Il
y a certainement quelqu’un
Qui m’a tuée
Puis s’en est
allé
Sur la pointe des pieds
Sans rompre sa danse parfaite.
A
oublié de me coucher
M’a laissée debout
Toute liée
Sur
le chemin
Le cœur dans son coffret ancien
Les prunelles
pareilles
À leur plus pure image d’eau
A oublié
d’effacer la beauté du monde
Autour de moi
A oublié de
fermer mes yeux avides
Et permis leur passion perdue
In La
poésie contemporaine de langue française -(Le Tombeau des Rois, in
Poèmes 1960)
© France Loisirs, 1992,
page 161
Anne Hébert voit le jour le 1er avril 1916 à Sainte-Catherine-de-Fossambault près de Québec. Elle décédera le 22 janvier 2000 à Montréal.
Aînée d’une fratrie de cinq enfants, son enfance québécoise va se dérouler au sein d’une famille où la littérature est à l’honneur. Son cousin et poète Saint-Denys Garneau est un des fondateurs de la nouvelle poésie du Québec, et son père, Maurice Hébert, poète et critique littéraire reconnu est membre de la Société royale du Canada. L’auteure possède, en outre, une brillante ascendance : on retrouve dans ses ancêtres, un poète, Alfred Garneau (1836-1904), fils de François-Xavier Garneau, (1809-1866), auteur de la Première histoire du Canada.
Anne Hébert est célèbre pour ses nombreux romans, scénarios, pièces de théâtre, mais la poésie occupera toujours une place éminente dans son œuvre.
En 1942 elle publie un premier recueil de poésies « Les Songes en équilibre ». En 1953, paraît à compte d’auteur un second recueil, « Le Tombeau des Rois ». Le poète Pierre Emmanuel, présent au Québec, préface l’ouvrage en ses termes :
« Un verbe austère et sec, rompu, soigneusement exclu de la musique : des poèmes comme tracés dans l’os par la pointe d’un poignard ».
À son retour en France, Pierre Emmanuel contacte les éditions du Seuil qui publieront « Le Tombeau des Rois en 1960, avec « Mystère de la parole », sous le titre « Poèmes ». Ce recueil reçoit le Prix du Gouverneur général en 1961. Anne Hébert est alors membre de la Société royale du Canada depuis 1960.
Neige
La
neige nous met en rêve sur de vastes plaines, sans traces ni
couleur
Veille mon cœur, la neige nous met en selle sur des
coursiers d’écume
Sonne l’enfance couronnée, la neige
nous sacre en haute mer, plein songe, toutes voiles dehors
La
neige nous met en magie, blancheur étale, plumes gonflées où perce
l’œil rouge de cet oiseau
Mon cœur, trait de feu sous des
palmes de gel, file le sang qui s’émerveille.
In « La
Poésie contemporaine de langue française » - (Mystère de la
Parole, in Poèmes)
© éditions France
Loisirs, 1992, page 162
****
Villes en marche
Villes
en marche sur l’eau, places de sel, nénuphars de pierre
Îles
dévalant les pentes de mer, vent debout, soleil en proue. Bouquets
amers hissés sur la vague, lumière géranium aux crêtes des coqs
verts rangés
Marchement d’eaux, remue-ménage de soleil,
retombées soudaines de manteaux saumâtres, nuit, pleine
nuit.
Cortège de haute mer revenue, le port comme une étoile,
lit ouvert crissant le goémon et le zeste
Barques amarrées,
balancées, jour en berne, cœur étalé parmi les algues
Paumes
ouvertes, d’étranges ibis très bleus vont y boire en
silence
Toute la douceur respire largement alentour. La terre
entière s’est apprivoisée.
Ibid (Poèmes), page 163
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Acte de foi
Elle
croit des choses qu’on ne lui a jamais dites
Ni même murmurées
à l’oreille
Des extravagances telles qu’on frissonne
Elle
s’imagine tenir dans sa même droite
La terre ronde
obscure
Comme une orange qui fuit
La vie y est douce et
profonde
Hommes et femmes s’aiment à n’en plus finir
Quant
à la joie des enfants elle claironne
Comme soleil à midi
Ni
guerre ni deuil
Ce monde est sans défaut
Le chant profond qui
s’en échappe
Ressemble aux grandes orgues
Des cathédrales
englouties
Tout cela palpite dans sa main
Rayonne à perte
de vue
Tant que le cœur verse lumière
Telle une larme
suspendue
Au-dessus des villes et des champs.
Internet « Poèmes pour la main gauche », © Les éditions du Boréal, 1997
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Terrain vague
Les
enfants hâves et mal peignés
Qu’on a relégués Hors de la
planète
Au-delà des nuages gris
Plus loin que les astres et
les anges
Baignent dans les halos de lune morte
Blême mémoire
et lieu d’origine
Terrain vague bosselé d’ordures
Ibid
****
Au palais de l’enfant sauvage
Au
palais de l’enfant sauvage
Jaillirent des larmes de sel
Leur
éclat fut tel
Que les gardes qui veillent
Aux marches du
palais
Furent terrassés sans retour
Dans un éblouissement de
lune et de cristal
Insoutenable et sans objet apparent.
Ibid
****
La nuit
La
nuit
Le silence de la nuit
M’entoure
Comme de grands
courants sous-marins.
Je repose au fond de l’eau muette et
glauque.
J’entends mon cœur
Qui s’illumine et
s’éteint
Comme un phare.
Rythme sourd
Code secret
Je
ne déchiffre aucun mystère.
À chaque éclat de lumière
Je
ferme les yeux
Pour la continuité de la nuit
La perpétuité
du silence
Où je sombre.
Ibid (Poèmes), 1960
La poésie d’Anne Hébert exprime la recherche d’une harmonie profonde, l’aspiration à une beauté originelle enfouie, l’innocence de l’enfance. Une dimension sociale est également présente ; on la retrouve dans des poèmes comme « Terrain vague », « Au palais de l’enfant sauvage ».
À partir de 1953, parallèlement à l’élaboration de son œuvre, elle travaille comme scriptrice à l’Office national du film, puis à Montréal en tant que scénariste jusqu’à l’automne 1954
En 1965, sa mère étant décédée, elle s’installe à Paris. Elle y restera 32 ans. Une grande partie de son œuvre verra le jour durant cette période. En 1998, elle retourne à Montréal pour y finir ses jours. Elle s’y éteindra au début de l’année 2000, à l’hôpital Notre-Dame.
Anne Hébert laisse également quelques belles citations :
-
Je ne me demande pas où mènent les routes, c’est pour le trajet que je pars.
-
La brutalité est le recours de ceux qui n’ont plus de pouvoir intérieur.
-
Est-ce que cela ne vous semble pas bizarre de ne pouvoir être autre chose que soi jusqu’à son dernier souffle, et même au-delà, dit-on ?
En 1996, à l’université de Sherbrooke, au Québec a été créé le centre Anne Hébert, afin de promouvoir la recherche et l’étude de son œuvre.
Bibliographie
Œuvres poétiques :
-
1942 : Les songes en équilibre
-
1953 : Le tombeau des rois © éditions du Seuil 1960
-
1960 : Mystère de la parole (Poèmes)
-
1992 : Le jour n’a d’égal que la nuit
-
1997 : Poèmes pour la main gauche © Les éditions du Boréal
Également :
10 romans, pièces de théâtre, scénarios de films, nouvelles
Internet
Prix littéraires (Œuvres poétiques)
-
1943 : Prix Athanase-David pour Les songes en équilibre
-
1958 : Prix Ludger-Duvernay pour son œuvre poétique
-
1961 : Prix du Gouverneur Général pour Poèmes
-
1968 : Prix Molson pour sa poésie.
Contribution de Hélène Millien
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