant se brisait, mais qu’y puis-je
si pareillement il rayonne. Éblouissant le jour
comme la nuit, à la veille comme en rêve. Pas seulement à mes yeux.
Quand il s’approche les arbres dérobent leurs ombres.
Ibid. Parfum de fumée (1987), p.122
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Les navires naufragés
Il n’y a pas d’abri contre la douleur, ni sous une cuirasse
ni dans le ventre de la mère. Y en aurait-il dans une urne funéraire ?
Prends garde aux nuits de pleine lune, quand la mer reflète
les lumières de la ville ! Le ciel pourrait s’effondrer sur tes épaules.
Ta foi fragile dans les anges du ciel pourrait
se briser, si tu les voyais cueillir sur les récifs
les brassées d’or des navires naufragés.
Tu te mettrais à pleurer, après l’esquisse d’un sourire.
L’homme est un enfant, qui même sous les coups n’apprend pas
que les miracles s’effacent dès qu’on les contemple. Ceci
n’est pas le pire malheur, mais plutôt de rester au port
quand les anges déroutent les bateaux vers les hauts-fonds.
Ibid. Points d’ancrage (1994), p.176
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Programme de principe
La prochaine fois que je viendrai au monde ici je transcrirai chaque minute dès le début. Je n’en consommerai pas une seule sans réfléchir d’abord, et le cas échéant j’arrêterai le temps afin qu’il attende ma décision. Je choisirai les jours de calme, le travail, les nuits ardentes, les proches les plus sages, mes amours les plus belles et les plus fidèles. Avant la scène de l’amour, pendant et après, ni mon partenaire ni moi-même ne devrons nous sentir étrangers. Jamais, si la vie dépérit et avec elle toutes les choses, je ne dirai que demain il sera trop tard.
Ibid. La bannière jaune (1988), p. 140
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Diagnostic existentiel
Une fois encore cloué à un soir solitaire il
chercha dans sa mémoire les moments de bonheur, pouvant
justifier son existence, et il ravit une place dans le vaisseau spatial.
Puis il se souvint que sur l’écran de télévision il avait vu un homme
que les dauphins avaient accepté pour compagnon de jeu.
Ainsi donc ils s’ébattaient à la surface des eaux de l’océan
gorgés d’existence, les dauphins comme l’homme,
chaque geste réglé selon leur seule présence.
Alors dès la nuit suivante il décida d’apprendre à nager,
d’attendre les dauphins, d’oublier. – Il oublia.
Ibid. N’aie pas peur (1997), p. 192
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Du plus profond de moi j’existe
Et la porte s’ouvrirait sans bruit, si personne ne demandait le mot de passe,
je poursuivrais ma route à pas traînants. En réalité la porte s'ouvre et personne ne s’enquiert de mon nom, ni d’un mot de passe. Je suis loin de moi, égaré dans la matière obscure, libre des taches du passé, et de cette passion aussi qui encore hier me nouait à l’existence, pas comme à une prison mais à une île de Robinson cernée par l’océan, en Vendredi qui n’est d’ailleurs jamais survenu.
À travers la masse que je suis, la lumière passe sans obstacle.
Au plus profond de moi-même je suis lumière, et douleur.
In La voix de l’éléphant, © Atelier de la Fougeraie, 2006, p.53
Bibliographie en français
- Les mots longs, poèmes 1950-1994, traduit du finnois et présenté par Gabriel Rebourcet, © Poésie/Gallimard, 1997 / poèmes 1950-2003, édition augmentée, 2006
- Portrait d’un ami, roman, Prix Finlandia 1998, trad. Gabriel Rebourcet, © Éditions Riveneuve, 2000
- N’aie pas peur suivi de Images Naturelles, poèmes, trad. Gabriel Rebourcet, © Atelier de la Feugeraie, 2001
- La voix de l’éléphant suivi de Sur la peau du tambour, poèmes, trad. Gabriel Rebourcet, © Atelier de la Feugeraie, 2006
Internet
- Sur Wikipédia, la bibliographie détaillée (en finnois)
- Un article sur Esprits nomades
Contribution de Jacques Décréau
Superbe approche d'une œuvre aussi forte qu'originale, aussi dérangeante qu'interpellante. Vous avez su trouver, dès le choix du titre, les mots et le ton pour retenir et captiver le lecteur et donner chair et esprit à l'évocation d'amours hors norme, qui affleurent entre ces lignes.
Rédigé par : Roselyne Fritel | 19 mars 2012 à 09:54