C'est de façon récurrente que, dans La Pierre et le Sel, nous mettons des textes poétiques en regard d'autres œuvres, peintures, photos, sculptures. René Char avait des « alliés substantiels » et la poésie est depuis longtemps en fraternité avec d'autres arts avec lesquels elle échange fructueusement.
C'est ainsi que Michel Baglin lorsqu'il fut mis en relation avec Jean Dieuzaide, conçut le projet d'écrire des textes à partir d'un choix d'images du photographe qui adhéra au projet et y contribua. Ce projet aboutit à l'édition d'un bel album d'une centaine de pages aux éditions Privat, en 2006, trois ans après la mort de Dieuzaide : Les chants du regard. Dans son introduction, Michel Baglin écrit :
« Entreprenant d'écrire sur les photographies de Jean Dieuzaide, j'étais évidemment conscient du décalage entre ses œuvres et la modestie de mon travail. Mais plus je m'imprégnais d'une image, plus j'en mesurais la richesse, et plus forte était l'envie de poursuivre cette immersion dans un univers qui me sollicitait, éveillant les mots de mes paysages intérieurs et bousculant souvent mes propres approches des matières , des gestes, des attitudes humaines, des mises en perspective…
(…) Les images de Jean Dieuzaide sont des célébrations. De qui, de quoi ? Peut-être ne le savent-elles pas précisément et le cherchent -elles, à chaque fois, à chaque déclic, comme une question posée à la lumière des apparences. Les réponses m'importent moins, je l'avoue, que, dans ces œuvres ferventes, le chant qu'elles recèlent. »
Emblème
(Jean Dieuzaide – La
Gitane du Sacro Monte, 1951)
Elle
n'est pas contre le fait qu'on la photographie. Elle est belle
et
n'a rien à prouver ni rien à perdre, pas même son naturel.
Elle
veut bien poser un peu, là, comme on l'a surprise, l'enfant tétant
son sein dans les rues de Sacro Monte, le visage ouvert à
l'avenir.
Elle admet être un emblème. Le temps d'un cliché.
La tête haute
et le regard fier, mais une ride au front pour le
jeu ou l'ironie.
Elle n'est pas dupe, elle accepte d'être
souveraine. Pour tous les siens
derrière elle, leurs vies levées
dans les voiles du vent, leurs peaux
qui s'écorchent aux
barbelés parfois.
Un arrière-plan de sourires la porte.
Celui des femmes surtout,
leurs braises ardentes, qu'elle
célèbre. En rayonnant.
In Les chants du regard - © Privat, 2006, p.22
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(Jean Dieuzaide – Le Marché de Lorca 1951)
Au
marché de Lorca, la rue est un théâtre. Le jeune vendeur
ambulant
le sait, qui prend la pose. Et la vieille peut-être,
ricanant
sous son fichu en comptant ses œufs et ses sous.
La
rue est un théâtre, au marché de Lorca comme partout.
L'hidalgo
croise la ménagère, la casquette le chapeau,
le parapluie prend
le rôle de l'ombrelle et le rémouleur
ne vient jamais à bout
d'un fil de rasoir imparfait sous le pouce.
Au
marché de Lorca chacun parmi les dentelles, les bleus
de travail
et les paniers joue pour soi. Échange quelque argent,
troque
quelques mots. N'ayant au fond rien à vendre
ni rien à emporter
en traversant cette pièce sans auteur.
Juste un peu de plaisir à gagner au commerce des vivants.
In Les chants du regard - © Privat, 2006, p.32
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(Jean Dieuzaide – Ma chemise à Ardizas 1985)
Fenêtre à l'heure des draps froissés.
Elle
n'est pas réelle encore. Juste un trompe-l'œil, une surface
d'argent sur le mur de la chambre. Mais elle chante déjà,
entrebâillée sur le matin.
Et sa clarté célèbre
l'intimité d'un hôte, réveille sa chemise
qui a veillé sur un
dossier de chaise. Quelqu'un doit s'étirer
dans la pénombre
pour accueillir l'espace deviné.
Car elle n'est pas réelle
encore et le regard ne peut la traverser.
Mais sa vigueur salue
le papier qu'elle voudrait trouer.
Et le dessin des rideaux a
conservé l'empreinte d'un geste
machinal - le geste qui les
écarta…
La
fenêtre n'est pas réelle encore mais sa promesse sera tenue.
Parce
que le monde existe et qu'il a les couleurs du large.
Parce que
l'aube ici est un appel de ciel et de vent frais.
Debout,
dit-elle. En route ! Ta chemise t'attend ! Et le réel
pour
incarner mes ombres…
La
porte s'ouvrira…
Mais ce soir, quand les yeux auront bu
les histoires du jour, la
lumière tramera encore dans la chambre
obscure une fenêtre tout
intérieure.
La fenêtre révélée.
In Les chants du regard - © Privat, 2006, p.50
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(Jean Dieuzaide – Hommage à Denis Brihat, 1984)
L'analogie
est dans le regard, déjà.
Rousseurs
d'une poire,
transparence d'un raisin.
L'œil les érotise.
Dans
leur reflet tout se dessine,
le satin de la grappe,
le galbe de
la croupe,
l'ambre du nu,
des métaphores plein les yeux du
désir
et, derrière le miroir,
le fruit charnu de la parole.
In Les chants du regard - © Privat, 2006, p.99
Bibliographie partielle
-
Jean Dieuzaide / Michel Baglin, Les Chants du regard, © Privat, 2006
-
Jean-Claude Gautrand, Jean Dieuzaide Yan, © Marval, 1994
-
Jean-Marc Le Scouarnec, Photographe corps et âme, Contrejour, 2012
Internet
-
Jean Dieuzaide sur Wikipedia
-
Le site de Jean Dieuzaide
-
Le site de la Galerie du Château d'eau
-
Dieuzaide sur monsieurphoto.free.fr
-
Une exposition de photographies de Dieuzaide à Toulouse
-
La double résonance photographique de Jean Dieuzaide, un article dans La Croix
- Un portrait de Jean Dieuzaide sur Dailymotion
-
Texture, le site de Michel Baglin
Contribution de PPierre Kobel
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