J’attache de la valeur à toute forme de vie,
à la neige, la fraise, la mouche.
J’attache de la valeur au règne animal
et à la république des étoiles.
J’attache de la valeur au vin tant que dure le repas,
au sourire involontaire, à la fatigue
de celui qui ne s’est pas épargné,
à deux vieux qui s’aiment.
J’attache de la valeur à ce qui demain ne vaudra plus rien
et à ce qui aujourd’hui vaut encore peu de chose.
J’attache de la valeur à toutes les blessures (…)
J’attache de la valeur au voyage du vagabond,
à la clôture de la moniale,
à la patience du condamné quelle que soit sa faute.
J’attache de la valeur à l’usage du verbe aimer
et à l’hypothèse qu’il existe un créateur.
Bien de ces valeurs, je ne les ai pas connues.
In Œuvre sur l’eau, trad. Danièle Valin, © Seghers 2002, p.99
En 2002, Seghers publiait le premier recueil de poèmes d’Erri De Luca, Œuvre sur l’eau, l’année même de sa parution en Italie. Au début du recueil, l’auteur confie ce qui l’a poussé vers l’écriture poétique : « À cinquante ans, un homme se sent obligé de se détacher de la terre ferme pour s’en aller au large. Pour celui qui écrit des histoires au sec de la prose, l’aventure des vers est une pleine mer ». D’où le titre choisi pour le recueil, Œuvre sur l’eau.
En avril 2012, Gallimard publie Aller simple, le second recueil d’Erri De Luca, paru de l’autre côté des Alpes en 2005. Depuis plus de quinze ans ses romans lui ont permis de rencontrer un large public de lecteurs, notamment avec Montedidio, qui obtint le Prix Femina étranger en 2002 et contribua à sa notoriété. Mais la rareté de sa poésie nous la rend d’autant plus précieuse.
Six voix
Ce n’est pas la mer qui nous a recueillis,
Nous avons recueilli la mer à bras ouverts.
Venus de hauts plateaux incendiés par les guerres et non par le soleil,
nous avons traversé les déserts du tropique du Cancer.
Quand, d’une hauteur, la mer fut en vue
elle était ligne d’arrivée, pieds embrassés par les vagues.
Finie l’Afrique semelle de fourmis ;
par elles les caravanes apprennent à piétiner.
La mer était une bande en travers, caresse des pieds,
le plus aimable barrage de frontière.
Ce n’était plus à nous, mais au bateau d’aller,
le bagage déchargé des épaules, la mer était soulagement.
La mer pousse, confuse, un jour elle court vers l’est,
un autre elle veut le nord avec ses giclées de lait sur les vagues.
La mer n’est pas un fleuve qui connaît le voyage, mais une eau sauvage,
au-dessous c’est un vide déchaîné, un précipice.
In Aller simple, trad. Danièle Valin, édition bilingue, © Gallimard, 2012, p. 13-15
Ainsi commence son nouveau recueil, avec l’odyssée de ces émigrés qui ont traversé les sables brûlants de l’Afrique pour affronter cette mer impitoyable et tenter de rejoindre les côtes italiennes. De Luca retrace ici le voyage à sens unique de ces « allers simples », lui donnant, avec l’alternance de voix, récits et chœurs, la dimension d’une tragédie grecque. Une poésie faite de déracinement, d’errance, de désespoir et qui touche à l’universel.
De Luca ayant publié en 2008 un troisième recueil de poèmes, intitulé L’ospite incallito (l’hôte aux cals), on peut espérer pouvoir le lire prochainement, grâce à sa fidèle traductrice, Danièle Valin.
Erri De Luca est né à Naples en 1950, dans une famille bourgeoise ruinée par la guerre. Il passe son enfance dans le quartier populaire de Montedidio, où sa famille vit isolée, avant de pouvoir emménager sur la colline de Mergellina. Sa jeunesse ne fut pas heureuse. Son père lui a transmis la passion des livres et l’amour de l’italien, sa seconde langue, à côté du napolitain, sa langue maternelle.
À 16 ans il se déclare communiste et en 1968, alors qu’une carrière de diplomate s’ouvre devant lui, il quitte sa famille pour s’engager dans l’action politique révolutionnaire. Pendant huit ans, de 1969 à 1977, il sera l’un des dirigeants du mouvement d’extrême gauche Lotta Continua, jusqu’à sa dissolution. Ouvrier chez la Fiat à Turin, il est pendant deux ans au cœur des luttes ouvrières, souvent violentes, qui se terminent par des licenciements massifs. Au bout de douze ans, il renonce à la lutte politique.
Puis il mène durant quinze ans, de 1980 à 1995, la vie très rude d’un ouvrier non qualifié, solitaire et itinérant. En 1982, les lois d’urgence, pourchassant les anciens révolutionnaires, lui font trouver refuge en France, où il se déplace d’un chantier à l’autre en région parisienne. En 1983, il décide de partir comme bénévole en Tanzanie pour y installer des éoliennes et creuser des puits. Mais il sera rapatrié sanitaire au bout d’un mois, souffrant gravement de dysenterie et de malaria.
C’est avant son départ pour l’Afrique, au centre de formation, qu’il découvre par hasard la Bible. Il se passionne alors pour les textes sacrés et apprend l’hébreu, afin de pouvoir lire l’Ancien Testament dans sa version originale, et aussi, dira-t-il, « c’est ma façon à moi de donner tort à Hitler ». Désormais il se lève chaque matin à 5 heures et pendant une heure il lit la Bible. Pages de la première heure, qui sont le fruit non de l’insomnie, mais du réveil. C’est là qu’il trouve la force d’affronter ses dures journées de travail. Lui qui se dit non-croyant, incapable de prier, garde le texte sacré comme un noyau d’olive qu’il retourne dans sa bouche au long des heures.
Lire les Saintes Écritures c’est obéir à une priorité de l’écoute. J’inaugure mes réveils par une poignée de vers, et le cours de la journée prend ainsi son fil initiateur. Je peux ensuite déraper le reste du temps au fil des vétilles de mes occupations. En attendant, j’ai retenu pour moi un acompte de mots durs, un noyau d’olive à retourner dans ma bouche …
Tant que, chaque jour, je peux rester ne fût-ce que sur une seule ligne de ces Écritures, j’arrive à ne pas me défaire de la surprise d’être vivant.
In Noyau d’olive, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2004, p. 36-37, 98
Plusieurs de ses écrits rassemblent ses réflexions sur la Bible : Un nuage comme tapis (1994), Première heure (2000), Noyau d’olive (2004), Comme une langue au palais (2006), Au nom de la mère (2009), Et il dit (2012). Mais les interrogations qui jaillissent de ce parcours spirituel exceptionnel éclairent l’ensemble de son œuvre littéraire.
Poursuivant sa vie d’ouvrier itinérant, il est volontaire pour acheminer des convois humanitaires à destination de la population bosniaque, comme chauffeur de camion, pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine, de 1992 à 1995, ce qui ne l’empêchera nullement de se rendre à Belgrade, lorsque son pays bombardera la Serbie.
D’une chambre d’hôtel de Belgrade en mai 1999, j’ai vu les aubes. Mon siècle se fermait avec l’Italie qui bombardait les villes de la Yougoslavie et moi je ne voulais pas être du côté des bombardiers. Je suis allé à Belgrade ce printemps-là pour être du côté de la cible. J’étais seul. Pendant les raids aériens de la nuit, je restais à la fenêtre, je ne descendais pas dans les abris. Ces aubes de mai étaient roses, couleur de cicatrice fraîche. Quand la plus douce des couleurs te rappelle une blessure, c’est que tu as atterri bien loin. De cette fenêtre, le monde était illisible. Dans les entailles ouvertes par les bombes à l’intérieur de la ville, il n’y avait aucune lettre, aucune initiale. J’ai appris différents alphabets, un beau répertoire de signes, et je suis entraîné à reconnaître dans la forme d’une branche, d’une pierre, une consonne, dans la forme d’un os, une voyelle. Dans le dernier printemps du siècle, Belgrade était une machine à écrire frappée à coup de marteau. Je voyais un alphabet cyrillique en miettes.
In Sur la trace de Nives, récit, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2006, p. 29
De Luca est également un grimpeur émérite. Sa passion pour la montagne a fait de lui un alpiniste chevronné, le premier quinquagénaire à pouvoir gravir une difficulté classée 8b, en 2002. En escalade sur les parois abruptes des Dolomites, jamais il ne plante de piton, ce qui pour lui serait une prise de possession, alors qu’il se sent de passage. Il ne veut laisser de trace que celle de ses pas, que la neige aura tôt fait de recouvrir. Il a gravi plusieurs sommets dépassant les 8000 mètres, comme l’Annapurna et le Daulagiri, et accompagné la célèbre alpiniste italienne Nives Meroi, au cours d’une de ses expéditions himalayennes, dont son livre Sur la trace de Nives (2006) évoque l’expérience des très hautes altitudes, que partagent ces deux passionnés d’alpinisme.
Son amour de la montagne lui a également inspiré Le poids du papillon (2011), l’un de ses derniers romans, qu’il situe au cœur des Alpes italiennes et dont le héros est un chamois majestueux, qu’un braconnier rêve d’abattre depuis longtemps. Récit magnifique d’un duel insolite, où De Luca nous livre sa vision de l’homme et de la nature.
Les sabots des chamois sont les quatre doigts d’un violoniste. Ils vont à l’aveuglette sans se tromper d’un millimètre. Ils giclent sur des à-pics, jongleurs en montée, acrobates en descente, ce sont des artistes de cirque pour le public des montagnes. Les sabots des chamois s’agrippent à l’air. Le cal en forme de coussinet sert de silencieux quand il veut, sinon l’ongle divisé en deux est une castagnette de flamenco. Les sabots des chamois sont quatre as dans la poche d’un tricheur. Avec eux, la pesanteur est une variante du thème, pas une loi.
In Le poids du papillon, roman, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2011, p.16
Naples, sa ville natale, qu’il a désertée à 18 ans, a modelé son rapport au monde et à autrui. Lorsqu’il la quitte, dans le train qui l’emporte vers le Nord, il éprouve un sentiment très fort : « Tandis que je me détachais de Naples, la ville s’enfonçait dans ma peau comme ces hameçons qui, blessant le corps, le pénètrent et y voyagent ensuite, inextirpables ». Si bien qu’il ne cesse d’y revenir au fil de ses romans, qu’il s’agisse de Montedidio, ou de Le jour avant le bonheur, paru en 2010. Importance également de pouvoir situer son récit dans ce moment de l’immédiat après-guerre, celui de son enfance, « une petite immensité, que j’ai perdue, gaspillée, dispersée », l’écriture lui permettant de la réinventer.
Pour lui l’écriture est véritablement festive, à l’opposé du travail harassant de l’ouvrier. Un pur moment de bonheur, qui le transporte, comme par magie, vers des sommets de beauté et de poésie.
Son père, qu’il a toujours admiré, est à l’origine de sa vocation d’écrivain. Pendant ses années de lutte politique, De Luca a rempli de nombreux cahiers de ses réflexions quotidiennes et écrit ses premiers textes, sans intention de les publier. Mais à près de quarante ans, voyant son père gravement malade, il envoie le manuscrit de Une fois, un jour à un éditeur, qui le publiera en 1989, et qu’il pourra remettre entre les mains de son père mourant, pour que celui-ci puisse être fier de ce fils égaré. Évoquant la mémoire de son père, De Luca confie : « J’ai écrit les livres qu’il n’a pas écrits, j’ai escaladé les montagnes qu’il aurait voulu escalader. Je suis son fils, parce que j’ai hérité de ses désirs ».
C’est normal d’avoir des désirs hors de portée. Dans les moments difficiles je m’attaque à des pensées qui n’ont rien à voir avec la situation. La pensée de quelque chose d’opposé me tient compagnie. Au cours des nuits bombardées de Belgrade en 1999, je me servais aussi du vers d’un poète russe, Mandelstam, en attendant l’aube, pendant les raids ; « Eta notch nepopravima / a u vas iechtcho svietlo » (« Cette nuit irréparable / et chez vous il y a encore de la lumière »). Je m’adressais à l’Ouest d’où venaient les avions…J’ai besoin d’inventer une rime entre ce qui se passe et quelque chose d’autre. J’ai besoin d’associer une impasse dans laquelle je me suis fourré à une immense prairie. C’est ce qui me sert d’amarres pour ne pas sombrer. Je suis prédisposé au secours de la poésie, qui n’est pas l’art d’arranger des fleurs, mais une urgence de s’accrocher à un bord dans la tempête.
In Sur la trace de Nives, 2006, p.99
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Paroi ouest
Sur la paroi ouest de l’après-midi arrive
le soleil et il réchauffe mon os occipital.
Depuis une centaine de mètres j’avance sur des centimètres
le visage contre le mur.
Les prismes de quartzite dans la pierre dolomie
piquent des aiguilles de lumière aubépine dans mes yeux.
Deux larmes lubrifient le dos de ma main.
Au bout du dièdre le ciel s’approche,
encore un grand écart et je l’enjambe.
In Œuvre sur l’eau, © Seghers, 2002, p 119
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Les balcons du vingtième siècle
Avant les téléphones les balcons,
on sortait et on faisait savoir.
Ils étaient la soupape de la maison, les filles ne sortaient pas se promener
sauf pour l’office, le dimanche.
Mais elles étaient bien en vue sur leur balcon,
un jeune homme passait, une fleur plantée dans la boutonnière,
un regard au vol, une entente flashée,
télégramme expédié par les cils.
Au balcon au milieu des plantes la jeune fille dévidait la laine,
brodait sur un métier, feignait de se piquer avec son aiguille
pour libérer ses yeux baissés.
Ma grand-mère se fiança au balcon.
Et ma mère, en été, après la guerre,
sort avec d’autres amis sur le balcon pour l’air frais
et un homme, vingt-huit ans, assis tout près, lui demande de l’épouser.
Je viens de leur rencontre là dehors, à Mergellina,
avec le ciel jongleur du couchant.
Mais à un autre balcon s’était montré aussi le fier-à-bras
pour déclarer la guerre, en se penchant rapace et perroquet
sur la foule ivre d’elle-même.
Il aurait mieux valu qu’il se montre à la fenêtre
et mieux encore s’il l’avait laissée fermée, ainsi ne se serait pas gâtée
l’histoire des balcons et de l’Italie du vingtième siècle.
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Après
Pas ceux dans un bunker,
ni ceux avec leurs provisions de nourriture, aucun des villes,
se sauveront Indios, Baltis, Massaï,
Bédouins protégés par le vent, Mongols sur leurs chevaux,
et puis un de Naples caché dans le Vésuve,
et un Juif enveloppé dans un essaim de paroles,
par tradition indemnes au cœur d’ardentes fournaises,
Se sauveront plus de femmes que d’hommes,
plus de poissons que de mammifères,
le rock and roll disparaîtra, resteront les prières,
l’argent disparaîtra, reviendront les coquillages.
L’humanité sera rare, métisse, bohémienne
et elle ira à pied. Elle aura pour butin la vie
la plus grande richesse à transmettre à ses fils.
Ibid. p. 141
Bibliographie sélective
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Acide, Arc-en-ciel, récit, trad. Danièle Valin, © Rivages, 1993, Prix France-Culture 1994
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Un nuage comme tapis, trad. Danièle Valin, © Rivages, 1994
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Alzaia, trad. Danièle Valin, © Rivages, 1998
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Tu, mio, roman, trad. Danièle Valin, © Rivages, 1998
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Première heure, trad. Danièle Valin, © Rivages, 2000
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Trois chevaux, roman, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2001, Prix Laure Bataillon 2001
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Montedidio, roman, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2002, Prix Femina étranger 2002
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Œuvres sur l’eau, poèmes, trad. Danièle Valin, édition bilingue, © Seghers, 2002
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Le contraire de un, nouvelles, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2004
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Noyau d’olive, essais, trad. Danièle Valin, coll. Arcades, © Gallimard, 2004
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Essais de réponse, trad. Danièle Valin, coll. Arcades, © Gallimard, 2005
-
Sur la trace de NIves, récit, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2006
-
Comme une langue au palais, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2006
-
Au nom de la mère, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2009
-
Le jour avant le bonheur, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2010
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Le poids du papillon, roman, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2011
-
Aller simple, poèmes, trad. Danièle Valin, édition bilingue, © Gallimard, 2012
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Et il dit, roman, trad. Danièle Valin, © Gallimard, 2012
Internet
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Un article sur Wikipédia
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Sur Dailymotion : interview sur France Inter pour la parution de Le poids du papillon
Contribution de Jacques Décréau
Merci pour cette heureuse et revigorante plongée dans autant de mots forts et de pensées profondes de cet auteur, le temps de reprendre souffle et de remettre chaque chose à sa juste place. J'inscris en rouge au fronton de la page:" je suis prédisposé au secours de la poésie, qui n'est pas l'art d'arranger les fleurs, mais une urgence de s'accrocher à un bord dans la tempête" et j'en profite pour y accrocher par la pensée tous ceux que j'aime et qui affrontent des vents incontournables.
Rédigé par : Roselyne Fritel | 05 juin 2012 à 15:10