Si
j’avais les voiles brodés du ciel,
Ouvrés de lumière d’or
et d’argent,
Les voiles bleus et pâles et sombres
De la
nuit, de la lumière, de la pénombre,
Je les déroulerais sous
tes pas.
Mais moi qui suis pauvre et n’ai que mes rêves,
Sous
tes pas je les ai déroulés.
Marche doucement, car tu marches sur
mes rêves.
In Le vent dans les roseaux (1899), in La Rose et autres poèmes, trad. Jean Briat, © coll. Points Poésie, 2008, p. 99
Pour son 10ème anniversaire le Centre Culturel Irlandais, près du Panthéon à Paris, présente jusqu’au 26 octobre une exposition consacrée à William Butler Yeats, méconnu en France, bien qu’étant considéré comme le plus grand poète irlandais du XXème siècle.
À ceux qui n’ont pas la chance de pouvoir le lire dans sa version originale, l’exposition permet malgré tout de découvrir à quel point sa poésie est musicale, grâce à la projection du texte d’une dizaine de ses principaux poèmes, qui sont lus en anglais. L’un d’eux étant lu par le poète lui-même.
Yves Bonnefoy, dans sa préface à Quarante-cinq poèmes (Poésie/Gallimard), précise combien il est difficile de traduire la poésie de Yeats, tant sa pensée passe souvent par l’ellipse ou l’ambiguïté, et de parvenir à rendre l’allant rythmique de ses phrases, pour qu’on entende le texte vibrer dans sa profondeur comme les cordes d’un instrument.
Une écriture qui peut déconcerter, avec ses influences multiples. D’abord proche du romantisme, tout à la fois imprégnée de mythologie classique et de culture celtique, d’une préciosité préraphaélite, de l’esthétisme raffiné du symbolisme, et d’une recherche occultiste ; bref une poésie désincarnée, centrée sur l’imaginaire, le rêve et la contemplation. Mais qui progressivement, puis résolument, se tourne vers la modernité, marquée par l’engagement et l’action, face aux événements tragiques de la Révolution irlandaise. En tout cas, un poète chez qui la vie et l’œuvre sont inséparables et se confondent : « J’ai mis ma vie dans mes poèmes », écrit-il.
William Butler Yeats est né en 1865 à Sandymount, près de Dublin en Irlande, dans une famille protestante. Son père John, peintre et ami des derniers préraphaélites, transmet à ses enfants un héritage qui fera d’eux la plus importante famille d’artistes de l’Irlande du 20ème siècle. Avec notamment son frère Jack, également peintre comme son père.
William passe son enfance à Londres, où il prend conscience de sa nationalité irlandaise. De retour à Dublin, il y fréquente les artistes et les écrivains de la ville. À 22 ans, il séjourne de nouveau à Londres, où il publie en 1889 son premier recueil de poèmes Les Errances d’Ossian.
Ce recueil lui donne l’occasion de rencontrer Maud Gonne, belle et fervente militante de l’indépendance irlandaise, qu’il aimera passionnément toute sa vie, mais qui refusa de l’épouser. Une figure de femme à l’attrait terrestre et spirituel, dont la beauté pure lui rappelle celle d’Hélène, qui rendit Pâris fou d’amour et ruina Troie, tout en devenant à ses yeux l’incarnation de cette Irlande farouche et libre, dont la rose est le symbole. Ne pouvant lui donner « les voiles brodés du ciel », Yeats lui offre ce qu’il a de plus intime, ses rêves. Maud Gonne sera l’inspiratrice d’un grand nombre de ses poèmes, comme celui-ci, daté de 1893.
La
Rose du monde
Qui
rêva que la beauté passe comme un rêve ?
Pour ces lèvres
de feu, dont tout l’orgueil
Est de porter le deuil de la
merveille,
Troie a passé, flamme au loin, funéraire,
Et les
enfants d’Usna ont succombé.
Nous aussi, et le monde qui
peine, nous passons :
Mais là, parmi les âmes qui
tournoient
Avant de s’effacer comme les eaux promptes
De
l’hiver incolore, là, parmi
Les étoiles qui passent, cette
autre écume,
Un visage survit, une solitude.
Inclinez-vous,
Archanges, dans vos pénombres !
Avant vous, avant même que
cœur ne batte,
Lasse et bonne une femme s’attardait
Près du
trône de Dieu ; et Lui,
Il fit de l’univers un grand
chemin d’herbe
Pour ses pas vagabonds.
in La Rose (1893), Quarante-cinq poèmes, trad. Yves Bonnefoy, © Poésie/Gallimard, p 37
Lady Gregory sera l’autre femme importante dans la vie de Yeats. Le recevant souvent dans son domaine de Coole Park à partir de 1896, elle l’encourage sur la voie du nationalisme et le persuade de continuer à écrire pour le théâtre. Suivant ses conseils, il écrit Cathleen ni Houlihan, dont la représentation connaîtra un triomphe en 1902 à Dublin, avec Maud Gonne dans le rôle de l’héroïne. Si bien que de 1902 à 1908, délaissant la poésie, il consacre tout son temps au théâtre. Avec Lady Gregory, il crée en 1899 le mouvement du Renouveau de la Littérature irlandaise (Irish Literary Revival), bientôt rejoint par des écrivains comme Seán O’Casey.
Et en 1904, avec Synge, ils ouvrent tous les trois à Dublin l’Abbey Theatre, qui deviendra le Théâtre National d’Irlande, le premier théâtre subventionné par l’État dans le monde anglophone, dont Yeats s’occupera toute sa vie. Avec l’aide de Gordon Craig pour les décors, puis s’inspirant du théâtre Nô japonais, que lui fait connaître Ezra Pound, il devient un véritable maître de l’art théâtral. Plus tard T.S.Eliot rendra hommage au dramaturge et à son théâtre d’avant-garde.
Avec la maturité, le poète du rêve et de la contemplation laisse entrer de plus en plus le réel dans sa création. Il le reconnaît volontiers dans son poème Mille neuf cent dix-neuf (trad. Yves Bonnefoy, p.73).
(…)
Ah, nous qui rêvions d’amender
Tous les maux et nuisances qui
affligent
L’humanité, nous avons appris, maintenant
Que
soufflent les vents d’hiver,
Que nous n’étions que des têtes
fêlées quand nous rêvions (…)
Depuis que le théâtre a fait de lui un personnage public, son style se transforme, en se simplifiant, devenant plus réaliste. L’Insurrection de Pâques 1916, où 15 chefs de la rébellion irlandaise, dont Pearse et Connolly, sont exécutés à Dublin, lui fait se poser la question d’un engagement politique, face à ces hommes capables de sacrifier leur vie pour un idéal, mais tout en récusant toute forme de violence et de fanatisme. La beauté de sa poésie s’ouvre alors au tragique, car « Tout est changé, changé du tout au tout / Une beauté terrible est née », répète-t-il comme un refrain dans son poème Pâques 1916.
Le
Rosier
« Comme
on dit des mots à bon compte ! »,
Disait Pearse à
Connolly,
« Peut-être est-ce leur trop prudente haleine
Qui
a flétri notre Rosier ;
Ou peut-être n’est-ce qu’un
vent
Qui souffle sur les flots amers. »
« Il
suffirait de l’arroser »,
Répondit James Connolly,
« Pour
que sa verdeur lui revienne,
Qu’il s’étende de tous côtés
Et
que tous ses bourgeons éclatent,
Et qu’il soit l’orgueil du
jardin. »
« Mais où puiserons-nous de
l’eau »,
Dit Pearse à Connolly,
« Quand tous les
puits sont asséchés ?
C’est clair, aussi clair qu’il
peut être :
Seul notre sang, notre sang rouge
Pourra en
faire un vrai Rosier. »
In Michael Robartes et la danseuse (1921), trad. Jean-Yves Masson, © Verdier, 1991, p 35
Dans les années qui suivent, Yeats donne à la poésie anglaise plusieurs de ses chefs-d’œuvre. D’abord avec Les cygnes sauvages à Coole, publié en 1919, où il se détache résolument du symbolisme. Sa poésie s’enracine désormais du côté de Coole Park, auprès de Lady Gregory, proche du cottage qu’il a récemment acquis, flanqué de l’ancienne tour normande de Ballylee, où il s’installe avec Georgie Hyde-Lees, sa jeune épouse anglaise. Non pas un retrait dans sa tour d’ivoire, mais la volonté de se tenir éloigné de la foule et des violences de la guerre civile, pour mieux se consacrer à sa création, en lien avec l’univers. Dans le poème qui suit, Yeats prend conscience que tout a changé en 19 ans, sauf les cygnes, qui sont pour lui comme une image de l’éternelle jeunesse.
Les
cygnes sauvages à Coole
Les
arbres, les voici dans leur beauté d’automne,
À travers bois
les chemins sont secs,
Sous le crépuscule d’Octobre les
eaux
Reflètent un ciel tranquille ;
Sur les hautes eaux,
passant entre les pierres,
Vont les cygnes, cinquante et neuf.
Le
dix-neuvième automne est descendu sur moi
Depuis que je les ai
comptés pour la première fois ;
Je les vis, avant d’en
avoir pu finir le compte,
Qui s’élevaient soudain
Et
s’égayaient en tournoyant en grands cercles brisés
Sur leurs
ailes tumultueuses.
J’ai contemplé ces créatures
brillantes
Et maintenant mon cœur est douloureux.
Tout a
changé depuis qu’au crépuscule
Pour la première fois, sur ce
rivage,
À entendre le carillon de leurs ailes au-dessus de ma
tête
Je marchais d’une marche plus légère.
Toujours
sans se lasser, en couples d’amants,
Ils rament dans les
froids,
Les complices courants, ou grimpent dans les airs ;
Leurs
cœurs n’ont pas vieilli ;
Passions ou conquêtes, où
qu’ils partent errer,
Leur font toujours escorte.
Mais
maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles,
Mystérieux et
pleins de beauté ;
Parmi quels joncs feront-ils leur
nid,
Sur la rive de quel lac, de quel étang
Raviront-ils
d’autres yeux lorsque je m’éveillerai
Et trouverai, un jour,
qu’ils se sont envolés ?
In Les cygnes sauvages à Coole (1919), trad. Jean-Yves Masson, © Verdier, 1990, p 17-19
En 1921, il publie Michael Robartes et la danseuse, où il évoque, en prenant le recul nécessaire, les drames de l’Irlande, avec des poèmes comme Pâques 1916 ou Le Rosier. Yeats en poète visionnaire voit dans l’amoncellement des ruines une vérité ultime de l’Histoire. Et comme l’écrit Jean-Yves Masson, dans la préface de ce recueil, la tâche de la poésie pour Yeats est de « révéler à l’âme, par les yeux de l’imagination, les fragiles figures dansantes qui tentent d’acclimater en elle, sur la terre des hommes, une paix dont il croyait qu’elle ne pouvait être trouvée que dans la contemplation d’un au-delà de l’Histoire » (p.10).
L’Histoire va d’ailleurs rapidement le faire sortir de la solitude de sa retraite. Dès 1922, la guerre civile donne à l’Irlande son indépendance. Et dans la foulée, Yeats est nommé sénateur du nouvel État. Un poste qu’il occupera jusqu’en 1928. Puis il se voit décerner le Prix Nobel de Littérature en 1923, pour « sa poésie, dont la forme hautement artistique exprime l’esprit d’une nation entière ». Le voilà donc devenu porte-parole d’un peuple, définitivement projeté dans les lumières de l’Histoire.
Une fois retiré de la politique, Yeats publie encore 3 recueils de poèmes : La Tour (1928), L’escalier en spirale (1933) et Derniers poèmes (1936-1939). Pour remédier à la vieillesse, rechercher la sagesse, il rêve désormais de s’embarquer pour Byzance, un lieu intemporel qui dans son esprit symbolise l’unité parfaite entre le politique, le religieux, la pensée et l’art. La civilisation byzantine représentant à ses yeux la perfection de l’esprit.
Devenu
célèbre, véritable icône de la culture irlandaise, il n’hésite
pas désormais à s’adresser aux poètes des générations à
venir :
Poètes
d’Irlande, apprenez votre emploi
Chantez tout ce qui est bien
fait…
Chantez la paysannerie, et puis
Ces gentilshommes des
campagnes, rudes cavaliers,
La sainteté des moines, et en dernier
lieu
Chantez les rires épais des buveurs de bière brune.
Chantez
les gais seigneurs et dames
Qui retournèrent à la glaise
Tout
au long de sept siècles d’héroïsme.
Tournez votre esprit
vers d’autres jours,
Pour que nous demeurions à
l’avenir
L’indomptable cœur de l’Irlande.
In
Au pied de
Ben Bulben (1938),
in Derniers
Poèmes, trad.
Jean-Yves Masson, © Verdier, 1994, p.101
Pour raison de santé, Yeats s’installe à Menton en 1938, puis à Cap Martin. Il meurt en 1939, à l’âge de 73 ans, à Roquebrune, où il est enterré. Après la guerre, en 1948, comme il le souhaitait, ses restes sont rapatriés en Irlande et ensevelis à Drumcliff, au Nord de Sligo, sa province natale.
Épitaphe
de W.B.Yeats
Au
pied de Ben Bulben à la tête nue,
Dans le cimetière de
Drumcliff,
Yeats est couché. Un ancêtre y fut recteur,
Il y
a bien des années. L’église est proche.
Sur la route, une
ancienne croix.
Nul marbre, nuls mots convenus.
On a taillé
tout près d’ici un bloc de calcaire
Et selon son ordre, on a
gravé dessus ces mots :
Regarde
sans t’attendrir
La vie, la mort,
Cavalier, poursuis ta
route !
In Derniers poèmes (1936-1939), trad. Jean-Yves Masson, © Verdier, 1994, p 103
Bibliographie poétique sélective (en français)
-
Les Errances d’Ossian, poèmes de jeunesse, © Verdier, 2003
-
Le vent dans les roseaux, trad. André Pieyre de Mandiargues, © Fata Morgana, 1984
-
Les cygnes sauvages à Coole, édition bilingue, présenté et traduit par Jean-Yves Masson, © Verdier, 1990
-
Michael Robartes et la danseuse, édition bilingue, présenté et traduit par Jean-Yves Masson, © Verdier, 1991
-
La tour, édition bilingue, présenté et traduit par Jean-Yves Masson, © Verdier, 2002
-
L’escalier en spirale, et autres poèmes, © Verdier, 2008
-
Derniers poèmes (1936-1939), édition bilingue, présenté et traduit par Jean-Yves Masson, © Verdier, 1994
-
Choix de poèmes, édition bilingue, introduction et traduction de René Fréchet, © Aubier, 1990
-
Quarante-cinq poèmes, suivis de La Résurrection, édition bilingue, présenté et traduit par Yves Bonnefoy, © Poésie/Gallimard, 1993
-
La rose et autres poèmes, édition bilingue, traduit par Jean Briat, © coll. Points Poésie, 2008
Sur l’auteur
-
William Butler Yeats, biographie, par Jacqueline Genet, © éditions aden, 2003
-
La poésie de William Butler Yeats, par Jacqueline Genet, © Presses Universitaires du Septentrion, 2007
-
Un poète dans la tourmente : W.B.Yeats et la révolution irlandaise, par Pierre Joannon, © Terre de Brume, 2010
Internet
-
Un article sur Wikipédia
-
Jacqueline Genet, Engagement et quête de l’absolu dans la poésie de W.B.Yeats, Actes de Colloque, 2009, 18 pages
-
Exposition W.B.Yeats au Centre Culturel Irlandais
-
Yeats exhibition. National Library of Ireland (on y entend Yeats lire un de ses poèmes).
Contribution de Jacques Décréau
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