L'écriture
Vous ne pouvez pas écrire avec la griffe du chat
ni avec ses oreilles dressées ni avec le bruit du train
ou le roulement des poubelles tôt encore le matin :
c'est dommage
ni avec votre cœur ni avec votre nez – directement
et le chat rentre ses griffes, baisse la tête, plus de
bruit
de train ni de poubelles : un moineau aussi insaisis-
sable
que votre cœur chante un peu et le chat doit aimer
le crissement de la plume : il ronronne. Mystère
à tenir comme un corps, comme lui dérobé.
2 III 83
In Entrevoir, Le front contre la vitre, © Poésie/Gallimard 2014, p.175
Né en 1937 à Nîmes, rentré très tôt dans l'édition, il fait toute sa carrière chez Laffont, vivant et travaillant à Paris et revenant régulièrement dans sa petite maison du Midi. Paul de Roux, selon Guy Goffette, demeure dans la poésie française contemporaine, un poète d'exception, d'autant plus solitaire et marginal que son indifférence aux modes, aux théories ambiantes comme aux mondanités l'a conduit à faire ce qu'il fallait pour se faire oublier.
Au jour le jour, (1974-1979) est le premier tome de ses Carnets, il paraît en octobre 1986, suivi de quatre autres, dont le dernier vient de sortir, grâce aux bons soins de Gilles Ortieb, en janvier.2014.
Il s'agit donc de plus de 900 pages de notes, quasi journalières, réparties en cinq volumes sur une période de presque trente ans, que vient interrompre une maladie neurologique incurable.
Instantanés de vie, lectures, visites de musées, voyages, promenade ou simple visions de sa fenêtre deviennent autant de sujets à réflexion. Ils sont sa manière très personnelle de regarder et d'être au monde.
Ponctuées de poèmes, ces notes deviennent le support de sa création et offrent, selon l'expression de Gilles Ortlieb, une vue plongeante sur l'établi du poète. Beaucoup d'autres poètes procèdent de cette façon, dont Pierre Dhainaut, présenté sur la Pierre et le sel, ou Philippe Jaccottet mais ici les notes sont plus copieuses que les sept minces recueils poétiques et elles nous disent énormément de leur auteur.
Il fonde en 1969, avec des amis tels que Pierre Leyris, Bernard Noël, Georges Perros, La Traverse, une revue de création littéraire, qu'il interrompt en 1974.
Paul de Roux a écrit également sur la peinture dont il était un féru connaisseur. Ses notes, jusque dans le dernier carnet, évoquent ses visites au Louvre.
On écrit toujours accoté à la mort. On ne le sait
pas. On a l'impression que l'on ne pourrait pas
écrire accoté à la mort, mais on n'a jamais écrit
qu'accoté à la mort. Sans le savoir. Mais le sachant
peut-être obscurément ?
5/4/1990
Parfois on souhaiterait que le nu ne quitte pas
cette ombre. Presque noir lui-même. À peine moins
noir que le noir qui le cerne, l'envahit, et, malgré
tout, il est encore opalescent. Un nu presque noir et
laiteux dans le noir.
Ici se dissipe quelque chose qui est peut-être la
malédiction du désir.
Nu présent, charnel dans cette nuit charnelle.
Nu exsudé de la nuit – si peu distinct encore. Il a
part à cette nuit qui cependant le retire au désir.
(Sur un dessin d'Alexandre Hollan.)
25/8/1990
In Au jour le jour 4, Carnets 1989-2000, © Le temps qu'il fait 2005
Les Carnets, à l'exception du dernier, paraissent, au Temps qu'il fait. Les poèmes sont édités, dès 1980, par Gallimard, l'Atelier la Feugraie et d'autres maisons d'édition.
Regarde et ne te lasse pas devient la règle de vie du poète. Il exprime avec des mots simples, à partir d'un changement de lumière ou de souffle, des choses profondes, qui dépassent de loin la simple description. Chacun des poèmes a sa propre musique et prend le ton qui convient, – un peu précieux et suranné dans l'édition, illustrée par Gabrielle de Roux, ci-dessous – humoristique ou philosophique ailleurs.
Un jour la nue se dégage, de tout l'horizon
semble affluer une neuve tiédeur, et cependant
la clarté est maîtresse de tout l'espace :
vitre levée apparaît une ville
dorée, verte, bleutée, et le pigeon haut perché
est le veilleur du jour, ou une signature
qui ratifie le cours invisible des étoiles.
– printemps au corps de plumes neuves,
de fumée droite vers le bleu.
In Poèmes de saison © Le temps qu'il fait 1989, avec les dessins de Gabrielle de Roux
Giboulée
Chaque jour la pluie traverse la ville,
avec des souffles tièdes, on croit se souvenir
de la mer et d'un printemps éternel
parce qu'il n'a jamais une ride
quand il traverse le feuillage nouveau
et que des odeurs de campagne s'élèvent ici et là
entre les grands immeubles. À un moment
le ciel tout entier est bleu où deux hommes
se détachent entre les cheminées, traînant une plaque
de métal qui émet des signaux lumineux
tandis qu'un crissement aigu accompagne le flot
maintenant déferlant de la lumière
In Paysage en cours © Atelier La Feugraie 2000, p.37
Retenue
Peut-être y a-t-il des choses que tu ne voudrais pas dire
pour ne pas les épuiser, pour les trouver encore
une fois dans cette lumière et dans cette fraîcheur,
t'exclamant : « Comment pourrais-je avec des mots
rivaliser avec ses arbres, ces tuiles, ces pierres,
les gestes de cette main ? » – tu préfères
rester sur ta faim, tu préfères garder l'amour
intact et toujours un peu souffrant .
Ibid p.45
Beaucoup de recueils sont devenus introuvables. Par chance, les éditions Gallimard viennent de rééditer une partie de son œuvre poétique, Entrevoir, suivi de Le front contre la vitre et de La halte obscure. L'ensemble, placé sous le signe de la lumière ou de son absence, est accompagné d'une très belle préface de Guy Goffette, dont voici un extrait :
le rôle du poète, pour Paul de Roux, n'est pas de changer le monde, mais de se changer soi-même en le regardant dans les yeux, jour après jour, avec la volonté d'entrevoir dans la multitude des choses et des êtres qui nous entourent, si démunis soient-ils en apparence, ce que la vie veut nous dire, ce qu'elle cherche à nous apprendre de cette énigme que nous sommes nous-mêmes, et du mystère de l'autre, et du sens de la vie, de la mort et du salut, cette promesse à laquelle le poète croit plus ou moins.
Nuée
Ferme ton poing et vois
comme l'air voyage dans les arbres
c'est un mystère :
cette main que tu serres, ces souffles épars
font un chemin
In Entrevoir © Poésie/Gallimard 2014, p.21
Potiron sec décoré par un peintre naïf
Le petit cheval blanc galope
sans selle, sans cavalier.
Vers ce soleil qui est aussi une fleur ?
Ou bien fuit-il cette autre fleur géante
qui est peut-être un pire soleil
ou une plante carnivore
ou une plante trop belle pour ses yeux de cheval ?
Le petit cheval fuit éternellement
et moi je le regarde
et déjà je bouge.
– Mais qu'est-ce que je fuis ?
Ibid p.24
Paul de Roux a 43 ans, quand paraît Entrevoir, son premier recueil, déjà sa voix nous réconforte, nous conforte et nous convie à prendre de la hauteur, face aux voies obscures de l'avenir.
Le silence
Il vient devant la neige.
Il précède le jour.
De lui on ne dit rien
car on ne garde rien.
Il écoute peut-être
un peuple de voix tues
Ibid Entrevoir, p.76
La voix
Voix toute amenuisée
qui ne se résigne pas au silence
elle n'ébrèche pas les zones
où pèsent les Puissances
elle ne distrait pas même
du froid, du mal de tête
si elle grince c'est pour elle :
dehors on ne l'entend pas
sans cesse elle parle
d'un monde à l'envers
qu'elle ne peut dire
qu'on ne voit pas.
Ibid p.77
Jonas
Ciel pur, nettoyé par le grand vent
les visages sortent des murs
les murs sortent de l'ombre
Jonas sort de la baleine
affronte son destin miséricordieux
lui qui ne comprend pas.
Ibid p.133
Le front contre la vitre, paraît en 1987 et La halte obscure en 1993.
Pierre-Albert
(3)
Tiens la porte entrouverte, dit-il
aussi longtemps que tu le peux, que le chat
puisse entrer et sortir, une feuille voler
jusque sur la table, et que tes yeux
restent fidèles à la terre, même si la terre
chaque jour te semble crucifiée.
29 X 84
Ibid Le front contre la vitre, p.224
Ce poème était un hommage posthume au poète et ami, Pierre-Albert Jourdan, décédé en 1981, qu'il publia dans la revue, La Traverse.
Ce qu'il y a de frappant dans les titres choisis par Paul de Roux pour ses recueils, parus chez Gallimard entre 1980 et 2005, c'est qu'ils évoquent tous le regard, que ce soit à travers un rideau ou la vitre, y compris celle étroite de l'arrière cour pour Entrevoir, Le front contre la vitre, À la dérobée ou alors la difficulté de voir dans Poèmes de l'aube, Le soleil dans l’œil, La halte obscure, ou encore la précipitation, à moins qu'il ne s'agisse de regarder à deux fois, comme pour Allers et retours.
Il est vrai que le regard tient une place essentielle dans son écriture. Il est toujours en quête d'un détail révélateur et d'un au delà des choses et les êtres ; décrivant une table, il décrit la forêt, dit de lui Gilles Ortlieb, dans l'entretien accordé à Alain Veinstein pour France-Culture, à l'occasion de la sortie du dernier tome des Carnets 5, entretien que je vous recommande vivement d'écouter.
Abordons-les maintenant, avec ces quelques extraits :
Il faut dire pour endurer sans s'amoindrir : alors ce ne sont pas
des issues qui se découvrent, mais des permis de séjour.
17/5/2001
Déjà, sa solitude est immense, il évoque les disparus, puis se reprend et rebondit.
Henri Thomas, Pierre Leyris, André Dhôtel, Louis-
Paul Guignes, René Char, Pierre-Albert Jourdan : des
vides qui béent cruellement dans ma vie.
30/6/2001
La seule chose qui compte, c'est la façon dont on vit.
J'ai le pressentiment que « s'éveiller » vivant doit balayer
le problème de la mort
28/8/2001
Cependant, alternent toujours entre les notes des poèmes, qui tentent de rester positifs
Les sentiers se sont fermés
avec bois et prairies, la terre
m'est retirée de sous les pieds et les nuages
sont mes paysages fugitifs :
– ce qui est hors de portée
nous ne l'abîmons pas :
Soleil et nuages nous accompagnent encore.
9/12/2001
Je brouille le monde en moi. Le chaos intérieur donne
un reflet chaotique du monde. Je ne vois rien, je n'entends
rien, je ne sens rien. La perte est immense. Et comme
elle était modeste, la provende que je faisais à travers
champs ! Quelques piécettes de l'incalculable fortune
proposée. Aujourd'hui cependant, seule leur réminiscence
conserve un certain éclat dans la besace du passé. La
lumière, le vent, ce qui ne se stocke pas, ne s'emporte
pas dans la poche, cela seul peut-être s'accorde à quelque
chose de très intime, en un point où cœur, sens, esprit
coïncident, se confondent.
27/3/2002
Quelle leçon de vie ! Nous retrouvons dans l'épreuve, intact, l'homme qu'il fut, cœur, sens, et esprit unifiés. Tandis que son univers rétrécit à vue d’œil, il conserve la petite note d'humour, qui permet de survivre au désastre.
On vit sous cloche. Mais de temps à autre un aérolithe
effleure la cloche et elle résonne : il y a un au-delà
de la cloche.
9/5/2002
Ce n'est pas le très grand ciel
découvert des sommets, c'est la route
difficultueuse et abrupte qui ouvre
le cœur du voyageur : d'en bas,
de l'étroite fenêtre du faubourg
le même ciel s'offre, c'est en toi
qu'il faut que tu montes et te déchires
aux ronces du chemin pour découvrir enfin
le soleil, la lune et les étoiles.
15/5/2002
in Au jour le jour 5, Carnets 2000-2005 © Le bruit du Temps 2014
Ainsi s'achève, avec ce dernier Carnet, cette œuvre secrète et rare, selon les mots de Gilles Orlieb, qui le mit au clair. Paul de Roux, a maintenant gagné les zones d'ombre, qui ne lui permettent plus d'écrire. Demeure son regard de profonde compassion envers les êtres et les choses, soutien précieux, au quotidien comme dans l'épreuve, pour tous ceux et celles que la poésie fait vivre.
Bibliographie partielle
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Entrevoir, © Poésie/Gallimard 2014
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Poèmes des saisons, © Le Temps qu'il fait 1989
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Paysage en cours, © Atelier La Feugraie 2000
Carnets
-
Au jour le jour (1974-1979), © Le Temps qu'il fait 1986
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Au jour le jour (1984-1985), © Le Temps qu'il fait 1989
-
Au jour le jour 3 (1985-1986), © Le Temps qu'il fait 2002
-
Au jour le jour 4 (1989-2000), © Le Temps qu'il fait 2005
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Au jour le jour 5(2000-2005), © Le Bruit du temps 2014
Internet
-
Sur poezibao avec des textes
-
Sur Recours au poème avec des textes
-
interview de Gilles Ortlieb dans l'émission d'Alain Veinstein à propos de l'édition des Carnetsn°5
-
à propos du Au jour le jour, Carnets n°5 sur le blog de l'École des Lettres
Contribution de Roselyne Fritel
Paul de Roux s'est éteint le 29 aout 2016, après plusieurs années de silence...
Rédigé par : Marcia | 07 septembre 2016 à 21:42