Pour Agnès
Moi
je passe ma vie à remuer des clés
Qui font un bruit tout blanc
pareil à la lumière
Qui pend
Des réverbères enrhumés
Moi
je passe ma vie à agiter des clés
Et dans mes rares moments de
réflexion
J’épaissis la poussière qui obscurcit mes
chaînes
Moi je passe ma vie à faire sonner mes chaînes
Je
suis celui qu’on ne viendra plus voir
Celui qu’on ne voit pas
s’agiter dans l’automne
Moi je passe ma vie à me cacher mes
chaînes
Moi je passe ma vie à essayer des clés
In« C’était hier et c’est demain »,© éditions Seghers, Poésie d’abord, 2004, page 214
Paul
Vincensini naît en 1930 à Bessans d’une mère savoyarde et d’un
père corse. Il décédera à Rochessauve en Ardèche en 1985.
Professeur de lettres et d’italien, il œuvrera toute sa vie comme
passeur de poésie par la création de festivals, de clubs,
rencontres, vulgarisation dans les milieux scolaires. Une de ses
citations : « Pour
une école sans murs, au cœur de la cité, pour qu’au lieu de la
réfléchir, elle s’y réfléchisse, l’infléchisse, et la
transforme… Pour une école éclose plus que close. » (Internet
Wikipédia). Il édite les «Poèmes-missives» et le «Club du
Poème » (une quarantaine de titres publiés)
L’œuvre de Paul Vincensini a souvent pu être considérée comme une poésie à l’intention des enfants. Poèmes courts empreints de drôlerie, mêlant jeux de mots et sonorités comiques. Si cette poésie ne peut qu’accrocher un auditoire enfantin, la gravité pudique qui s’y dissimule n’échappe pas à l’adulte.
En vérité
Cette
année fut vraiment une bonne année à nez.
On en trouvait
partout : sous les pierres, dans l’herbe, au pied des
arbres.
On avait dressé tous les porcs du village pour les
chercher.
In « La poésie contemporaine de langue française »© éditions France loisirs, 1992 (Qu’est-ce qu’il n’y a ?), page 167.
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Tablier
de sable
Sablier de table
De tout chiffre le dormeur
professionnel
Ne garde que les zéros
Il s’en fait des
lunettes
De l’eau
Des bicyclettes
ibid (Qu’est-ce qu’il n’y a ?)
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Pas
besoin de poivre
Dit le rat
Sur mes radis
Ni de sel
Sous
mes aisselles
ibid (Qu’est-ce qu’il n’y a ?)
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Aspiration
En
tirant sur sa cigarette
Il aspire bien des choses
Des arbres un
phono
Un rasoir des bretelles
Un soir qu’il avait du
vague a l’âme
Il a aspiré une cathédrale
C’est ainsi
qu’il devint bedeau
ibid (Archiviste du vent) Page 168
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Forget me not
Forget
me not
Ne m’oubliez pas
Surtout quand je n’y serai
plus
Surtout quand je serai mort
Forget me not
Mettez au
moins
Entre mes deux menottes
Une pour chacune
Deux
bouteilles de bière.
Ibid (Archiviste du vent)
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Moi dans l’arbre
T’es
fou
Tire pas
C’est pas des corbeaux
C’est mes souliers
Je dors parfois dans les arbres
ibid (Archiviste du vent), page 169
Jean
Orizet dans la Poésie contemporaine de langue française
dira de Paul Vincensini : « Peu
de mots lui échappent qui ne portent leur feu estropié, leur deuil
d’une promesse non tenue…le poète nous tend ses mots d’abandon,
de pauvreté et d’angoisse en sourdine. Ce sont ceux-là qui nous
font rire »
Paul Vincensini découvre Alain Borne, (présenté sur ce blog), la profondeur et la violence de ses textes bouleversants alors qu’il est maître d’internat. Une solide amitié va s’installer entre les deux hommes. Après la mort accidentelle d’Alain Borne, en 1962, il emploiera, jusqu’à sa mort, toute son énergie de poète à perpétuer la mémoire de son ami disparu. En 1978 il crée avec Michel Rouquette le centre Alain-Borne. Lorsque Pierre Seghers publie un ouvrage sur ce dernier, dans la collection des « Poètes d’Aujourd’hui », Paul Vincensini signera l’œuvre.
Encore moi
(défense du moi ou eau de selz-défense)
Il
faut bien dire il faut bien affirmer que
moi c’est moi et toi
c’est toi
que dans l’univers qui galope rien ne prouve
que
nous galopons toi et moi
après la même mouche
dire ou
affirmer le contraire
ce serait conviens-en se moucher du doigt
-
ou pire se toucher du moi - ce qui constituerait
en ce siècle
assez avancé où nous sommes
un flagrant délit à l’égard du
bon usage
que l’on doit faire des mots
ou de ce qu’il en
reste
In « La poésie contemporaine de langue française »© France loisirs, 1992 (Archiviste du vent),page169
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D’herbe noire
J’avais
cueilli des fleurs pour traverser la mer
Mais j’ai dormi près
de l’étang
Au milieu des chevaux
Et l’aurore emprisonne
mon bouquet d’herbe noire
Je suis maintenant étendu sur
le sable
Je ne pars plus
Je suis un petit aveugle
Et j’ai
tout un coucher de soleil sur les jambes
Internet ; textes choisis par Jean-Michel-Robert dans le recueil « Archiviste du vent » © Le Cherche Midi, 1986
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Des paniers pour les sourds
Je
n’ai jamais revu cet enfant silencieux
Qui se lavait les yeux
La
nuit
Dans les rivières
Je ne l’ai pas revu
Et ses amies
les pierres
Ne m’ont rien dit tout bas
Il
est près de la mer
Et s’est crevé les yeux
Il sort la nuit
dans les clairières
Et tisse avec ces paupières
Des paniers
pour les sourds
ibid
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Épouse ta paresse
Ce
sont les pierres noyées
Les racines les souliers
Les vieux
bidons rouillés
Qui feront chanter la rivière
Sois comme
elle
Épouse ta paresse
Ne chante pas
Sois (si tu le
peux)
Chanté
ibid
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Petite nuit
Quand
il fait nuit
La nuit se prend dans ses bras
Et dort sur son
épaule
Comme un lilas
ibid
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Je ne sais pas
Je
ne sais pas ce qui naîtra de mon ombre
Si elle est le terreau ou
la graine
Si je suis un semeur ou un fossoyeur
Ni si le champ
existe
Mais je sais
Et c’est tout ce qui m’attriste
Qu’on
ne sème pas dans les rivières
Ni les fenêtres
ibid
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Calculateur
Je
compte les jours
Sur mes doigts
J’y compte aussi mes amis
Mes
amours
Un jour
Je ne compterai plus que mes doigts
Sur mes
doigts
ibid
Paul Vincensini partage avec Alain Borne le sentiment de ce néant qui nous projette dans la vie avant de nous y absorber en retour :
Pour tout dire
Je
n’aurai pour tout dire
Écrit sur mon chemin
Que mon
incertitude
La buée qui recouvrait la vitre
Mais jamais la
fenêtre
Et jamais le chemin
In« C’était hier et c’est demain »,© éditions Seghers, Poésie d’abord, 2004, page 215
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Victoire
Poésie
C’était
vers rien
Que je tendais les mains
Depuis vingt ans
Mais
maintenant
Le rien arrive
Et me prend par la main
En riant
In« C’était hier et c’est demain »,© éditions Seghers, Poésie d’abord, 2004, page 216
On
écoute à nouveau Alain Borne : « Je
parle de l’homme passager, je parle de ce rien, l’étant
aussi… », et
Paul Vincensini lui répond en écho : « Un
vrai chemin est toujours tracé dans rien. Regardez les oiseaux. »
(Citation Internet,
Wikipédia)
Bibliographie
-
Des paniers pour les sourds © éditions Seghers, année 1953
-
La jambe-qui-chante © Temps mêlés, Verviers, 1965
-
D’herbe noire © Chambelland, 1965
-
Le point mort © Chambelland, 1969
-
Peut-être © Club du poème, 1971, réédité en 1975
-
Alphabètes et Numérales © Atelier de l’Agneau, 1973
-
Qu’est-ce qu’il n’y a ? © Saint-Germain-des-Prés, 1975
-
Pour un Musée des Amusettes © L’École des Loisirs, 1976
-
Quand même © Saint-Germain-des-Prés, 1976
-
De bleu et d’ombre © Roche Sauve, 1977
-
Toujours et jamais © Culture et Pédagogie, 1982
-
Archiviste du vent © Le cherche midi, 1986
-
Réédition complète des œuvres par l’éditeur belge « L’arbre à paroles », 1991
Internet
-
Le site consacré à Paul Vincensini
-
Paul Vincensini, Wikipédia
Contribution de Hélène Millien
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