Nuit
d’herbe
Nuit
d’herbe, nuit mise à nu, nuit d’ignorance, nuit de refus,
Je
gémis. La barque à l’ancre se soulève. Le dernier flot de la
marée accourt.
Ne crains rien des douleurs de l’amour. Les
oiseaux dorment. Le vent ne sait où se poser.
Il se repose
Et
sans maître habité par la nuit, je suis aussi ce bateau fou.
Beau
temps, n’est-ce pas, timonier ?
Beau temps de minuit, beau
temps de l’amour.
Les câbles et cabestans grincent. C’est le
désir. Des vagues s’épousent.
Le port est au bout du monde,
tes hanches, tes seins, je ne sais.
Je gémis de toute plainte
pour tous les hommes. Je psalmodie, je crie, je murmure, je me
tais.
Je n’ai rien dit, je n’ai rien fait.
Car tes cheveux
comme les forêts brûlent avec ton odeur de fruits lointains. (…)
In
Préface de
l’amour (1953),
dans Libre
comme une maison en flammes,
œuvre poétique 1935-1976, recueil établi par Pierre Dhainaut, ©
le cherche midi, 2004, pages 36-37, extrait
Homme du Sud, Jean Malrieu aimait se définir comme « un Occitan de langue française ». Il est né en 1915 à Montauban, où il passe une enfance heureuse. Il y découvre la poésie et le jazz, son premier poème, publié dans la revue Jazz hot, rendant hommage à Duke Ellington. En 1933, il fait partie d’un groupe de jeunes gens rassemblés autour de Georges Herment, l’ami de Pierre Reverdy. Années d’enthousiasme et d’insouciance. En 1934 il rencontre Marie-Thérèse Brousse, dite Lilette, qu’il épouse en 1937 et à laquelle toute son œuvre est dédiée.
Monté à Paris pour des études de droit, il est mobilisé en Alsace. Puis viennent la drôle de guerre, la débâcle. Période marquée par la mort de ses parents et la disparition de sa sœur Marguerite, de 17 ans son aînée, morte en déportation. À la libération, il rejoint le Parti Communiste, où il milite, jusqu'à ce que l’intervention soviétique en Hongrie l’en détourne, en 1956. Un militantisme, que lui a légué son père, contrôleur des postes, en même temps que secrétaire de la fédération socialiste du Tarn-et-Garonne.
Après divers petits métiers, dont celui de vélo-taxi en 1942, il est instituteur dans le Tarn-et-Garonne en 1943, puis nommé à Marseille en 1947. Une ville où il fera toute sa carrière d’enseignant. Il y rencontre Jean Ballard, qui dirige Les Cahiers du Sud. En 1950 il soutient la grève des dockers, puis fonde en 1951 avec son ami Gérald Neveu un journal de poètes militants, qui devient la revue Action Poétique, l’une des plus anciennes revues de poésie française. Il s’en éloigne en 1956, à cause de son obédience stalinienne. Voici un poème écrit à cette époque, autour de 1951.
Cette
page, c’est la nuit, elle brûle. Toutes les pages et les nuits
brûlent, nuits sans étoiles mais avec beaucoup de formes
délirantes qui sont les constellations de l’homme adulte. On y
entre et nul ne sait quand il en sortira. Une nuit de draps froissés
et d’herbes fortes, une nuit de forêt, une nuit paysanne, une nuit
faite de miroirs, et de chuchotements, de spasmes, d’arbres qui
frottent leurs branches, une nuit sans suite, de désespoir et de
combat. Une nuit aveugle. La femme que j’aime est belle et mon sang
lui appartient. C’est une nuit que je poursuis depuis toujours,
jamais la même, puisque je ressemble à l’éclair qui se fraie un
passage entre les branches et déracine la plainte qui habite le cœur
de la terre. Tendu à l’extrême comme pour faire jouir l’amour
dans les années, j’y vais de tout le poids de mon âge et de ma
science. Depuis que j’aime, je sais qu’elle approche quand les
feuilles frémissent et derrière la poésie, par-delà le cercle de
feu, dont la Walkyrie. Je voudrais inventer tous les mots, et cette
page, c’est ton corps, c’est le poème qui chante comme une
blessure.
In Jean Malrieu, par Pierre Dhainaut, coll. Présence de la Poésie, © Éditions des Vanneaux, 2007, p. 118
En 1953 il publie dans les Cahiers du Sud son premier recueil, Préface à l’amour, qui obtient le Prix Guillaume Apollinaire. Remarqué par André Breton, qui déclare être jaloux de ses poèmes, c’est le début d’une amitié et d’un compagnonnage avec les surréalistes. Malrieu dédiera à Breton l’un de ses recueils, Hectares de soleil.
Dans un article intitulé Jean Malrieu, un surréaliste du Sud, André Laude écrit : « S’il est surréaliste, c’est par les racines, oserai-je dire. Célébration de l’amour fou porté à son plus haut degré d’incandescence, éloge du merveilleux, chants en forme d’autels dédiés à la femme médiatrice, quête du point suprême d’où la vie la mort, le haut et le bas cessent d’être contradictoirement perçus…Chez Malrieu, la parole coule de source, mélodieuse, légèrement embuée d’ivresse ». (Le Monde du 21/11/1975)
Son écriture est abondante, généreuse, solaire. Sa poésie s’enracine dans la terre, fleurs et animaux y trouvant naturellement leur place. À travers ses poèmes, Malrieu s’efforce de déceler l’invisible, le surnaturel qu’il perçoit en toutes choses, et de traduire l’éblouissement qu’il ressent.
D’autres recueils vont suivre, comme Vesper, préfacé par son ami Jean Tortel, et qui obtient le Prix Artaud en 1962. Puis Le nom secret, en 1963. Malrieu est quelqu’un qui croit au bonheur et dont la poésie est une célébration constante de l’amour. « Je veux me perdre dans l’absolu de l’amour », écrit celui qui vient du pays des troubadours.
Le bonheur il en parle avec une authenticité qui ne peut laisser indifférent. Comme en a fait l’expérience le jeune Yvon Le Men, en 1974, en lisant Le nom secret, que lui a offert son ami Jean-Luc Steinmetz. Parti de Bretagne, « j’avais traversé la moitié de la France pour rencontrer Jean Malrieu, à cause d’un vers qui s’échappa de l’un de ses livres, « Le bruit court qu’on peut être heureux ». Pour moi, qui vivais dans la nuit, au bord du malheur, ces mots tombaient à pic », écrit-il. Voilà une poésie qui, sans prétendre déplacer les montagnes, s’avère capable de faire se déplacer un futur étonnant voyageur.
Un signe dans l’été
24
(…)
Les
allées du jardin, une à une, sortent de l’ombre, et le premier
oiseau et la première abeille
Encore mal dégagés de la
chevelure des ténèbres et des rumeurs
Dans leur vol liquide se
cognent contre les étoiles et les fleurs.
Poète, à mon métier,
tandis que se défait l’immense toile d’araignée céleste, la
page du cahier où je travaille et que j’oubliais sur
l’écritoire
Fut un miroir à son dernier quartier où toute la
nuit s’est penchée, où vinrent boire,
Écartant les souffles
lascifs des roseaux, les bêtes nocturnes, la source nue
Et je
n’ai, sur le calque de leurs traces, qu’à repasser à l’encre
par-dessus.
J’écris avec les pattes des lièvres qui n’ont
cessé de courir dans les prés,
Avec le frôlement de la
sauvagine et des astres, et tout ce qu’ils auront à me dire je ne
le saurai que bien après.
J’écoute la joie de vivre et de
sentir battre un cœur universel dans ma poitrine.
Et l’aube me
reçoit debout, pasteur des mots, comme un à qui l’on confia un
troupeau et qui se réveille le gardien des collines. (…)
In Le nom secret (1968), dans Libre comme une maison en flammes, p. 167, extrait
Pour les vacances, Malrieu éprouve le besoin de venir se ressourcer dans son Tarn-et-Garonne natal. En 1961 il y achète une maison, « sa cabane », à Penne-de-Tarn, « son pays préféré », précise-t-il. Pour lui cet enracinement est vital, comme il l’exprime dans un poème : « Malheur à qui ne mêle point de la terre à son amour ! ». Une implantation en pays albigeois, qui lui inspire plusieurs œuvres, comme La vallée des rois (1968) ou Le château cathare (1970), qui sera comme un château de l’âme, pour lui qui se reconnaît parmi les hérétiques.
Printemps
La branche jaillit. Le chemin secret des eaux voit le jour. Moi le ciel, toi la terre, moi le sable, toi le ruisseau, moi les reins, toi l’abondance, avec en plus la rencontre du temps prédestiné, moi l’histoire, toi l’événement, mêlés, roulés, confondus, essoufflés, perdus. Moi la silice, toi le grain d’eau, moi le chagrin, toi le repos, les jours, les nuits, leur alternance. Une branche verdit qui nous unit d’un seul élan, toi la sève, moi l’écorce, toi le bourgeon, moi la feuille. Le sang qui est amour a coulé au long des berges de la mémoire, salué je ne sais quel dieu noir, je te souris et tu m’enchantes, je t’enlace et tu me prolonges sur le grondement même des eaux. Le temps fleurit en ses racines profondes. Il règne ici l’odeur et la fragrance du jasmin. Toi la douceur, moi le regard, toi la narine, moi la tempe. Ma voix, ta voix sont les gémissements des bienheureux.
In À leur sage lumière (1979), ibid. p. 264
En 1970, il fonde à Marseille la revue Sud, afin de poursuivre l’action des Cahiers du Sud, interrompue depuis 1966. Revue qui pendant plus d’un quart de siècle encouragera la création poétique contemporaine.
Cette
plainte merveilleuse de l’âme, c’est l’amour.
Écoute-la.
Je n’ai point d’âge, mais, nourri d’épices, chargé de sel,
couvert d’humus, empli de choses à naître,
Je suis maître de
moi comme d’un navire, et mon corps est un voilier d’avril, de
vice, d’impudeur.
J’ose aimer et je délire.
Notre amour
sent le lys et le soufre.
Désir rauque, fouette-moi de tes
ronces.
Je lutte avec toi dans la broussaille.
Cherche-moi.
Trouve-moi.
Les herbes giclent vert.
Nous sommes un printemps
au monde,
Acharnés comme des lutteurs au-dessus de la mort.
In Possible imaginaire (1975), ibid. p.354
« Acharné comme un lutteur », rien ne peut l’apaiser, ni le combler. « Poème au poing, je me veux incendiaire », écrit-il. Ou bien « Toutes les eaux ne sont pas bonnes à boire. Celles que j’offre donnent soif ». Ou encore « Mes bras se sont ouverts. Entre eux coule la rivière où je suis noyé ».Jamais Malrieu n’a voulu se ménager. Si bien qu’à partir de l’été 1964, la moindre marche l’épuise. Une grande fatigue l’accable, causée par un infarctus. La lassitude qu’il en ressent l’empêche d’écrire tout au long de l’année 1966. Désormais il se tient sur le qui-vive, la mort l’ayant frôlé. Il se sent traqué par le temps, comme les phalènes.
Ce
soir
Ce soir, quand les phalènes des prairies feront leurs gerbes de neige autour de la lampe, imagine mon amour. J’ai peu de temps comme elles pour danser la joie et la mort. Un regard distrait de toi suffira. Je viens des limites de l’ombre avec des douleurs si fines qu’il m’a fallu beaucoup de peine pour prendre ce déguisement. Vois, j’ai pris forme alors que je ne suis que désir. J’ai traduit en couleur ce que transportent les distances, ce que hurle la pollution nocturne des ruisseaux, ce qu’attend le bolet blanc qui vient de naître sous la fougère, ce que signifie la chute d’une pomme sauvage dans un fourré.
Comment te dire que l’amour du monde, c’est moi, pour un très petit instant de grâce, frappant au carreau allumé avant de m’y fracasser.
In Le plus pauvre héritier (1976), ibid. p. 430
Tandis que la mort le taraude, que l’approche de la retraite l’angoisse, le moindre petit instant de grâce lui paraît beaucoup plus qu’un répit. Comme on peut le découvrir dans Les Maisons de feuillages, son dernier recueil préparé de son vivant, mais dont il ne verra pas la parution.
Ici,
c’est un recoin de la grâce où la beauté m’est une épée.
Elle a des prête-noms : rosier,
amour, rigueur. Derrière
le rosier est mon amie. Elle habite ce village, ne ferme jamais sa
porte. Comment ? Est-ce ainsi que vous vivez avec votre âme ?
Oui. Nous sommes chez nous. Tout est donné : terre et vie avec
démesure. Le bonheur y entretient d’étroits rapports avec
l’humilité. Une journée ensoleillée est un trésor de pauvre. Je
suis ce pauvre. La porte de service chez mon amie s’ouvre sur
l’éblouissement. Là, l’espace, au bout d’une longe, piaffe
dans le grand arbre. Je tiens les rênes du ciel. La route mène au
prodige.
In Les Maisons de feuillages (1976), ibid. p. 478
Il prend sa retraite l’été 1975, quitte Marseille épuisé, pour retrouver sa maison de Penne-sur-Tarn. Au printemps 1976, se sentant mieux, il devient guide touristique au château de Bruniquel, un village voisin. Une occupation qu’il doit rapidement interrompre, ayant été piqué à son insu par une tique. S’affaiblissant de jour en jour, il est hospitalisé à Montauban, où il meurt de septicémie, le 24 avril 1976.
La belle
Ce que j’ai gagné, c’est la mort. Transparente, universelle. Elle a mes yeux ouverts, regarde. Depuis que je l’ai gagnée, elle me suit… Elle ne promet rien et donne tout. Elle fuit ? Je la cherche. Je voulais vivre ? Elle apparaît. « Je ne t’ai point abandonné, dit-elle. Je te connais par cœur. »…
Ne nous attendrissons pas. Rien n’est pressé. Nous avons le temps. Personne ne nous attend….
Depuis que je me suis noyé sans le savoir, je n’ai jamais cessé de faire de la mousse et de l’écorce. Très jeune, très vieux, je ne sais, je joue avec toi comme avec une petite fille.
Je sais seulement que tu es douce comme la neige qui étouffe….Je ne savais pas que j’avais à t’aimer. Ce que j’ai cherché ailleurs, c’est ta jeunesse, celle qui donne au songe le goût de risquer sa vie. J’ai failli être immortel. Quelle blague !...
Si j’ai aimé les fleurs, les fruits, les êtres, tu me les prêtas. Je te les rends. Préparons les noces. La mariée n’est jamais trop belle. Fais signe. Quand tu voudras.
In Jean Malrieu, par Pierre Dhainaut, p. 110, extraits (poème écrit en 1947)
Jean Malrieu repose dans le petit cimetière du Ségala, sur les bords de l’Aveyron, face au rocher du château de Penne-de-Tarn, dans cette gorge de montagne qu’il a tant aimée, et dont il disait : « À mourir, autant que ce soit là ». Sur sa tombe, une inscription : « Même le temps est accepté, ce provisoire des merveilles. »
Bibliographie poétique
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Préface à l’amour, © Cahiers du Sud. 1953, Prix Apollinaire
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Vesper, préface de Jean Tortel, © La Fenêtre ardente 1962. Prix Artaud
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Le nom secret (1963), suivi de La vallée des rois, © Oswald, 1968
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Les jours brûlés, © Le Club du poème, 1971
-
Préface à l’amour, suivi d’Hectares de soleil, © Oswald, 1971
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Le château cathare, © Seghers, 1972
-
Gérald Neveu, par Jean Malrieu, coll. Poètes d’aujourd’hui, © Seghers, 1974. Prix de la critique poétique
-
Possible imaginaire, © Oswald, 1975
-
Le plus pauvre héritier, © Éditions Privat, 1976
-
Les Maisons de feuillages, © Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1976
-
Mes manières instinctives, © Brandes, 1978
-
À leur sage lumière, © Éditions des Prouvaires, 1979
-
Une ferveur brûlée, anthologie établie par Casimir Prat, préfacée par Georges Mounin, Pierre Dhainaut, Gaston Puel et Henri Heurtebise, © L’Arrière-Pays, 1995
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Libre comme une maison en flammes, œuvre poétique 1935-1976, édition établie et présentée par Pierre Dhainaut, © le cherche midi, 2004
Sur l’auteur
-
Pierre Dhainaut, Yvon le Men, Jean Malrieu, La parole donnée, © Paroles d’Aube, 1998
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Pierre Dhainaut, Jean Malrieu, coll. Présence de la Poésie, © Éditions des Vanneaux, 2007
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La revue Sud (1970-1996) et la création poétique contemporaine, coll. Var et Poésie n°4, © Edisud, 2003
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Jean Maltrieu, L’inquiétude et la ferveur, colloque du 14/09/06 à l’Université du Sud-Toulon-Var, textes rassemblés par Michèle Monte, avec la collaboration de Pierre Dhainaut, coll. Var et Poésie n°6, © Edisud, 2008
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Jean Malrieu, Lettres à P. Dhainault, J. Ballard & P.-A. Jourdan, préfacé par Pierre Dhainault, © L’Arrière-Pays, 2012
Internet
-
Sur Esprits Nomades, Jean Malrieu, une vie noyée dans la lumière, par Gil Pressnitzer
-
Sur Temporel, Jean Malrieu, la parole donnée, par Yvon Le Men
-
Article Wikipedia
Contribution de Jacques Décréau
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