René Daumal est un poète fantomatique, très fugitivement cité dans les anthologies.
Son parcours de vie, dont les étapes suivent de façon étrange celles de Rimbaud, est pourtant singulier et sa poésie, même si elle est souvent austère, mérite l’attention.
Il naît en 1908, dans les Ardennes, fait ses premières classes à Charleville, puis entre au lycée de Reims, où, surdoué, tout en menant ses études tambour battant, il écrit de la poésie, dès l’âge de quinze ans, et entreprend avec trois de ses amis, dont il sera le meneur, une série d’expériences ayant pour but, comme Rimbaud précédemment, de les rendre « voyants » grâce au dérèglement de tous les sens.
Ils vont, pour tenter d’y parvenir, très consciemment et malgré les risques, user de tous les moyens possibles : alcool, tabac, opium, inhalation de produits plus ou moins toxiques, noctambulisme, catalepsie, privation de sommeil, asphyxie volontaire, expériences de mort imminente , toutes tentatives visant à obtenir un état modifié de conscience propre à leur faire franchir la porte derrière laquelle se terrent, selon eux, les univers parallèles.
Je note, au passage, que le Tout et le Rien étant figés pour l’éternité, cette recherche de l’Ailleurs se poursuit de nos jours, avec les rave-parties, les transes musicales, les champignons hallucinogènes indiens ou les danses sacrées africaines et hindoues. Le but à atteindre n’a pas fondamentalement changé et reste, pour les jeunes actuels, la recherche d’une évasion hors d’un réel jugé trop prosaïque et incertain.
Un peu plus tard, les trois amis se retrouvent à Paris et en 1925, Daumal entre en khâgne au lycée Henri IV avec comme professeur le philosophe Alain. Il s’adapte rapidement à sa nouvelle vie, fait des rencontres enrichissantes, se crée un réseau de relations, puis n’ayant pas pu concourir à l’entrée de Normale Sup, s’inscrit en licence de philosophie à la Sorbonne.
En 1927, il rencontre Mira Milanova, fille d’émigrés russes qu’il épousera en 1940 et qui l’accompagnera jusqu’à sa mort.
C’est vers cette époque, que le quatuor d’amis va créer une revue de poésie, intitulée le Grand Jeu, qui aura une durée éphémère de trois numéros mais qui va, très fortement contribuer à leur fournir un début de notoriété. Dans le petit monde changeant des revues de poésie, un nouveau titre passe souvent inaperçu. Mais là, le premier exemplaire, en forme de manifeste, attire l’attention de l’avant-garde et notamment celle des surréalistes alors en pleine ascension. André Breton qui souhaite se rallier ce jeune troupeau surdoué prend contact à plusieurs reprises avec Daumal qui refusera de faire allégeance en raison des divergences qui existent entre eux. Les surréalistes, en effet, ont basculé du courant spirituel de leurs débuts vers un matérialisme compact alors que Daumal et ses amis continuent plus que jamais à prôner la transcendance et le spirituel. Ce refus d’alliance, aura comme conséquence, pour les premiers une gloire médiatique, et pour les autres, à défaut, de rester fidèles à leurs convictions,
Entre-temps, Daumal, rencontre Alexandre de Salzmann, un géorgien qui, en compagnie de sa femme, consacre sa vie à l’enseignement de Gurdjieff, et qui lui dit : « Il y a une porte ouverte, étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi »
Par la suite, dans un petit sommaire de sa vie rédigé en 1940 et destiné à son médecin le poète écrira à ce sujet : « Je rencontre M. de Salzmann qui me rend l’espoir et une raison de vivre. Je vois que le savoir caché dont j’avais rêvé, existe dans le monde et qu’un jour je pourrai si je le mérite y accéder. Je commence à réviser mes valeurs et à remettre de l’ordre dans ma vie. »
Cet enseignement de Gurdjieff, qui marquera profondément Daumal, peut se résumer ainsi : pour l’essentiel l’homme ordinaire, est un être dormant qui n’atteint presque jamais la conscience de soi, qui vit comme une machine et dont les émotions et les pensées ne sont que des réactions mécaniques inconscientes. En d’autres termes, il n’atteint jamais son « Je » réel et son ego n’est qu’un ensemble de voix contradictoires errant au gré des circonstances..
La solution, pour changer sa vie, se trouve donc dans la quatrième voie, dont l’enseignement consiste, grâce à un travail de méditation à se libérer des automatismes pour atteindre le moi profond, la finalité consistant à obtenir cet éveil dont il est question dans toutes les traditions spirituelles.
Et on retrouve, une fois encore, avec cette remarque, Rimbaud et sa formule :« Je » est un autre,
En 1932, par un autre de ces hasards qui forgent parfois un destin, Daumal assiste à une représentation au théâtre des Champs Elysées du danseur indien Uday Shankar et de sa troupe, qui agit sur lui comme un révélateur car il se rend compte que la gestuelle est partie prenante du spirituel, comme chez les derviches tourneurs de Turquie, et lui permet de donner corps à son apprentissage spirituel, par la pratique d’une discipline concrète de transformation personnelle.
Il devient l’attaché de presse du danseur et s’embarque avec la troupe pour les États-Unis.
De retour à Paris, sa compagne et lui vont mener, à partir de 1936, une vie matérielle précaire, sans domicile fixe, et Daumal pour survivre fait des traductions du sanskrit, écrit des articles et des chroniques pour la N.R.F. et travaille à la révision générale des volumes scientifiques de l’Encyclopédie Française.
Il continue, par ailleurs, avec Mira, de suivre et d’approfondir l’enseignement de Gurdjieff,
Et il va avoir l'occasion de le mettre en pratique, car survient un événement grave dans sa vie : il apprend au cours d’une visite médicale, que ses poumons sont atteints par la tuberculose depuis plusieurs années et que son cas est désespéré.
Il passe quelques temps en Haute-Savoie, puis regagne Paris. Sa santé décline rapidement mais il reste stoïque dans la souffrance et accepte son état sans se plaindre.
Il décède fin mai 1944, terminant ainsi un trajet de vie parallèle à celui de Rimbaud, son génial aîné et compatriote.
Ils auront, tous deux été surdoués, fréquenté un temps les mêmes bancs d’école, écrit de la poésie dès leur quinzième année, cherché sans relâche la connaissance de soi, et abandonné brutalement et définitivement l’écriture, avant d’être atteint d’un grave maladie qui les emportera bien trop tôt.
Son principal recueil de poèmes Le Contre-Ciel, qui a obtenu le prix Jacques Doucet en 1936, est austère et hanté à chaque page par la mort, qui n’était pas pour lui un objet d’épouvante mais, compte tenu de sa culture hindoue, un simple passage pour un ailleurs. et pour lui, peut-être, vers une renaissance.
La peau du fantôme
Je traîne mon espoir avec mon sac de clous,
Je traîne mon espoir étranglé à tes pieds,
Toi qui n’es pas encore,
Et moi qui ne suis plus.
Je traîne un sac de clous sur la grève de feu
En chantant tous les noms que je te donnerai
Et ceux que je n’ai plus.
Dans la baraque, elle pourrit, la loque
où ma vie palpitait jadis ;
toutes les planches furent clouées,
il est pourri sur sa paillasse
avec ses yeux qui ne pouvaient te voir,
ses oreilles sourdes à ta voix,
sa peau trop lourde pour te sentir
quand tu le frôlais,
quand tu passais au vent de maladie.
Et maintenant, j’ai dépouillé la pourriture,
Et tout blanc, je viens en toi,
Ma peau nouvelle de fantôme
Frissonne dans ton air.
In Le Contre-Ciel, © Poésie-Gallimard, 2006, p.57
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Il suffit d’un mot
Nomme si tu peux, ton ombre, ta peur
et mesure-lui le tour de sa tête,
le tour de son monde et si tu peux,
prononce-le, le mot des catastrophes,
si tu oses rompre ce silence
tissé de rires muets – si tu oses
sans complices casser la boule,
déchirer la trame,
tout seul, tout seul, et plante là tes yeux
et viens aveugle vers la nuit
pavée de prunelles mortes,
sans complices si tu oses
venir nu vers la mère des morts –
dans le cœur de son cœur ta prunelle repose –
écoute-la t’appeler : mon enfant,
écoute-la t’appeler par ton nom.
ibid. p.61
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Après
Je vais renaître sans cœur,
Toujours dans le même univers,
Toujours portant la même tête,
Les mêmes mains,
Peut-être changées de couleurs,
Mais cela même ne me consolerait point.
Je serai cruel et seul
Et je mangerai des couleuvres
Et des insectes crus.
Je ne parlerai à personne,
Sinon en paroles d’insectes
Ou de couleuvres nues
En mots qui vivront et riront malgré moi.
Ibid, p.75
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Brève révélation sur la mort et le chaos
Toi qui t’es oublié dans ce tombeau mouvant,
c’est à moi que je parle et mon double me tue,
dans l’air statue de sel et dans l’eau bulle,
lorsque le ciel sera mêlé à l’océan,
le sel dans l’eau partout sans membres distingués
et sans cœur et sans nom, étendu – est-ce moi ?
est-ce toi, la bulle à l’air rendue
sans sa peau d’argent ?
Une voix derrière la nôtre,
pour vider toutes les larmes d’un seul coup,
et ni moi ni toi, attention :
la bouche aura mangé l’oreille, la voix verra.
Ibid. p. 93
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Le prophète
(…) Sa tête tomba, écrasante et chaude
sur l’épaule d’une jeune femme ;
elle crut qu’il voulait l’embrasser
et se mit à rire d’effroi.
« Vous riez, vous riez, lui dit-il,
--et les vieux montraient leurs crocs jaunes—
votre rire n’est pas l’aumône
que réclame la Gueule céleste.
Il lui faut vos nourrissons,
vos nez fraîchement coupés,
il lui faut une moisson
d’orteils pour son souper.
Elle rit, elle rit, la grande Gueule,
elle brille, elle grésille,
vous riez, vous riez, épouvantable aïeule,
mais bientôt, grand-mère, vos fils et vos filles
ne riront plus, ne riront plus.
Vous riez sous vos parasols de nuit,
ils vont craquer, ils vont craquer,
entendez rire la grande Gueule,
car bientôt vous ne rirez plus. »
Ibid, p.107
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La consolatrice
Le silence aggravait la perte d’un ami,
Les flammes des bougies se figeaient en fleurs blanches,
Alors je me montrais du doigt dans les miroirs.
Des tiroirs s’ouvraient seuls au souffle du matin,
Un soleil aplati se glissait dans ma main,
Je faisais des calculs stupides en bavant.
Un femme entra aux yeux blancs d’ivoire,
Me tendit les bras et sourit, elle avait
A la place des dents des morceaux de chair rouge.
Ibid. p. 119
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Je ne suis pas venu au monde
pour forger des bras aux centaures,
pour donner mon sang aux mouchoirs
qui sèchent au clair de lune.
Je ne suis pas venu au monde
pour combattre mon ombre,
ni pour trouver un jour mes poings
becquetés par les faisans.
Je ne suis pas venu pour frapper
ni pour rire à la mort.
Je ne me souviens plus,
des civières s’en vont,
des galères flambent,
des genoux tremblent et des faucons se posent
sur des boules fragiles et vivantes.
Si je regarde en arrière,
la mort s’en va à reculons,
indéfiniment des portes claquent
jusqu’aux placards de l’horizon.
Ibid. p. 145
Bibliographie
-
1952 : Le Mont Analogue, récit véridique, préface par Roland de Renéville, postface de Véra Daumal.
-
2006 : Le Contre-Ciel, © Poésie/Gallimard.
-
2008 : La Grande beuverie © L’imaginaire Gallimard.
Internet
Contribution de Jean Gédéon
Bravo pour votre article.
Concernant Gurdjieff, on affaire à l’archétype de l’ésotérisme malsain. (Ce Gurdjieff prétendait avoir retrouvé parmi des peuples cachés dans une montagne, détenteurs des secrets des lointains passés.)
Antonin Artaud, plus vigilant, avait écrit à Daumal une lettre pleine de colère et d’amitié dans laquelle il disait regretter qu’un homme aussi véritablement doué que lui se laisse abuser par un tel charlatan.
Poète sauvage, j’anime un blog : maquisculturel.wordpress.com
Le Grand Jeu est une référence absolue au point qu’avec un groupe de poètes, on envisage de le relancer. Au numéro 5 cela va de soi car comme l’a prophétisé Rimbaud le voyant : « viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé. »
Rédigé par : Guignard Albert | 22 décembre 2012 à 15:04
Pour moi, c'est pure découverte que ce poète, qui brouille les images, les mots, mêle le grave au futile, nargue la vie, affronte la mort avec même ardeur et maestria. S'il a brûlé sa vie , moi, j'ai envie de dévorer ses livres! Merci.
Rédigé par : Roselyne Fritel | 01 mars 2012 à 10:17