« Ton absence
est une immense paupière
sur tout mon corps. »
Carapace des lettres pour survivre à ce qui est tracé d’un trait de plume laissé sur le sable des vivants. Alain Borne est mort accidentellement en 1962. Au Marché de la Poésie, en juin, Place Saint-Sulpice, le titre nu me happe : La nuit me parle de toi. Ce livre, publié pour la première fois par Rougerie en 1964, fait l’objet d’une réédition en 2006 par le trident neuf.
Or ce titre énoncé comme évidence claire et absolue ouvre le premier poème – et le clôt. Enfermant les autres femmes dans un lieu lointain, limitant l’accès des rêves à la seule aimée absente, douloureusement absente. Ce dialogue entamé avec la nuit, première, augurale et ouverte à la consolation, s’offre à la parole poétique, permettant peut-être enfin l’accomplissement de l’amour.
En italique, on retrouve en fin de poème les mots qui l’ouvraient, comme un titre placé après plutôt qu’avant le texte, condensant ou rappelant l’essence des vers. Rythme de chant ou de prière, invocation à l’absente ou raison gardée pour ne pas désespérer (« Je vais tenter » « Il le faut » « Tu ne feras taire » : chaque ligne ou vers peut ainsi se lier au suivant pour composer un autre texte où les fragments s’unissent tous encore et créent une suite amoureuse sans fin).
La litanie s’invite, elle contrecarre l’absence en la peuplant de créatures fabuleuses (« cette tourmente / attelée à quatre chevaux à ton horizon »), de fleurs (« pivoines instantanées / gagnent tout le ciel »). Espace mythique ainsi créé où la langue amoureuse prend essor et vie, semant au passage des rêves, des flammes et des êtres qui portent tous le même message d’absolu à l’aimée. L’espace ouvert de cette parole paradoxalement se réduit : femme unique, placée au cœur de la création et des vers, accomplissant le miracle
d’une union flamboyante où la chair est liée à un panthéisme secret porté exclusivement par l’amour :
« toucher
la tiédeur scandaleuse
de ce nid de soleils »
Poésie directe et sensuelle, sans détour, tout est nommé, constellé, « Ici s’arrête le poème » / « Ici commence la peau » :
« Je
touchais à tes seins
par l’ongle du vent »
Les sons enchaînés se répètent et se frôlent (« frêles » / « entraînent »…), phonèmes rejoignant l’union des deux corps quand le poète aimante l’aimée. Main de la nuit confondue à celle brûlante et brillante de la femme invoquée en chaque détail (« Ô ta main… ô ton corps »). Blason recommencé du désir nommant ce que le poète voudrait consacrer en un acte de chair et de dévotion, renouant avec les poèmes baroques de feu et de sang. Le verbe « brûler » asséné reste lié à sa capacité double et ambivalente, en même temps que le poète alterne tutoiement et vouvoiement, victoire et défaite dans le triomphe des antithèses omniprésentes du texte (vivre / mourir…).
Pour la deuxième partie du livre – on songe à un diptyque amoureux – Alain Borne choisit une autre forme : les vers sont plus longs, la portée plus générale. On tend vers l’aphorisme :
« Même les plus fortes flammes ne sont qu’une variété de cendres. »
Mélancolique dessein, vœu menacé de s’éteindre : le projet formulé d’être deux est suspendu et soumis à Dieu : tout peut cesser comme destin fragile. Alors se rejoignent la vision de la femme aimée et l’appel à la transcendance :
« Qu’il croisse le Dieu de cette graine »
Nous quittons le livre sur un cercle noir de Marie Bauthias, figure de perfection posée sur la cacophonie des jours, le fond composite de la toile les présente dans un désordre de couleurs traversé par le trouble et l’incertitude.
Internet
Alain Borne dans La Pierre et le Sel
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Alain Borne | « Les chants désespérés… », un article de Hélène Millien le 6 juin 2013
Contribution de Isabelle Lévesque
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