« Écrire, c’est écouter le silence ».
Le moment est venu de lire, ou de relire, l’œuvre de cet auteur méconnu qu’est Edmond Jabès, écrivain de l’ineffable, poète de l’altérité, à l’occasion de l’exposition Edmond Jabès – L’exil en partage, que la BNF, site François Mitterrand, lui consacre du 2 mai au 17 juin 2012, pour célébrer le centenaire de sa naissance. Il est l’auteur d’« une grande œuvre, dont je ne vois pas d’égal en notre temps », disait de lui René Char, en 1972.
Chanson de l’étranger
Je suis à la recherche
d’un homme que je ne connais pas,
qui jamais ne fut tant moi-même
que depuis que je le cherche.
A-t-il mes yeux, mes mains
et toutes ces pensées pareilles
aux épaves de ce temps ?
Saison des mille naufrages,
la mer cesse d’être la mer
devenue l’eau glacée des tombes.
Mais, plus loin, qui sait plus loin ?
Une fillette chante à reculons
et règne la nuit sur les arbres,
bergère au milieu des moutons.
Arrachez la soif au grain de sel
qu’aucune boisson ne désaltère.
Avec les pierres, un monde se ronge
d’être, comme moi, de nulle part.
In Je bâtis ma demeure (1943-1957), repris dans Le Seuil Le Sable, poésies complètes (1943-1988), © Poésie/Gallimard, 1990, p.46
Né au Caire, en 1912, dans une famille juive francophone, de nationalité italienne, Edmond Jabès a 12 ans, lorsque sa sœur aînée meurt devant lui, emportée par la tuberculose, en lui disant : « On n’échappe pas à sa destinée ». Il en gardera une blessure irréversible. Il fait ses études au lycée français du Caire, découvre la poésie à 13 ans, connaît par cœur Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé et écrit ses premiers poèmes. Après le bac, il s’inscrit à la Sorbonne pour préparer une licence de lettres, mais l’académisme des cours le décourage aussitôt.
Avec Henri, son frère aîné, il anime une revue littéraire franco-égyptienne, L’Anthologie mensuelle. Ses poèmes, qu’il publie régulièrement, sont remarqués, dès 1931, par Max Jacob, avec lequel il correspond de longues années. Sous la pression familiale, il accepte un emploi d’agent de change chez son oncle. En 1935, il se marie avec Arlette Cohen. À l’occasion de leur voyage de noces en France, il rencontre Max Jacob, faisant de lui son guide. Un guide exigeant, dont il n’oubliera pas les leçons ; qui l’invite à se défier des modes, pour apprendre à être soi-même, c’est-à-dire différent. Après la disparition de Max Jacob, en 1944, il publie Préface aux lettres de Max Jacob à Edmond Jabès, à Alexandrie, en 1945.
Il noue des relations d’amitié intellectuelle avec Jean Grenier et Gabriel Bounoure, et avec des écrivains comme Philippe Soupault, Henri Michaux, Roger Caillois, lors de leur passage au Caire. Il est aussi l’ami d’Andrée Chedid, sa compatriote, et de René Char, à qui il dédie son recueil L’écorce du monde (1953-1954), dont voici l’extrait d’un poème :
Je vous écris d’un pays pesant
…Je vous écris avec la chair des mots accourus, haletants et rouges.
C’est bien vous qu’ils entourent. Je suis tous les mots qui m’habitent et chacun d’eux vous
magnifient avec ma voix.
J’ai besoin de vous pour aimer, pour être aimé des mots qui m’élisent.
J’ai besoin de souffrir de vos griffes afin de survivre aux blessures du poème.
Flèche et cible, alternativement. J’ai besoin d’être à votre merci pour me libérer de moi-même.
Les mots m’ont appris à me méfier des objets qu’ils incarnent.
Le visage est le refuge des yeux pourchassés. J’aspire à devenir aveugle.
Aussi belle que la main de l’aimée
sur le sourire de l’enfant.
Aussi transparente (…)
Ibid p. 204
Déjà marqué tout jeune par la mort de sa sœur, la découverte d’Auschwitz et de l’horreur des camps le bouleverse profondément, comme un impensable néant, dont toute son œuvre gardera la trace, ainsi que le montre cet extrait, tiré du Retour au livre (1965), dans Le Livre des questions, vol.3 :
…T’en souviens-tu, Sarah ?
La mort s’est abattue sur toi et sur les hommes.
Plus pressée que d’habitude. Cette mort-là n’est pas celle que nos sages
nous ont appris à respecter et à aimer.
Mort engendrée par la haine.
T’en souviens-tu, Sarah ?
En ce temps-là – temps de misère et de guerre – des millions d’hommes étaient partis
en croisade contre le nez, la bouche ; contre le front et l’âme d’une fraction de leurs
semblables dont les poitrines se rétrécissaient, dont les paumes avaient glissé le long
des hanches.
Sarah, t’en souviens-tu ?
En ce temps-là – ceci se passait à l’intérieur de la parole donnée, glorifiée, répandue -
l’adolescent avait vu père et mère pris au piège, devenir le centre foisonnant d’une rafle,
le fardeau d’une rose humiliée et disparaître avec son parfum…
En ce temps-là, en ce temps-là – Sarah, t’en souviens-tu ? -
le crachat du conquérant, dans la nuit, rivalisait d’éclat avec l’étoile étirée
et le monde voguait sans mât (…)
In Edmond Jabès, par Didier Cahen, coll. Poètes d’aujourd’hui, © Seghers, 2007, p. 138
Après la crise du canal de Suez, il se voit contraint de quitter le Caire et choisit de s’exiler à Paris, en 1957, après 44 ans passés en Égypte, son pays natal, qu’il a profondément aimé, mais qu’il ne reverra plus. À Paris, sans argent, sans emploi, sans nationalité, il fait l’expérience de l’anonymat. Il découvre également sa judaïté : « Du jour au lendemain, écrit-il, je n’étais plus Edmond Jabès écrivain de langue française ; j’étais Edmond Jabès écrivain juif ». Une étiquette qu’il s’empresse de récuser.
En 1959, il publie Je bâtis ma demeure, poèmes et aphorismes (1943-1957), son seul livre de poésie, dira-t-il. Et de fait, l’expérience de l’exil et du déracinement va modifier son rapport à l’écriture, et faire resurgir dans son imaginaire sa culture orientale. Son œuvre s’enracine sur une méditation personnelle centrée sur l’exil, l’identité juive et le silence de Dieu, qui devient la source de tous les questionnements.
Comme l’explique Didier Cahen, qui présente remarquablement son œuvre dans la collection Seghers (p.103) : « Jabès a souvent précisé que chaque livre s’écrivait dans les marges du précédent, venant combler un vide pour mieux ouvrir d’autres béances ». Et ajoute Antonio Prete, dans sa postface à L’Enfer de Dante (Fata Morgana, 1991, p.45) : « L’écriture de Jabès est une écriture en marge. En marge du Livre – de ses silences, de ses vides, aux frontières parfois de l’indicible et de l’impossible – et en marge des livres : le lecteur se fait alors interprète, son écoute devenant une interrogation, la respiration du texte une méditation continue, le rythme de l’écriture ce rêve d’une unité entre le livre et la vie ».
L’exil a fait de lui un poète de la non-appartenance, de l’errance et du vide, dont les seuls lieux véritables sont le livre, le désert et une Égypte perdue, devenue mythique. Son parcours actualise une sortie d’Égypte, une traversée du désert, autant de références bibliques, qu’il reprend à son compte, comme dans Le Soupçon le Désert (1978), dont voici un extrait :
L’expérience du désert a été, pour moi, dominante. Entre ciel et sable, entre le Tout et le Rien,
la question est brûlante. Elle brûle et ne se consume pas. Elle brûle pour elle-même, dans le
vide. L’expérience du désert, c’est aussi l’écoute, l’extrême écoute (…)
J’ai, comme le nomade son désert, essayé de circonscrire le territoire de blancheur de la page ;
d’en faire mon véritable lieu ; comme, de son côté, le Juif qui, depuis des millénaires, du désert de son livre, a fait le sien ; un désert où la parole, profane ou sacrée, humaine ou divine a rencontré le silence pour se faire vocable ; c’est-à-dire parole silencieuse de Dieu et ultime parole de l’homme.
Le désert est bien plus qu’une pratique du silence et de l’écoute. Il est une ouverture éternelle. L’ouverture de toute écriture, celle que l’écrivain a, pour fonction, de préserver.
Ouverture de toute ouverture.
Ibid p.169
Pour Jabès, ce qui est tu, dans ses livres, est plus important que ce qui est dit. Et ce qui est dit n’est jamais qu’un prolongement de ce qui est tu. Le désert, du sable à l’infini, est ce rien sur lequel il édifie ses livres. Car ce qui compte, c’est d’abord le manque, l’inaccompli, la rupture, l’incertitude, le doute. Pour lui, toute réponse est insuffisante. C’est la question qui importe, et qui remet constamment tout en question. La question primordiale étant de savoir comment parler de ce qui ne peut être dit. Et à partir de là va s’écrire Le Livre des questions, aux sept volumes, comme les sept jours de la création, ou les sept sceaux qu’il faut briser, avant de pouvoir ouvrir le livre.
Être dans le livre. Figurer dans le livre des questions, en faire partie ; porter la responsabilité
d’un mot ou d’une phrase, d’une strophe ou d’un chapitre.
Pouvoir déclarer : « Je suis dans le livre. Le livre est mon univers, mon pays, mon toit et mon
énigme. Le livre est ma respiration et mon repos. »
Je me lève avec la page que l’on tourne, je me couche avec la page que l’on couche. Pouvoir
répondre : « Je suis de la race des mots avec lesquels on bâtit les demeures »…
Le monde existe parce que le livre existe.
Ibid p.117
Comme son ami René Char, Edmond Jabès a volontiers recours aux aphorismes. En voici quelques-uns, à titre d’exemple :
À l’étranger, ne demande point son lieu de naissance, mais son lieu d’avenir.
Dans chaque pupille, il y a le rêve d’une première aurore
.
Lorsque les hommes seront d’accord sur le sens de chaque mot, la poésie n’aura plus
sa raison d’être.
Il faut apprendre à écrire avec des mots gorgés de silence.
La poésie ne change pas la vie, elle l’échange.
Ne demande pas ton chemin à qui le connaît, mais à celui qui, comme toi, le cherche.
Que signifie être chez soi, sinon peindre aux couleurs de nos fausses richesses les murs
plâtrés de nos clôtures.
Aux lisières du soir, nul ne demande plus à l’ombre d’où elle vient ni qui elle est.
Dès les années 60 et 70, la communauté intellectuelle française, avec notamment Michel Leiris, Jacques Dupin, Yves Bonnefoy, Emmanuel Levinas, Maurice Blanchot, Jacques Derrida, a reconnu chez Jabès une œuvre singulière, inclassable et de tout premier plan, qui aborde des thèmes aussi importants que l’écoute, le dialogue, l’identité, l’altérité, la tolérance et l’ouverture…
Il obtient la nationalité française en 1967, dix ans après son arrivée à Paris. En 1970, le Prix des Critiques lui est décerné. En 1987, il reçoit le Grand Prix National de Poésie. Il meurt en 1991. Il aura été un représentant majeur d’une génération juive, prise entre désarroi et révolte. Un grand écrivain.
Nomade ou marin, toujours, entre l’étranger et l’étranger, il y a – mer ou désert – un espace délinéé par le vertige auquel l’un et l’autre succombent.
Voyage dans le voyage.
Errance dans l’errance.
L’homme est, d’abord, dans l’homme, comme le noyau dans le fruit, ou le grain de sel dans
l’océan.
Et, pourtant, il est le fruit. Et, pourtant, il est la mer.
In Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, © Gallimard, 1989, p.18
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Je suis un silencieux. Je me demande, grâce au recul que je prends, maintenant, avec ma vie,
si ce goût prononcé pour le silence n’a pas son origine dans la difficulté qui, de tout temps,
fut la mienne, de me sentir d’un quelconque lieu.
Avant de connaître le désert, je savais qu’il était mon univers. Seul le sable peut accompagner
une parole muette jusqu’à l’horizon.
Écrire sur le sable, à l’écoute d’une voix d’outre-temps, les limites abolies. Voix violente du vent ou, immobile, de l’air, cette voix vous tient tête. Ce qu’elle annonce est ce qui vous agresse ou écrase. Parole des abyssales profondeurs dont vous n’êtes que l’inintelligible bruit ; la sonore ou l’inaudible présence.
S’il fallait une image au Rien, le sable nous la fournirait.
Poussière de nos liens. Désert de nos destins.
Ibid p. 32 et 33
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J’ai quitté une terre qui n’était pas la mienne,
pour une autre, qui non plus, ne l’est pas.
Je me suis réfugié dans un vocable d’encre, ayant le livre pour espace,
parole de nulle part, étant celle obscure du désert.
Je ne me suis pas couvert la nuit.
Je ne me suis point protégé du soleil.
J’ai marché nu.
D’où je venais n’avait plus de sens.
Où j’allais n’inquiétait personne.
Du vent, vous dis-je, du vent.
Et un peu de sable dans le vent.
Ibid p. 107
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Il avait – lui semblait-il – mille choses à dire
à ces mots qui ne disaient rien ;
qui attendaient, alignés ;
à ces mots clandestins,
sans passé ni destin.
Et cela le troublait infiniment ;
au point de n’avoir, lui-même, plus rien à dire,
déjà, déjà.
In L’appel (1985-1988), dans Le Seuil le Sable, Poésie-Gallimard, 1990, p. 396
Bibliographie sélective
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Préface aux lettres de Max Jacob à Edmond Jabès, © Alexandrie, coll. « Valeurs », 1945
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Je bâtis ma demeure, poèmes 1943-1957, préface de Gabriel Bounoure, © Gallimard, 1959. Nouvelle édition avec textes inédits, Poésies complètes, préface de Gabriel Bounoure, postface de Joseph Guglielmi, © Gallimard, 1975
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Le Livre des questions, en 7 volumes, © Gallimard, 1963 à 1973
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Le Livre des ressemblances, en 3 volumes, © Gallimard, 1976 à 1980
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Le Livre des limites, en 4 volumes, © Gallimard, 1982 à 1987
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Un Étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, © Gallimard, 1989
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Le Livre de l’hospitalité, © Gallimard, 1991
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Du désert au livre – Entretiens avec Marcel Cohen, © Belfond, 1981. Rééd. augmentée 1991. puis © Opales, Bordeaux, 2001
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Le Seuil le Sable, Poésies complètes, 1943-1988, © Poésie-Gallimard, 1990
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L’Enfer de Dante, postface de Antonio Prete, © Fata Morgana, 1991
Sur l’auteur
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Edmond Jabès aujourd’hui, par Emmanuel Levinas, © Fata Morgana, 1976
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La ressemblance impossible, Edmond Jabès, par Joseph Guglielmi, © Messidor, 1977
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Edmond Jabès, La demeure et le livre, par Gabriel Bounoure, © Fata Morgana, 1985
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Edmond Jabès, un film de Michelle Porte, DVD 52 min, © La Sept, FR3, 1989
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Edmond Jabès, par Didier Cahen, © Belfond, 1991
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Edmond Jabès, par Didier Cahen, coll. Poètes d’aujourd’hui, © Seghers, 2007
Internet
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Un article sur Wikipédia
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Un article sur Esprit Nomades
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Sur le site BNF François Mitterrand, l’exposition Edmond Jabès – l’exil en partage
Contribution de Jacques Décréau
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