La fente secrète
La porte
si près
ni ouverte ni fermée
plutôt un souffle
une syncope
près du cœur
un mot d'amour très intime
dont on devine qu'il sera suivi
par une perte de soi
explosive
puits sans fond
dans ma chair virtuelle
éclairé d'une irisation
obscure
la fente est là mais ne se voit pas
comment vais-je m'y glisser
brin d'herbe je m'abandonne à toi
in Plongeon intime © Éditions du Cygne 2014, p.5
Ainsi s'ouvre le dernier recueil de Dana Shishmanian, Plongeon intime. On pense d'abord à une confidence de femme, une histoire intime, grave et douloureuse, jetée à vif sur le papier pour y voir clair et tenter de survivre.
Combustion jubilatoire
Si nous mourons dans les bras l'un de l'autre
rappelons-nous la souffrance
qui nous a unis
goûtons-la avec une rage
inextinguible
le temps d'un instant
sans durée
rassasions-nous
de sa fragrance indomptable
de sa frugalité
charnue
repaissons-nous
de sa chair
profonde
plongeons-y pour toujours
comme dans un enfer
heureux
que rien jamais ne peut remplacer
qu'aucun paradis ne rachète
notre salut sera éternel
dans l'anéantissement de moi par toi
de toi par moi
lueur d'un univers non né
rêvé par aucun dieu
dont nous seulement
savons la présence
qui nous consomme
ibid p.7
À l'audace du ton, on mesure le péril. En femme qui n'a plus rien à perdre, et que plus rien ne retient Dana Shishmanian se livre. On se laisserait presque, avec elle, avaler par l'invisible fente.
Laisse-les-s'échapper
Quand tu poses tes questions
ne les pose à personne
même pas à toi-même
pose-les à l'intérieur de toi
mais en te tournant le dos
comme si tu te penchais
sur la fente invisible d'un arbre
enfoncé dans la terre
laisse-les s'échapper de ta pensée
telles des desquamations d'anges
et se dissoudre dans la fente
poursuis-les de ton regard mental
vers l'autre coté
rivage inconnu ou même pas
peut-être pur néant ou peut-être
ce qu'on appellerait Dieu
(extrait) ibid p.9
Plus loin, les réponses elles-mêmes deviennent inaudibles et les mots « tels des pierres sans forme dans une eau noire ». Autant de mots qu'il vaut mieux laisser choir, en s'efforçant de rester immobile, « au centre du non être, sur les pleurs d'un violoncelle. »
Dans ce lieu du rien, tout le corps trépasse : « être dans l'épaisseur du trait, le temps d'une exécution suspendue. »
La mise à l'épreuve se prolonge en hallucination : « un n'importe quoi peut surgir, un n'importe qui...à force de battre l'air. »
Soudain, à mi-recueil, le « je » ressurgit, et bien que l'auteur « décolle » de son corps, elle dépeint, une à une, les étapes de cette vision psychédélique. Sera-t-elle salvatrice ? Peut-être, bien que l'écriture apparaisse quelque peu déjantée, à la manière de celle des patients d'un hôpital psychiatrique.
Décollage
Je décolle de mon corps
comme d'une carte laissée au sol
la carte d'un pays
qui rétrécit
je le vois qui s'enfonce sous les nuages
disparu
je flotte dans l'aveuglante lumière
au-dessus d'un océan de neige
le bonheur est blanc
le parfait équilibre
entre le noir et toutes les couleurs
c'est une indiscernable identité
des opposés
Ibid p.24
Suit Plongeon intime, qui vaut au recueil son titre.
Plongeon intime
Ma tête plonge dans mon ventre
des poissons érotiques glissent
entre mes neurones( quels doigts
malhabiles)
une étoile de mer
telle une ventouse
amoureuse
s'est collée à mes lèvres
une anguille
s'enroule comme un bandeau
autour de mes yeux
une sépia géante
a englué mes jambes
de son vomissement visqueux
le transformant en queue de sirène
mes bras rentrés dedans
battent l'eau de mes veines
tels des nageoires
noyée en moi-même
on dirait
je me masturbe
Ibid p.25
En proie à un cauchemar d'abysses, livrée corps et âme à des animaux sortis d'un bestiaire fantastique, le poète, se libère de toute censure. Force des images, sensualité de l'expression. Douleur et désespoir de celle qui écrit. Le tout magnifiquement transcrit.
Au bout des orteils
Vous ne savez pas
ce que me coûte de vous sourire
la quantité de désespoir
que je mâche entre mes dents
la tristesse de mort
que mes yeux distillent entre leurs cils
la profondeur du puits
dont j'extrais l'eau
qui goutte sur cette page
comme une flaque de lune
dans la nuit au désert
ma tête fatiguée s'écroule
à l'intérieur de mon ventre
ma mémoire s'abandonne
mes doigts palpent mes reins
comme des gants retournés
le bout de ma langue
lèche mes orteils
par le dedans
ibid p.26
Poignante confidence à laquelle se superposent la douceur d'un visage et son lumineux sourire. Prouesse d'écriture.
Striptease sur un échafaud
Je dépose mes sens comme un manteau blanc
qui m'enveloppait sans que je le sache
je reste nue dans le noir
dans la nudité de la chair de l'âme
(extrait) ibid p.27
« N'ayez pas peur, plongez ! D'étranges beautés brillent dans les eaux noires » promettait la quatrième de couverture. Dana Shishmanian ose et nous entraîne avec elle dans cet « envers de soi ». Aussi fracassante que soit cette plongée, elle en ramène des images stupéfiantes taillées à la serpe dans sa propre chair.
Plongeon intime est un livre a dévorer, au risque de n'en pas sortir indemne. Toutefois, « la certitude de l'instant te remplit...tu vis hors du temps...en puissance. »
Jonas libéré de son enfermement, fragile rescapée d'une mise à nu, encore tentée par son reflet dans le puits, « une inconnaissance heureuse l'enivre. »
Lui vient alors aux lèvres la saveur inouïe d'un « poème sans voix au goût de bruine »
Le goût de bruine
Des papilles cachées sur ma langue
cherchent le goût de mon futur poème
dans le souvenir de mes baisers
de mes pommes de terre de mes abricots de mes mots
de mes tombées-à-terre sable-à-la-bouche
amas-de-feuilles-d'automne-du-coma
ma bouche se remplit petit à petit
des arômes des poèmes disparus
des promesses des poèmes à venir
du néant savoureux
des poèmes qui ne viendront jamais
et alors
du désespoir des mères aux enfants morts
tombe goutte à goutte dans ma gorge
le poème sans voix
au goût de bruine
ibid p.37
Bibliographie
- Plongeon Intime © éditions du Cygne 2014
Internet
Contribution de Roselyne Fritel
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