Richard Rognet est né en 1942 au Val-d’Ajol, dans les Vosges, d’une mère institutrice et d’un père mécanicien dans l’industrie textile.
Enfance choyée, études sans histoires, avec un goût prononcé et précoce pour la littérature. Il devient enseignant à l’École Normale de Mirecourt, puis professeur de lettres à Épinal jusqu’à sa retraite en 2002.
Son premier recueil inédit de poésie intitulé Spasmes écrit en 1966, sera suivi par une vingtaine d’autre ouvrages. Il fait en 1971 la rencontre d’Alain Bosquet ce qui constituera pour lui une importante étape dans son parcours poétique.
Comme beaucoup de poètes, Richard Rognet est hanté par le mystère insondable de l’existence imposée au départ à chacun et dont on n’aperçoit, avec certitude, la finitude prosaïque qu’à travers la reproduction des espèces. La raison , l’imaginaire et la mémoire vacillent alors et rôdent, à tâtons, autour d’un centre qui se dérobe sans cesse et ne se découvre que pour mieux disparaître.
R. Rognet, avec ses mots du quotidien et ses images somptueuses, est ce porteur de lanterne qui cherche constamment à faire le tri entre les dissonances et l’harmonie, entre la lumière et l’ombre, cette ombre émouvante qui se décompose sitôt entrevue, où se terrent les fantômes des morts et les images de l’enfance perdue qu’il faut sans cesse réanimer et faire revivre par la magie du poème.
La poétique de cet auteur, pourtant sensible à la transcendance, n’est pas éthérée et puise toute sa force dans la chair vivante des choses et des êtres auxquels il se frotte dans l’imaginaire pour les contraindre à revivre le temps d’un poème, avec leur sang, leur peau, leur écorce et leurs odeurs.
Ainsi dans Dérive du Voyageur :
Fidèle
rue — rouage
dans le ciel, nuages gras,
et tant de visages
de
travers — aucun secours.
Combattre l'évidence
d'un
trop-plein de voix,
préserver la douceur
d'être à même le
sol.
Les murs inventent
d'autres murs
ou les
provoquent —
solitude de qui les voit
se livrer à
l'impureté.
Dérive du voyageur © Gallimard 2003 p. 16
****
Les
crocus — quels corps
les nourrissent?
Ossements très
anciens, os
de bêtes brûlées, la
terre pleine de
regards.
Fouille, crocus, fouille,
le matin glane
ta
place entre
deux couleurs — fouille
avec la pluie drue
la
première mémoire
du village assiégé.
Ibid
p. 17
****
Bouleau
contre le soir,
écailles fulgurantes —
la tendresse a un
nom.
Fertilité du temps —
s'allègent les
bruits,
s'irisent les paroles.
Rendre à chacun
sa voix,
se retourner
sur soi — visage, corps,
graine première.
Ibid p.22
****
La
lumière, sa hauteur,
ce matin sur les roses,
la plaie
terrestre
se referme.
Une buse s'empare
de l'espace, la
lumière
entre en nous — souvenirs,
respirez dans le
ciel,
nos morts ont peur
de rebrousser chemin.
Nos
amours, nos adieux
couvrent de mousse
la murette — et
nous
vivons.
Ibid p. 23
****
Sous
les cailloux, la
nuit, la nuit du cœur —
l'abandon nous
devance,
trop tard, bel amour,
trop tard — rouillent
les
visages, s'envasent
les yeux, larmes après
larmes. Si
loin
des chevauchées de la lumière,
nous nous brisons
contre
nos souvenirs
plus hauts que les montagnes.
Ibid
p. 26
****
Matin
— immense force
du
matin, fourmillement
de
l'été, pierre et braise.
Matin
sans tendresse,
réfractaire
— pas
de
bonjour dans le miroir,
poussière
sur
les
vitres — piège
de
l'enfance qui broie
l'aujourd'hui
— matin
du
piège entre mes os.
Ibid.p. 38
****
La
montagne veut dormir,
les arbres me hèlent,
leur voix est mon
berceau,
les arbres rassemblent
pluies et fenaisons,
chemin
à faire, chemin
à prendre — les arbres
grimpent en
moi
qui veux dormir avec
la montagne, les arbres
où
niche la montagne.
Ibid
p. 39
****
J'arrange
mes souvenirs
sur le bord du bassin,
une fougère tremble
mais
rien ne change
en moi — l'eau rend
compte des
branches,
l'eau se saisit de l'eau,
et s'efface le temps
où
je m'attarde encore.
La fougère frémit
pour les autres
fougères
qui crurent en mon jeune
âge — âge d'avant les
âges.
Ibid p. 40
****
Un
pétale — quelqu'un
s'agrippe à lui, il
sait peut-être où
commence la lumière,
quelqu'un de si léger,
de si
lointain sous
les paroles éteintes,
quelqu'un, le
passant
qui erre en nous, qui
s'éloigne en chaque
pétale
mourant — l'insoumis.
ibid p. 44
****
Lieu
premier — derrière
ma présence, la cascade,
la cascade
qui pousse
au bord de mes lèvres
une innocente parole,
parole
retrouvée, ombre
de la parole jetée
au vent, quand
l'enfance
bougeait dans les mains
de la mère —
enfance
de gloire, de graminées.
Ibid p. 45
****
Tailler
dans l'infini
avec l'herbe coupante
je nais de la
blessure
blanche, dans le vent
déposée et portée
et
lancée jusqu'à
vous, voyelles, visages,
visages
disparus
sous trop de regards
indiscrets — regards
de
violence gorgés.
Ibid p. 52
****
Étreins
les ultimes
fumées sur les champs,
élève-toi,
écoute
l'espace fidèle
aux tombes négligées.
Les
reflets journaliers
qui hantent tes yeux
éclairent dans ton
sang
les chemins qu'emprunta
ton père —
dompteur
aujourd'hui des mirages
où se débat ta parole.
Ibid p. 53
****
C'est
le monde noir,
l’œil crevé, la vie —
hommes
d'aucun espoir,
hommes perdus,
ils vont à leur perte,
ils
trinquent au désordre,
ils interrompent
le poème, le
calcinent,
comment les assouvir,
frémir au-delà ?
comment
pleurer
entre glace et pierre ?
Toujours, ils aboient
dans
l'azur.
ibid
p. 78
****
S'éveiller
dans les mots,
s'effacer devant eux —
ils savent où
cueillir
le reflet des fleurs, où
faire halte dans la
neige.
Élan des mots, corps
des mots, espace,
notre
espace.
L'enfance, avec
eux, revient à
la surface, elle
tremble dans nos mains,
sous nos peurs, sur
nos pages,
elle
invente le temps
de vivre, malgré
l'absence, sa
noirceur.
Ibid
p.88
****
Dérive
heureuse — tu
t'étonnes qu'un voyageur
détaille tes
secondes
passées à vivre,
il prend son temps,
le
voyageur, il
connaît tes impasses,
tes chemins de
traverse,
il dit que ta vie est là,
dans les petites
plaies,
les rires furtifs, les
plis à peine aperçus
—
heureuse dérive, lueur
de qui se voit près de soi.
Ibid p. 104
L’écriture de Richard Rognet est le fruit d’une longue gestation, à partir de ses notes et proses très longues qu’il élague sévèrement avec une préoccupation constante de la forme, passant de l’enjambement à l’écartèlement des mots que la langue soude habituellement, pour mieux faire sentir l’éphémère, les réminiscences impalpables, les infimes vibrations de ce qui a disparu et qui, pourtant, peut renaître fugacement, de la mémoire du poète à celle de son lecteur grâce au miracle de l’écriture poétique.
Les alexandrins du premier jet sont souvent déconstruits en vers impairs et ont pour résultat d’organiser une sorte de chaos musical qui est en quelque sorte la clef de voûte de son écriture.
C’est à cette transmigration que nous convie le poète dans son recueil Juste le temps de s’effacer, dont voici quelques extraits :
Le
poème n'a rien d'absolu,
fadaise, facétie, faribole,
chacun
de ces noms
l'amuse, lui convient;
je me souviens des fiers
sonnets
que je léchais avec amour,
il ne me reste
aujourd'hui
que l'ennui de les avoir faits ;
je suis au terme
de mon cri,
je me regarde, je m'effraie,
le soleil peut bien se
cacher,
tous mes mots sont morts avant lui.
Juste le temps de s’effacer suivi de Ni toi ni personne © le Cherche Midi 2002 p. 26
****
Qui
est tombé dans l'escalier?
un frère ? un saint ? une fable ?
Qui
donc a traversé la pièce
où bourgeonnent mes poèmes ?
Une
femme fiévreuse
court au-devant des ruines ;
derrière elle,
des mots,
des cordes, des cristaux,
un attirail inégalable,
des
chutes de fleurs, le déclin,
la mort, en somme, ravie
de tant
de mésanges affamées
qui s'acharnent sur des épines.
Ibid p.30
****
Quelle
est cette voix qui m'aspire,
m'assiège, me travaille ?
Je
l'écoute grincer dans le vent,
provoquer les nuages,
harceler
cieux et forêts,
je l'attends, la redoute,
lui confie ma
poitrine
où respirent des étrangers,
je m'enténèbre pour
l'entendre
agiter ses crécelles en mon corps ;
elle est celle
qui sait pourquoi
la lumière me tue pour passer.
Ibid p. 30
****
Viens
lire sous ma peau
cette lettre d'amour
qu'une nuit
j'écrivis
sans croire en son propos.
Mon sang dans les
sèves s'endort,
les lilas mauves s'abandonnent
à la clarté
qui s'en amuse.
On s'attend à croiser l'espérance,
alors
qu'un mensonge irrigue
les moindres paroles conquises.
Cachette
des corps en émoi,
ne protège pas de si près
les mots
froissés qui nous irritent.
Ibid p. 79
****
Frère,
mon évadé,
mon fatigué, mon vieillissant,
tu ne prétends
plus rien,
tu ne résistes pas.
Un incendie hurle
là-bas,
en pleine campagne enfantine,
aucune eau n'aurait
pu
combattre la catastrophe.
****
Nos
yeux trimbalent avec eux
ce tragique éblouissement,
notre
sommeil d'aujourd'hui,
dans nos ruines jamais triées,
a mis
des menottes à la vie.
Ibid p. 88
****
Moineaux,
pinsons, mésanges
qu'on voudrait tenir dans ses mains,
je joue
à suivre vos ailes
jusqu'aux brisures de ma voix.
Je
dépose un chagrin,
je ramasse une idée,
je regrette souvent
le partage
que j'aurais dû faire avec vous.
Je vous oublie
par habitude,
un sablier dans ma poitrine
tremble à la place
de mon cœur.
Un mince filet de ciel
m'accroche encore à
la lumière.
Ibid p. 89
****
Souviens-toi
des lilas,
des épousées, des voyageuses,
de cette clarté
vers le soir,
dans les cheveux des maraudeurs.
La fille que
tu croyais
si sage auprès de ses livres,
en avril a
disparu
sous un baiser de baladin.
Vive l'amour
déraisonnable,
cherche-le sans façon
dans les parcs mal
éclairés,
ne file pas doux,
lâche tes chiens,
la fille
est restée très belle.
Ibid p.95
****
Soulevons
tous les lièvres
du monde,
pleuvons à verse,
risquons
tout.
On n'a pas pris
les bons chemins,
les renards les
ont pris pour nous.
Il a plu très fort cette nuit,
les
montagnes ce matin fument,
on nous disait, dans notre enfance,
que
les renards faisaient leur soupe.
Nous ignorions les lieux
communs,
chaque mot vivait notre sang,
chaque fable nous
irriguait.
Ibid p. 109
****
Petit
frère des pommes sures,
des fous rires, des algarades,
par
quel chas d'aiguille
passais-tu pour m'entendre ?
Noël
suivait dans les fermes
tabliers gris, paille vivante,
Noël se
faisait papier d'or,
oranges fraîches, papillotes.
Toujours
à l'orée de mes yeux,
tu recomptes mots crus,
cœurs gros,
histoires anciennes.
Tu loges dans des remous,
tu
n'étouffes personne,
et moi, je m'endors en toi.
Ibid p. 132
****
Rappelle-toi
les grandes filles
qui osaient toucher le soleil,
elles
griffonnaient
des noms barbares
dans la poudre des chemins.
Le
vieux moulin
vivait avec elles
d'un rien d'écume,
des
aigreurs du temps.
Nous écoutions aux portes
craquer leur
détresse,
elles baissaient la tête
au retour des
hommes.
Rappelle-toi leur transparence
dans celle qui
pleure
aujourd'hui, sur un banc
de la gare Saint-Lazare.
Ibid p. 143
« Avec ce quatorzième recueil, Richard Rognet affirme sa voix, une des plus significatives de sa génération. On a pu caractériser cette poésie comme un lieu de tension entre l'un et le multiple, le cri et le chant, l'appel et l'imprécation. Il y a toujours, chez Richard Rognet, en proie au doute et à l'inquiétude, un tragique plus ou moins latent.Ce nouveau livre est très emblématique du « ton » de Richard Rognet, mêlant le quotidien et l'intemporel, le brin d'herbe et le cosmos, le profane et le sacré, en quête d'un « dieu qui nous échappe, mais que nous savons né de nous ».
Les poèmes, brefs, sont comme les pièces successives d'un puzzle que le poète tente de reconstituer, une permanente édification de l'être intime et de l'être cosmique. La poésie de Rognet, d’une savante simplicité, est, comme le poète, « en équilibre sur la foudre ».
Quatrième de couverture de Juste le temps de s’effacer
En 1991, R. Rognet entre à l’Académie Mallarmé et en 1994, il devient Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.
Il obtient en 2002 le Grand prix de Poésie de la Société des gens de lettres pour l’ensemble de son œuvre poétique traduite dans de nombreux pays, notamment en Espagne, Italie, Allemagne, Russie, Bulgarie.
Voici un grand poète, dont l’inspiration, les thèmes et l’écriture sont voisins d’un Lionel Ray, autre infatigable chercheur de « l’inaccessible étoile ».
Bibliographie
-
Spasmes, 1966
-
Tant qu'on fera Noël, © les Paragraphes littéraires de Paris, 1971
-
L'Épouse émiettée, © Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1977, prix Charles Vildrac 1978
-
Les Ombres du doute,© Belfond, 1979
-
Petits poèmes en fraude,© Gallimard, 1980
-
L'Éternel Détour, © Le Verbe et l'Empreinte, 1983
-
Le Transi, Belfond, © 1985, prix Louise Labé 1985
-
Je suis cet homme,© Belfond, 1988, prix Max-Jacob 1989
-
Maurice, amoroso,© Belfond, 1991
-
Recours à l'abandon, © Gallimard, 1992
-
Recul de la mélancolie, © Amis de Hors Jeu, 1994
-
Lutteur sans triomphe, © L'Estocade, 1996, prix Apollinaire 1997
-
La Jambe coupée d'Arthur Rimbaud, © éd. Voix-Richard Meier, 1997
-
L'Ouvreuse du Parnasse, © Le Cherche Midi, 1998
-
Seigneur vocabulaire,© La Différence, 1998
-
Juste le temps de s'effacer suivi de Ni toi ni personne, © Le Cherche Midi, 2002
-
Belles, en moi, belle, © La Différence, 2002
-
Dérive du voyageur, © Gallimard, 2003
-
Le Visiteur délivré, © Gallimard, 2005
-
Le Promeneur et ses ombres, © Gallimard, 2007
-
Un peu d’ombre sera la réponse, © Gallimard, 2009
-
Élégies pour le temps de vivre, © Gallimard, 2012
Sur
le poète
-
Un important dossier consacré au poète, avec les hommages de nombreux confrères en poésie, dans le n° 54 d’automne 2011 de la revue Diérèse.
Internet
-
Blog membrane, dialogue avec l’éphémère
-
Sur le blog Patrimages, un article concernant l’entretien avec R. Rognet au mercredi du poète d’octobre 2008, au café le François Coppée.
Contribution de Jean Gédéon
Bonjour
j'ai eu le privilège de lire quelques poèmes de Richard Rognet, dans les "Instants poétiques", diffusés au cours de l'été 2012 sur Radio Jerico ( Metz).
Ce fut un vrai bonheur que de travailler et de dire ses vers.C.A.
Rédigé par : Claire Antoine | 12 avril 2013 à 06:19