le soleil qu'on ramasse au bord du chemin
un dimanche pour ne pas mourir trop tôt
et quand il fait trop sombre
on s'allonge sur le talus
la solitude comme une épée
l'accord existe
ce battement semblable aux tempes
accepte le fugitif
le centre est là même bordé d'absence
à la lueur des mots
nous veillons au fond des impasses
nous sommes cet absurde
désir de durer
In Même la nuit persiennes ouvertes © le dé bleu 1998, p.34
Ce poème réunit à lui seul, les principales qualités de l'écriture de Mireille Fargier-Caruso, simplicité et lucidité, dans la volonté de faire face.
Dans un souci de concision, qui fait leur force, les dernières lignes de certains des poèmes de ce recueil se détachent, comme ici :
privés d'amarre
nous sommes ces barques
qui attendent
ibid p.7
nous sommes ces rêves
qui défient
l'usure des corps
ibid p.10
nous sommes le temps
qui dénoue
jusqu'à l'or des alliances
ibid p.22
On saisit combien, s'il y a vie, et avec elle finalité, épreuve et mort, l'écriture poétique permet l'affrontement et la survie peut-être, « même la nuit toutes persiennes ouvertes. » Certes, le poète a fait des études de philosophie et demeure imprégnée de la pensée de ses auteurs préférés, mais elle écrit avec tous ses sens, ses tripes, son vécu et la conscience aiguë de la dureté du monde qui l'entoure, choses qui nous la rendent si authentique et bouleversante.
quand la douleur soudain
met le feu à l'espace
je me souviens de la froideur
du marbre à la terrasse des cafés
où l'on pillait les heures
en buvant lentement
un dernier goût d'anis
ce départ
nous habite
jusqu'à l'os
Ibid p.11
****
quand l'autre corps
occupe toute la dimension
le temps se resserre
dans la simplicité
de l'acte
que retenir
après
qui nous inonde
Ibid p.17
Que retenir donc ? Dans un sursaut, dès la page suivante, le poète a cette image sublime de l'eau :
(...)
je garde inaltérable
la forme que l'amphore
donne à la clarté de l'eau
(…)
Ibid p.18
Dans une inlassable tentative de reconstruction de soi, elle enchaîne sur le poème suivant :
ici nous habitons des maisons
si blanches si bleues
qu'on se sait périssables et vivants
entre ciel et mer
malgré la familiarité des gestes
l'inconciliable
pour toujours nous traverse
démunis
les rites rassemblent nos forces
face au deuil
visages lapidés
par la question
sans réponse
nous sommes l'enfant
protégeant au fond de ses poches
ce qu'il lui faut
pour éclairer la vie
Ibid p.19
Bienfaisante écriture, ces poèmes sont autant de cailloux de Poucet à enfouir dans nos poches.
Mireille Fargier-Caruso est née sur le versant sud de l'Ardèche, pays de soleil, d'eaux vives, de vignes, d'oliviers et de rocs, dont elle conserve la trace lumineuse.
De son enfance, dans le village de sa grand-mère, elle garde une impression de liberté, qui l'habite encore :
« Je le ressens de façon optimiste, je crois encore à ce à quoi j'ai cru. La pauvreté était évidente, mais chacun dans la dureté trouvait sa place, la solidarité entre les gens m'a profondément marquée. »
L'écrit offert comme une étreinte
dans le lent parcours du soleil
il ne nous parvient sans doute
qu'un bouquet effrité de signes
une absence si loin des fièvres
quelques mots qui tentent
d'échapper à l'éphémère
ibid p.39
Après des études de Philosophie, une maîtrise d'Esthétique, elle arrive à Paris et plonge dans un monde inhumain ; elle enseigne en Seine Saint Denis, et travaille dans les quartiers défavorisés. – « Si tu vois ça, dit-elle, tu ne peux pas passer à coté. » Elle deviendra bibliothécaire par la suite.
Son dernier recueil Un peu de jour aux lèvres, paru en 2010 aux éditions Paupières de terre, s'ouvre sur ses mots :
À cause peut-être
de la brutalité de l'absence
de l'effondrement des voix
on cherche entre les mots
ce qui allège
une clé pour l'inhabitable
Douze années séparent ces deux parutions, les convictions s'affirment, nous y viendrons plus tard.
Entre temps, depuis ses débuts en 1984, l'auteur a publié plus d'une quinzaine de recueils, participé à nombre de revues et anthologies. Elle est traduite en plusieurs langues.
Il reste que chacun des livres de Mireille Fargier-Caruso, et jusqu'aux dédicaces qu'elle y met, interpelle, sollicite, cherche, renvoie à la vie et invite à affronter le monde.
qu'avons-nous préservé
au fond du regard
qu'avons-nous compté
avec nos pas nos forces
qu'avons-nous fait
du petit tas des heures
innombrables
du cerf-volant de nos vies ?
trop près de ce qui meurt
trop près d'une joie qui apeure
In Même la nuit persiennes ouvertes p.41
****
face à la mer
nous sommes
au bout de l'attente
au bout de nous
on imagine alors
un sens un dieu
une autre mer
un autre amour
ou simplement
un peu plus de couleur
au monde
Ibid p.74
« Mettre de la couleur sur la paroi, c'est l'infinité de l'art, ça résume toute l'Histoire de l'art », disait le poète, lors d'une présentation de son œuvre par Brigitte Gyr, dans le cadre du Mercredi du Poète, le 27 novembre 2013, au François Coppée, boulevard du Montparnasse, à Paris ; la sachant née au pays de la grotte Chauvet, on ne saurait s'en étonner.
Voici quelques unes de ses réponses aux questions posées, ce jour-là.
Interrogée sur ses affinités poétiques, et son écriture, elle dit :
Aimer Marguerite Duras, parce qu'elle a du désir, c'est dense et simple, c'est ce que j'apprécie.
De même pour Guillevic, quand il parle du sentiment amoureux, « c'est partout le centre et j'y suis.»
Plus on lit les poètes, plus il y a à dire encore. Chacun a une parole forte. Ce sont les autres qui nous aident à penser et à aimer. J'écris à partir de mots décousus et ça vient...Je travaille beaucoup mes textes, de cet informel naît quelque chose, nourri par ces lectures, c'est fondamental. La poésie est une forme d'interrogation, une forme très dense de s'interroger, et en général ça parle aux autres. Peut-être laisse-t-on apparaître le désir…
À la question : comment, philosophe, militante, et admiratrice de Camus, concilies-tu révolte et acceptation ? , elle répond :
Je suis étonnée du fait qu'on ne se révolte pas davantage. La révolte est liée à la vie que nous avons depuis longtemps. On est tous « embarqués » disait Sartre, on ne va pas parler seulement des oiseaux ! Le fait d'écrire de la poésie me paraît déjà une forme de témoignage.
Dans Même la nuit persiennes ouvertes, le poète évoquait cette peur qui ne se ferme pas de vivre à vif, en 2004, elle publie Silence à vif
Paul Farellier écrit à propos de ce livre, dans le n° 19 de la Revue Les Hommes sans épaules : « une poésie foncièrement authentique, grave qui refuse tout effet de style. Malgré le sombre du thème, lecture en définitive réconfortante comme tout ce qui fait face. »
Qui parle
Dans nos corps ?
Qui creuse
Sans aucun bruit
Qui officie
Dans notre dos ?
Qui décide
De la beauté
De son effondrement ?
In Silence à vif, Mémoire du silence © Paupières de terre 2004 réédité en 2006, p.48
****
Tu ouvres les rideaux
Pour la lumière
Laves les dalles rouges
Avec ferveur
Tu défroisses tes rêves défaits
Tu fais place nette
Voici l'haleine de juillet
L'odeur de menthe et de caresse
Le plaisir à nouveau t'étonne
Tu prononces à voix basse
Un prénom pour toi seule
Tu es à vif
Ibid p.54
****
Tout s'efface
la baie aux fruits rouges
et les graines séchées en plein vent
tout s'efface
la musique les deuils
le désir les passages
il n'y a qu'à être dans le jour
enfant déjà
que regardais-tu
au-delà des épaules ?
In Silence à vif, De l'horizon, du voyage à Postistika p.73
Un peu de jour aux lèvres, paru en 2010, rompt avec ce que le poète a publié précédemment. Le format du livre s'étire en largeur, en hauteur, en volume ; quant à l'écriture, elle diffère totalement par sa forme, seul le fond demeure et quel fond !
Face au silence, des mots, un torrent de mots, des images à foison, des souvenirs pêle-mêle, un trop plein de sensations, de vérités crues et d'émotions, des senteurs, des odeurs, un flot de vie brandi face à la mort envahissent la page, les pages – 153 en tout – le premier poème allant jusqu'à trois pages !
En effet, le livre débute par le récit de la mise en terre d'un être cher. « Pour ne pas blesser la vie », la fille, la femme, la mère, dépeignent et consentent à l'enfouissement du corps aimé, avec des mots d'une force et d'une intensité inoubliable.
Ça creuse lentement on le rend à la nuit au silence
on n'a pu recueillir même un morceau de syllabe
ni l'air déplacé par ses gestes ni l'intonation de sa voix
seule les choses seront conservées quelques objets
qui n'entourent plus rien plus rien ne passe de lui à nous
tu as beau guetter un tressaillement sur son visage
une esquisse de mouvement au bout d'un doigt
la mort a pris la place
le visage frappé d'absence on l'enlève aux regards on l'ensevelit
pour ne pas blesser la vie dans une boîte de bois
une plus grande en pierre on l'ensevelit on l'ensevelit loin
de nos regards de vivants que la lumière n'éclabousse plus son corps
la pluie viendra avec les larmes les jours les nuits le froid
éteindre le dernier écho de ses paroles
on le laisse avec les cyprès pour toucher le ciel
on le laisse là dans cette terre noire pissenlits et limaces
peut-être – personne ne sait jamais – peut-être sa voix appelle
et on ne l'entend pas
on le dépose dans un lieu inabordable pour les hommes
ici ne repose pas n'espère pas n'attend rien s'absente définitivement
est parti où ?
départ sans arrivée personne pour l'attendre
on reste là sans nouvelle sans voix on l'a perdu
à présent
on ferme les yeux pour le voir l'image ne tient pas
on l'abandonne allongé dans la nuit du sol
dessous avec les herbes les arbres les insectes
lui ne veut plus ne
demande plus n'a plus de mot à dire nous a quittés a disparu
(…)
In Un peu de jour aux lèvres © Paupières de terre 2010, p.13
Le récit juste et sans pathos s'achève simplement, deux pages plus tard, par ces mots, qui éclairent le titre du livre :
juste quelques pages ici pour être encore un peu avec lui
garder avec précaution un peu de jour aux lèvres
Ibid p.15
Parce qu'il faut bien que « l'espoir veille », le poète convoque le passé, le présent, sa propre vie et celle de la nature, le souvenir des choses, son quotidien et celui des humains. Défilent, sous une plume ample, autant de négatifs photographiques, de tableaux vivants, de paysages intérieurs, de feuilles de température, écrits avec émotion et ferveur, dans un entêtement « à continuer saison après saison », « jusqu'à la joie brute d'exister. »
D'une phrase brève, écrite en italique sur la page de gauche, elle introduit, chaque fois, le long poème de la page de droite.
Puis, comme on relit (relie) sa vie aux pires instants, elle rassemble toutes ces phrases, à la page 151 et dans le feu de vivre, les voici qui s'enlacent, prennent corps, et s'imposent poème.
Page de gauche :
Un poème qui continue
un mouvement
le feu de vivre
À cause peut-être de la brutalité...
Page de droite :
À cause peut-être de la brutalité de l'absence ça creuse
lentement presque rien une aile noire sur la neige du chemin
ça mène au village ici on attend l'arôme du silence une grenade
aux lèvres mélancolie du jour il a suffi du parfum de lavande fragments de
vie glisse et s'éloigne de la terre un air de tango il embrasse le jour
sur les lèvres au-delà des falaises des chevaux blessés des nuages
ce qu'il faut de douceur nudité du silence au sol des cendres coquillages
ébréchés lentement la surface se creuse et vient le temps des routes
coupées cueillir des boutons d'or des rires des caresses d'eau le mot
septembre parfois nos gestes saignent le bruit du monde tout ce bruit dites
encore ce qui vous hante tu habites une île quelquefois chaque fois qu'
on déménage tu ouvres le livre et viennent les images vivent dans l'oubli
n'ont pas peu à peu on consent un cri un long cri un long cri continu
écrasé dans la tête le bruit depuis toujours tu as su la noirceur du soleil
tu marches tu marches doucement tu donnes la main au monde quand
soudain trop souvent meurtris nous guettons tu voudrais tant juste un début
et puis un jour on retrouverait cette vie là jetée même s'il pleut
sur nos rêves quel feu cherches-tu ? tandis que défigurés nous disparaissons
de loin avant ça tu ne savais pas tu as monté les marches
une à une reste le feu de vivre
In Un peu de jour aux lèvres © Paupières de terre 2010, p.150 et 151
La boucle résolument bouclée, elle clôt ce livre douloureux et unique en son genre et rédige le post-scriptum, qui la ramène résolument à sa table d'écriture et au monde :
Les cyprès au bout du chemin
tout à la fois gardent nos morts et font barrage
quand tu reviens dans la maison tu enlèves le tablier
sur le dos de la chaise libères un petit coin de la table encombrée
– journaux sécateurs quelques verres – objets laissés en vrac
comme ces émotions qui s'entrechoquent à l'intérieur
tu t'assieds pour écrire
tu prends place pour serrer les mots au plus près
dans le silence de ce lieu vacant tu te dis que vraiment
écrire c'est s'accompagner
Ibid p.153
Bibliographie consultée
-
Même la nuit persiennes ouvertes © le dé bleu 1998
-
Silence à vif © Paupières de terre 2004/2006
-
Un peu de jour aux lèvres © Paupières de terre 2010
Sur internet
Contribution de Roselyne Fritel