Au
début j’avais promis de me taire, mais ensuite, au matin
Je
vous ai vus sur le pas de la porte semant
Les cendres comme l’on
sème le blé,
Et je n’ai pu m’empêcher de crier : Que
faites-vous ?
Que faites-vous ?
J’ai neigé pour
vous toute la nuit sur la ville,
Toute la nuit pour vous j’ai
blanchi : oh, si
Vous saviez comme il est dur de
neiger !
Hier soir, à l’heure du coucher, je suis sortie
dans les airs.
Il faisait noir et il faisait froid. Je
devais
Voler jusqu’au point rare où
Le vide fait tourner les
étoiles, les éteint
Et moi, je devais vibrer encore un instant
dans ce coin
Pour ensuite revenir et neiger parmi vous.
J’ai
ruminé, soupesé, essayé chaque flocon,
Pétri, verni du
regard,
Et maintenant je tombe de sommeil, la fièvre me prend, de
fatigue.
Je vous vois en train de semer la poussière du feu
mort
Sur mon ouvrage tout en blancheur et d’un sourire vous
avoue -
D’autres neiges bien plus grandes viendront après
moi
Et tout le blanc du monde sur vous neigera,
Tâchez de
comprendre sa loi dès ce moment,
Neiges infinies viendront après
nous,
Et vous n’aurez pas assez de cendre,
Et, petits, les
enfants apprendront à neiger,
Et le blanc couvrira votre triste
désaveu,
Et la terre tournera avec les étoiles
Tel un astre brûlant, de neige.
In La première personne du pluriel (1964), dans Autrefois les arbres avaient des yeux, Anthologie 1964-2004, trad. du roumain par Luiza Palanciuc, © Cahiers Bleus / Librairie bleue, 2005, p.23
Voilà un poème en noir et blanc qui d’emblée annonce la couleur. Il est écrit par une jeune Roumaine d’une vingtaine d’années, interdite de publication, son père étant en prison pour ses prises de position. Elle a choisi comme pseudonyme Ana Blandiana, s’inspirant du nom du village natal de sa mère en Transylvanie. Un nom qui évoque la blancheur, l’aube, la lumière.
Ce poème est tiré de son premier recueil, La première personne du pluriel, qu’elle peut enfin publier en 1964. Le « nous », suggéré par le titre, souligne déjà la dimension collective qu’elle entend donner à son œuvre. Un poème dont les accents prophétiques, annonçant la victoire de la neige sur les cendres traduisent sa foi inébranlable dans l’avènement d’un avenir où la lumière finira par triompher des ténèbres.
Otilia Valeria Coman est née en 1942, à Timişoara, en Roumanie. Son père Gheorghe (1915-1964), prêtre orthodoxe, considéré comme un « ennemi du peuple », a passé de nombreuses années dans les geôles communistes, avant de mourir dans un accident quelques semaines après avoir été libéré, à la faveur d’une amnistie générale.
Elle est encore adolescente, lorsque ses premiers poèmes sont publiés dans des revues pour enfants. En 1959, son poème Originalité est publié dans la revue Tribune de Cluj. Aussitôt censurée, elle pourra dire plus tard : « J’ai été connue comme poète interdit, avant d’être connue comme poète tout court ».
Au
cours de ces années de censure, elle met à profit ses talents de
conteuse pour dénoncer à sa manière, et non sans humour,
l’attitude soumise de la plupart de ses compatriotes.
Jusqu’aux étoiles
Tous
les chiens du pays étaient fidèles.
Ils ne mordaient que les
ennemis de leurs maîtres,
Ils portaient leur laisse avec une
grande élégance,
tel un collier
(Les épouses se demandaient
tout le temps quelle chaîne allait être à la mode),
Et, sobres
à chaque fois, ils s’autorisaient
Un seul caprice : hurler
à la lune.
(Pour les chiens, la lune est le pays où
Leurs
ancêtres furent autrefois libres,
Leur hurlement est ainsi une
sorte
De chanson de geste.)
Mais lui, il était un chien
étrange.
Il lui semblait indécent d’hurler à la lune,
Car
la lune n’était autre que son cœur
Qu’il devait remettre
dans la poitrine
Ou bien périr.
Les autres chiens lui
disaient de ne pas essayer.
« Pas la peine, lui
disaient-ils, ils trouveront
De toute manière tes traces et
t’enchaîneront. »
Mais il souriait et lorsqu’il
partit,
Les pieds glissant avec volupté dans le ciel,
Laissant
derrière des traces luisantes, imprudentes,
Il ne fut pas arrêté,
car personne ne pouvait
Suivre ses traces ÷ les étoiles.
Ibid. p. 19
Lorsque après quatre années d’interdiction, elle se voit autorisée à poursuivre des études supérieures, elle choisit de suivre un cursus de philologie à la Faculté de Cluj, de 1963 à 1967. Puis elle s’installe à Bucarest, où elle travaille un an comme rédactrice à La Vie Estudiantine. Et de 1968 à 1975, elle devient rédactrice de la revue Amphithéâtre.
Une période au cours de laquelle elle écrit quatre recueils de poèmes. En 1969, elle publie Le troisième sacrement, qui obtient le prix de l’Union des Écrivains. En 1970, son recueil Cinquante poèmes se voit décerner le prix de l’Académie. En 1972, elle publie Octobre, Novembre, Décembre, un recueil où de nombreux poèmes évoquent le désespoir de la disparition de son père. Quant à Poésies, publié en 1974, il se présente comme une anthologie, enrichie de 13 poèmes inédits.
Te souviens-tu de la plage ?
Te
souviens-tu de la plage
Recouverte d’amers éclats
Sur
lesquels
Pieds nus nous ne pouvions marcher ?
Cette
façon
Dont tu contemplais la mer
Et disais m’écouter ?
Te
souviens-tu (…)
De la façon dont
Tu t’éloignais en
courant
Vers la mer
Et criais qu’il fallait
Un écart
Pour
me regarder ?
Dans l’eau
La neige mêlée aux
oiseaux
S’éteignait,
Comme en un joyeux désespoir
Je
suivais
Les traces de tes pas sur la mer
Et la mer
Se
refermait telle une paupière
Sur l’œil dans lequel
j’attendais.
In Octobre, Novembre, Décembre (1972), ibid. p. 46-47, extrait
Obligée de démissionner de la rédaction de la revue Amphithéâtre, elle trouve un travail de bibliothécaire à l’Institut d’Arts Plastiques. En 1977, elle publie Le sommeil du sommeil, un recueil dont le titre évoque ce qu’elle ressent face au sentiment d’inertie des habitants de son propre pays.
Le sommeil, un thème récurent que l’on retrouve dans ce poème extrait du recueil suivant, L’œil de cigale, daté de 1981.
Hibernation
N’écoute
pas mes frères, ils dorment,
Ils ne comprennent pas les mots
qu’ils crient,
Alors qu’ils hurlent comme des bêtes
consentantes
Leur âme rêve des ruches d’abeilles
Et nage
dans des graines.
Ne maudis pas mes frères, ils dorment,
Ils
se sont vêtus de sommeil comme d’une peau d’ours,
Qui les
garde cruelle et pesante en vie,
Au milieu du froid dépourvu de
sens
Et de fin.
Ne juge pas mes frères, ils
dorment,
Rarement l’un d’entre eux est envoyé pour veiller
Et
s’il ne revient pas, cela veut dire qu’il a disparu,
Qu’il
fait encore froid et nuit
Et que le sommeil continue.
N’oublie
pas mes frères, ils dorment,
Et en sommeil ils procréent et
élèvent des enfants
Qui s’imaginent que la vie est sommeil et,
pressés,
Ils ont hâte de se réveiller
Dans la mort.
In L’œil de cigale (1981), ibid. p. 82
En 1984, elle publie quatre poèmes dans la revue Amphithéâtre, dont elle était l’ancienne rédactrice, jusqu’à sa démission forcée neuf ans auparavant. Des poèmes qui font scandale et sont immédiatement censurés. Mais le numéro de la revue, retiré de la vente, a pu malgré tout être diffusé et traduit dans plusieurs pays étrangers, tandis qu’il circule sous le manteau en Roumanie.
Je pense
Je
crois que nous sommes un peuple végétal,
Sinon d’où viendrait
le calme
Avec lequel nous attendons la défeuillaison ?
(…)
Qui a jamais vu un arbre se révolter ?
Poème publié dans la revue Amphithéâtre (1984), ibid. p. 97, extrait
Son poème le plus contestataire est très vite connu de tous les opposants. Dressant un inventaire des éléments de la vie quotidienne de l’époque, il met en lumière le fossé qui sépare le discours officiel sur la réalité roumaine et la perception de la monotonie et de la pauvreté ambiantes. Une véritable radiographie de la dictature.
Tout
Feuilles,
mots, larmes,
boîtes d’allumettes, chats,
tramways parfois,
files d’attentes pour la farine,
coccinelles, bouteilles vides,
discours,
images allongées de téléviseur,
cafards de
Colorado, essence,
petits drapeaux, portraits connus,
la Coupe
des Champions Européens,
remorques avec bonbonnes
de gaz, pommes refusées à l’exportation,
journaux, baguettes,
huile mélangée, œillets,
accueils à l’aéroport, jus,
bâtons,
salami Bucarest, yoghourts diététiques,
gitanes avec
des cigarettes Kent, œufs de Crevedia,
rumeurs, le feuilleton du
samedi soir,
café industriel,
la lutte des peuples pour la
paix, chorales,
la production à l’hectare, Gerovital,
anniversaires,
compote bulgare, le rassemblement des
travailleurs,
vin de région supérieur, chaussures de
basket,
blagues, les garçons sur la voie de la Victoire,
poisson
d’océan, le festival Chantons la Roumanie,
tout
Ibid. p. 100
L’année suivante, en 1985, elle publie Étoile de proie. Désormais connue à l’étranger, elle est invitée en 1986 à donner un récital de poésie à Londres, dans le cadre des lectures de Covent Garden. Les autorités roumaines, qui la surveillent, lui ayant refusé son visa de sortie, sur la scène, à sa place, on entendra un enregistrement de sa voix. Quant aux organisateurs, ils enverront une lettre de protestation au gouvernement roumain.
Compromis
Le
compromis entre l’obscur et la lumière
N’est pas l’ombre,
De
même que le marécage n’est pas
La réconciliation entre la mer
et la terre.
Tends la main en sommeil
Et ne respire plus
jusqu’à ce que tu touches
Le bout de mes doigts suspendu vers
toi ¬
Au-dessus des traverses
Seuls nos bras
En
rêvant
Peuvent encore jeter des passerelles.
In Étoile de proie (1985), ibid. p. 120
****
Conte
J’avance
doucement, avec soin,
Sur un chemin
Que je fraie moi-même
En
marchant :
Pour savoir revenir
J’éparpille derrière
Des
miettes de lettres et de mots.
Je suis partie depuis bien
longtemps,
Plus rien ne me reste
Du peu de syllabes que
j’avais
Pour vivres pendant le voyage.
J’ai découvert, par
bonheur,
Que tout
Peut devenir mots
Et ainsi j’ai
poursuivi mon chemin
Dispersant
Les paroles dans lesquelles je
me défais
Comme une vieille tunique se défait
En petits
morceaux de laine froncée
Pour avoir été trop portée.
Ibid. p. 124
Poursuivant sa dénonciation du régime, elle publie en 1988 Aventures dans ma rue, un recueil de poèmes pour enfants. Il s’agit en fait d’un pamphlet politique, travesti en littérature enfantine, où le Matou Arpagic n’est autre qu’une parodie de Ceauşescu. Le livre est rapidement interdit, mais déjà épuisé. Et le poème sur le chat dictateur est aussitôt traduit dans la plupart des langues européennes.
Tandis que la dictature des Ceaucescu vit ses derniers mois, Ana Blandiana en annonce la fin imminente, avec ce poème qui sera publié peu après, dans le recueil L’architecture des vagues, paru en 1990.
Dies ille, dies irae
Il
viendra,
Ce ne saurait être autrement,
Il viendra
Ce
jour-là
Reporté depuis des siècles,
Il viendra,
Il
s’approche
Et l’on entend déjà
Son pouls qui bat
Entre
les horizons,
Il viendra ce jour-là,
On le sent dans les airs,
Il ne saurait plus tarder,
N’en doutez pas, il viendra
Ce
jour-là
Aveuglant tel un sabre
Vibrant dans la lumière.
In L’architecture des vagues (1990), ibid. p. 128
Après la chute de la dictature, Ana Blandiana entre dans la vie politique. En 1990, elle fait partie des membres fondateurs de l’Alliance Civique, un maillon essentiel dans la vie de la cité, dont elle sera à plusieurs reprises la présidente.
Elle fonde le Mémorial de la Résistance et des Victimes du Communisme, à Sighet, au Nord de la Roumanie, qui fut d’abord à partir de 1944 un centre de déportation des Juifs et des militants anti-fascistes, avant de devenir l’une des plus sinistres prisons du système d’épuration politique mis en place par le régime communiste.
En 1998, le Conseil de l’Europe décide de retenir ce lieu parmi les trois premiers lieux de la mémoire européenne, avec Auschwitz et le Mémorial de Caen. La presse roumaine se déchaîne alors contre elle, l’accusant d’avoir « vendu à l’étranger les souffrances de la Roumanie ».
En réponse, sur le site internet du Musée Mémorial de Sighet figure aujourd’hui le credo d’Ana Blandiana : « Quand la justice ne parvient pas à s’instituer comme une forme de mémoire, alors la mémoire peut à elle seule être une forme de justice ».
Désormais, elle multiplie les parutions : roman, essais, nouvelles. Mais elle privilégie la poésie, publiant Le matin d’après la mort (1996), Cueillette d’anges (1997), Le Soleil à venir (2000), Le Reflux des sens (2004).
Opus
Le
temps écrit sur mon corps des vers
Si confus qu’ils
sont
Presque illisibles,
Il marque sur ma peau quelques
idées
Sans me le demander.
Les lettres longues, tordues,
superbes
Il me les serre autour du cou,
Il griffonne sur mes
yeux,
Autour de mes lèvres des rayons fins,
Il les
grossit,
Ensuite, comme à la fin d’un opus,
Il se signe sur
mon front encore arrondi,
Sans avouer
En quel but
À travers
moi il transmet
Ces messages
Et qui
Devra me lire
Et lui
donner une réponse.
In Le reflux des sens (2004), ibid. p. 154
En 1993, elle est invitée à Paris III et Paris IV pour un cycle de conférences sur Les racines du mal roumain. En même temps qu’une soirée lui est consacrée à la Maison des Écrivains de Paris. Elle reçoit différents prix, dont le Prix National Mihai Eminescu en 1997. L’année suivante elle devient membre de l’Académie Européenne de Poésie. Et en 2001, elle est élue membre fondateur de l’Académie Mondiale de Poésie, à Vérone, sous l’égide de l’UNESCO.
Ana Blandiana était présente en mars dernier au Salon du Livre à Paris, parmi les vingt-sept auteurs invités, la Roumanie étant cette année le pays mis à l’honneur.
Bibliographie en français
-
Étoile de proie, poèmes (1985), traduit par Hélène Lenz, © Les ateliers du Tayrac, 1991
-
L’Architecture des vagues, poèmes (1990), traduit par Hélène Lenz, © Les ateliers du Tayrac, 1995
-
Clair de mort, poèmes (1994), traduit par Gérard Bayo, © Éditions Librairie Bleue, 1996
-
Autrefois les arbres avaient des yeux, poèmes, anthologie 1964-2004, préface et traduction par Luiza Palanciuc, © Cahiers Bleus / Librairie bleue, 2005 (pratiquement le seul recueil encore disponible sur certains sites de libraires)
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Les Saisons, nouvelles, traduit par Muriel Jollis-Dimitriu, © Éditions Le Visage Vert, 2013
Sur internet
-
Ana Blandiana, Wikipedia
-
Œuvres Complètes, © Éditions LiterNet. Depuis 2003, ses livres (en roumain) sont en téléchargement libre sur : http:// editura.liternet.ro/
Contribution de Jacques Décréau
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